L’an dernier, lorsque ma chatte noire et blanche est morte, il m’a été facile de la remplacer. Ne voulant pas laisser s’installer le vide provoqué par sa disparition soudaine, je l’ai rapidement comblé en adoptant une nouvelle compagne féline. Toute blanche, celle-ci.

 

Lorsque mon petit ami est parti, il y a trois ans, j’ai ressenti cet état de fait comme un soulagement. Tu en sais quelque chose ! Il avait littéralement pourri le dîner que tu avais organisé chez toi pour ton anniversaire, buvant comme un trou, prenant tout le monde de haut, parlant à tort et à travers sans écouter les autres…

 

Je n’ai pas remplacé mon petit ami, ça tu le sais aussi. J’ai bien essayé, un peu, comme ça, jetant mon dévolu sur quelques mecs qui m’attiraient mais qui n’ont eu que faire de mon désir d’amour. Comme toi, le fait de vivre seule n’a jamais été un problème. Cela comporte même un certain nombre d’avantages, dont je n’ai pas besoin de te faire la liste. Comme moi, tu pouvais te passer d’un homme.

 

Perdre une amie, en revanche, quel désastre ! Mon premier réflexe a été de contacter celles qui m’étaient soi-disant les plus proches, aucune d’entre elles ne manifestant cependant un besoin impérieux de me voir. Tu m’imagines, quémandant une plage libre sur leur agenda pour une balade, un ciné, un concert, un déjeuner ou un dîner… Juste un café, alors ? C’est ce que j’ai fait, pourtant ! Sans grand résultat.

 

Contrainte et forcée à la solitude, j’ai nourri mon chagrin au fil de ces jours printaniers au ciel trop bleu, au soleil aveuglant, à la chaleur inquiétante. Je me suis reconnectée jusqu’à m’y perdre sur ce site de rencontres gratuit dont tu m’avais parlé. J’avais fini par m’inscrire, à la fin de l’été. Tu as été la première et l’une des seules au courant de mes expériences, peu concluantes, voire décevantes, en vérité. Elles ne furent pas plus fructueuses au cours de ces quelques soirs d’errance, je te rassure ! Des centaines de profils dénués d’intérêt, pour la plupart. Quelques mecs, tout de même, avec lesquels parler musique…

 

La zique… Avec qui d’autre que toi pouvais-je si bien en parler ? Nous avions vu ensemble l’expo Bowie à la Philharmonie de Paris, plus tard nous avions pleuré sa mort… Tu écoutais « Black Star » en boucle, j’ai numérisé ton CD à l’occasion d’un échange de nos dernières trouvailles. J’ai découvert grâce à toi le groupe Feu! Chatterton, tu aimais beaucoup le côté allumé du chanteur, la qualité de ses textes. Tu n’as pas accroché à « Scarifications » d’Abd Al Malik, mais Florent Marchet t’a enthousiasmée, alors je t’ai refilé tous les albums. « Bambi Galaxy » était de loin ton préféré.

 

Nous nous étions fréquentées dans les années quatre-vingt-dix, sans devenir véritablement des amies. Œuvrant toutes les deux dans le domaine musical et associatif, nous partagions, à l’occasion, des concerts, des repas, des fêtes… Tu connaissais mon frère et sa petite amie, laquelle est devenue sa femme ! Ta sœur cadette t’accompagnait souvent, je l’aimais bien aussi. Vous étiez de si bonne humeur ! Toujours un mot pour rire, une connerie à dire !

 

Nous ne nous sommes plus vues pendant de nombreuses années, jusqu’à ce festival en plein air, en mai 2005, à la Ferté-sous-Jouarre. Il y avait avec toi ce grand dadais barbu, à la chevelure rasta, avec lequel tu faisais de la musique. Tu pratiquais le talk over, m’avais-tu dit, une façon de dire tes textes à la limite du chanté, ni slam ni rap, à la façon de Gainsbarre.

 

Nous avons échangé nos numéros de téléphone, nous allions nous en faire, des putains de concerts ! Jad Wio à la Cigale, le retour triomphant d’Hubert-Félix Thiéfaine à la Cartonnerie de Reims, Daniel Darc au Palace, le même au Trianon, Catherine Ringer à File 7, Rachid Taha, Orange Blossom, Dominique A… Charles de Goal sur la barge flottante de Petit Bain, à fond les ballons ! C’était un dimanche soir, en décembre 2015. La salle était blindée ! Ce fut l’un des derniers où nous sommes allées ensemble.

 

Il y a eu ceux où tu étais sur scène, micro en main, tranquille, posée, inspirée, au meilleur de ta forme. J’aimais beaucoup tes textes, ta façon de les dire, avec lenteur, pudeur et retenue. Le grand dadais apportait sa touche musicale de manière discrète mais complémentaire, jouant finement sur les styles, les rythmes, les sons, les instruments, les effets sur ta voix… J’ai pu écrire la chronique de deux de vos albums dans le magazine pour lequel je faisais des piges. Quel honneur pour moi !

 

Tu as vu moins, puis plus du tout, le grand dadais. Vous avez cessé de faire de la musique ensemble, mais tu as continué à écrire des textes, que tu m’envoyais par mail. Je te donnais mon avis. Parfois, tu me les lisais, au téléphone. Parfois, tu me les récitais, lorsque nous nous voyions. Nous nous voyions souvent, nous étions devenues amies ! Tu me parlais de ta maladie, de tes séjours fréquents à l’hôpital, de tes traitements, de ton état de santé en dents de scie.

 

Je profitais avec toi des moments où tu allais bien, où l’on pouvait bouger, sortir, s’amuser, marcher, nager, même ! Tu adorais nager. Sinon, eh bien je te rendais visite à l’hôpital. Ces derniers temps, nous allions moins souvent en concert, mais nous fréquentions le centre d’art contemporain de Château-Thierry, nous faisions des expos : l’Orient Express à l’Institut du Monde Arabe, la Libération de Paris au musée de l’Hôtel de Ville, Jean-Paul Gaultier au Grand Palais, la rétrospective Modigliani à Lille, les installations de Michel Houellebecq au Palais de Tokyo, Paul Klee à Beaubourg… Tu étais passionnée par ce peintre, souffrant, comme toi, de la sclérodermie.

 

Il y a eu ce bel après-midi d’octobre où nous nous sommes retrouvées à Paris, pour voir mon amie de longue date qui était devenue aussi ton amie. Nous avons flâné et devisé le long des quais de la rive gauche, depuis l’Assemblée Nationale jusqu’à Châtelet. Un sacré bout de chemin ! Sur la proposition de notre amie, une inconditionnelle, nous avons fait une pause gourmande et méritée au Paradis du Fruit.

 

Le soir, nous dînions chez elle, en compagnie de ses deux fils et de son mari. Il avait préparé un savoureux repas vietnamien, avec cuisson sur ardoise des viandes parfumées, des champignons frais, des oignons, des légumes… J’avais apporté du champagne et toi une bonne bouteille de vin. D’autres furent ouvertes pour entretenir notre état d’ivresse ! Plus tard dans la soirée, son mari officiant comme DJ, notre amie s’était mise à danser au milieu du salon. Leurs deux fils s’étaient éclipsés depuis longtemps pour reprendre leurs parties de jeux en ligne. Toutes les deux, nous parlions zique, matant quelques clips sur la tablette qui traînait là.

 

Pour Noël, tu es partie à Antibes, en train, avec tes deux sœurs. Vous avez bien déliré là-bas, m’as-tu dit à ton retour ! Vous avez fait des balades le long de la mer, vous avez visité le musée Picasso… Vous étiez bien plus proches, ces derniers temps. Vous preniez le temps de vous voir, de faire des choses ensemble.

 

Le 23 janvier, c’était ton anniversaire : cinquante-trois ans, le même âge que moi ! Te le souhaitant par SMS et demandant de tes nouvelles, je n’en avais pas eu depuis le nouvel an, tu m’as appris que tu étais hospitalisée depuis une dizaine de jours. Tu souffrais terriblement du dos et des intestins, on t’avait mise sous morphine, on te faisait des examens.

 

Le 28, je suis venue avec des fleurs et ma bonne humeur, t’offrant le recueil de mon atelier d’écriture où figurent deux de mes textes. Tu m’as remerciée chaleureusement, tu m’as promis de les lire vite, tu aimais bien la manière dont j’écrivais. Tu m’as parlé de Florent Marchet, de son album « Frère Animal » sur fond de campagne présidentielle, des concerts que tu regardais sur ton smartphone, des émissions à la télé, principalement Arte. Tu as craqué, tu as pleuré, je t’ai réconfortée, je t’ai fait rire… Ma visite t’a fait chaud au cœur.

 

En février, j’ai pris des vacances, en Savoie puis en Suisse, jusqu’à Berne et le centre Paul Klee. J’ai bien pensé à toi, là-bas ! Quand je suis revenue te voir à l’hôpital, tu étais très affaiblie. Tes deux frères étaient là, tes deux sœurs aussi, ta nièce est passée en fin d’après-midi.

 

Avec ta sœur cadette, je t’ai accompagnée en bas, pour que tu puisses fumer ta clope, prendre un peu l’air. Tu étouffais dans ta chambre, tu aurais préféré être chez toi. Nous sommes restées toutes les trois un long moment à discuter à la cafétéria. Tu t’exprimais difficilement, calée dans ce fauteuil roulant, sans forces, ni dans les bras ni dans les jambes.

 

Le soir, une fois chez moi, j’ai téléphoné au grand dadais. Tu ne le voyais plus, mais vous n’étiez pas fâchés pour autant, m’avais-tu dit. J’avais toujours son numéro, sur mon portable. Je l’ai mis au courant de la situation, de ton état de santé, de ce cancer qui s’installait dans tes os et tes organes. Le lendemain, il est passé te voir. L’un de tes SMS disait que sa visite t’avait fait du bien.

 

La semaine suivante, c’est en salle de réanimation que je t’ai retrouvée, branchée de partout, un masque à oxygène sur le nez et la bouche… En te quittant je t’ai dit à bientôt, remets-toi vite ! On s’est souri, on s’est pris la main… Ensuite, c’est par tes sœurs que j’ai eu des nouvelles. Tu n’étais plus en capacité de me parler au téléphone ni de m’écrire un SMS.

 

J’allais monter dans ma voiture pour aller travailler quand j’ai reçu le message, le 16 mars au matin, il y a juste un mois aujourd’hui. Sonnée, abattue, hébétée, j’ai pleuré la journée entière. Sensation de flou, d’être là sans y être, mon corps lourd de tristesse tournant au ralenti, la douleur lancinante de t’avoir perdue à jamais. Chez moi j’ai ressorti tes disques, lu un par un tes textes. Je les archivais tous, sur mon ordinateur, au fur et à mesure que tu me les envoyais. J’ai prévenu notre amie de Paris, mon frère et ma belle-sœur, le grand dadais.

 

L’hommage qui te fut rendu au cimetière, le lendemain de ton enterrement en famille selon les traditions kabyles, était à ton image. Une sono portative diffusait ta musique, ta voix résonnait, fière et digne, au milieu des tombes. On a été plusieurs à lire tes textes, avec un micro. J’avais choisi « Traditionnel inconditionnel » et « Yemma », ce bel hommage à ta mère. On a mis tes CD de Daniel Darc, Serge Gainsbourg, David Bowie… Il y avait du monde pour toi, tu sais. Le grand dadais, très éprouvé, ne s’est pas senti en état de venir. Il a pris ça de plein fouet, lui, sans y être préparé… Il a dû regretter amèrement d’avoir négligé votre amitié.

 

La suite s’est passée chez toi, en plus petit comité, sous forme de buffet. Tes sœurs et ton beau-frère avaient tout organisé. Comme tu aimais le champagne, on a bu du champagne, tout en parlant de toi. Tu imagines le coup de blues que ça m’a foutu de retourner dans ton appartement, de voir me sauter à la gueule tous ces souvenirs des moments qu’on y a passés, d’être assaillie par les pensées de ce que nous ne ferons plus jamais ensemble… Putain, fait chier !

 

Je ne te remplacerai pas comme on remplace un animal de compagnie ou un petit ami, ça non, c’est tout bonnement impossible. Je vais devoir vivre avec le grand vide que tu as laissé, tout comme avec l’espace que tu vas continuer à occuper dans mon esprit. Mon deuil n’est pas fini, il commence à peine, je te pleure, mon amie, ma meilleure amie. Ta vie s’en est allée, tu restes dans mon cœur, je reviendrai te voir, je viendrai te parler, j’apporterai des fleurs, tout comme aujourd’hui.