En juillet de l’année dernière, je décidai de ranger ses vêtements, ses vestes et ses chemises surtout, de façon à ne plus les avoir à ma vue continuellement. Elles étaient suspendues sur des cintres, accrochées au grand portant qui servait aussi pour mes propres affaires. Protégées par des housses, elles restaient en bonne place dans mon appartement. Elles me rappelaient qu’il avait vécu là, chez moi ; elles me renvoyaient aussi au fait qu’il n’y vivait plus depuis mi-mars, qu’il ne reviendrait jamais, que je ne le souhaitais pas de toute façon.

 

Retour deux années en arrière : il s’installait avec moi, dans un premier temps dans mon studio. Après, tous les espoirs étaient permis, la priorité étant pour lui de trouver rapidement un emploi dans la région. Le reste suivrait, assurément. Je me voyais déjà louant une petite maison avec suffisamment d’espace pour nous deux. Nous aurions notre chambre, un salon-cuisine américaine, chacun notre bureau, une grande bibliothèque, nos collections de CD et de DVD rassemblées, un jardin, aussi. Je m’voyais déjà… Ça a vite pris une autre tournure, beaucoup moins « Peace and Love ».

 

Quatre mois après son départ précipité et définitif, aucune solution n’avait été encore envisagée concernant ses affaires. Toutes ses affaires. Car évidemment, il n’avait pas apporté que ses vêtements, ses sous-vêtements et son nécessaire de toilette. Lorsqu’on s’installe chez sa copine, on apporte aussi un peu de sa vie passée, des objets indispensables et personnels, des bibelots, des livres, des CD, des DVD, des documents administratifs, que sais-je encore ?

 

Ce n’était certainement pas à moi de les lui rapporter, avec ma voiture bien évidemment, 1200 bornes aller et retour… C’était à lui de prendre ses responsabilités ! Mais responsable, il ne l’était pas du tout, à ce moment-là. Alors comme je ne pouvais, dans l’immédiat, lui rendre ses affaires, j’ai entrepris de les ranger, pour ne plus les voir, pour ne plus avoir à les toucher, pour commencer à oublier.

 

Je décrochai donc ses vestes et ses chemises de leurs cintres, avec l’idée de les plier et de les déposer dans l’une de ses valises qu’il n’avait pas prise, ce serait de toute façon plus pratique à transporter quand il viendrait ou ferait venir quelqu’un les chercher. J’aurais peut-être la place d’y mettre quelques pantalons, aussi. La valise, refermée, trouverait ensuite un coin discret où se loger, dans la salle de bains, sous les étagères, recouverte d’une serviette éponge, hors de mon regard au quotidien.

 

En manipulant l’une de ses vestes, j’ai trouvé dans une poche un briquet en état de marche et dans l’autre, deux bouchons de liège et un ticket de courses mentionnant ses achats du 15 février. Deux bouteilles de vin « Carte Noire » de Cahors y figuraient ainsi qu’un paquet de pâtes, de la sauce bolognaise et de la salade verte. Les deux bouchons au fond de sa poche étaient la preuve irréfutable d’une consommation rapide sur le chemin de retour du supermarché. Il n’avait même pas attendu d’être rentré pour commencer à picoler…

 

Je l’imaginais, le goulot sur les lèvres, buvant compulsivement directement à la bouteille. Je l’avais surpris ainsi, un soir, par la fenêtre de la cuisine. J’étais dehors, il s’était enfermé à l’intérieur avec les clés dans la serrure et je ne pouvais pas rentrer. J’avais sonné plusieurs fois, il ne m’entendait pas, il se pochtronnait de la plus détestable façon qui soit.

 

Déjà, il ne prenait plus la peine de sortir un verre ballon, comme il le faisait lorsqu’on trinquait encore ensemble ; car j’aime boire, oui, de temps en temps, à l’occasion d’une sortie ou d’une soirée en amoureux… Il buvait sa vinasse dans un verre Ikea, comme ça il pouvait s’en servir davantage. Il se saoulait impunément devant moi, indifférent, les yeux rivés sur son écran, un casque sur les oreilles.

 

Ses vêtements mis dans la valise, voilà ce qu’il me laissait comme souvenir : celui d’un mec en train de boire, de boire salement. Un mec déjà fin saoul, aux alentours de six heures du soir, alors que je rentrais de mon travail. Un mec qui tomberait de sa chaise, plus tard dans la soirée, s’écroulant par terre sans parvenir à se relever, ronflant là, à même le sol, parce que ce mec, je ne l’aiderais même pas à se remettre debout, à le déshabiller, à l’allonger sur le canapé-lit avant d’essayer de me rendormir.

 

Au début je l’ai fait, quand je pensais que cet abus d’alcool n’était que temporaire. Certes il avait des choses à digérer, il lui fallait un peu de temps. La première fois qu’il est tombé par terre, la chaise basculant avec lui dans un horrible bruit de chute, j’ai été si inquiète que je me suis précipitée vers lui pour lui demander si ça allait, pour soutenir sa tête, le faire asseoir, le réconforter… Oui, je l’ai fait bien souvent, mais son mal empirant, j’ai fini par le laisser tout seul dans son enfer. Je ne pouvais plus rien pour lui.

 

Au bout d’un an de ce régime, il n’était plus question de vivre ensemble, seulement de l’héberger dans mon petit appartement car après tout, il s’agissait du mien : qui payait les factures ? Voilà, le registre factures, tout pour fâcher ; pourtant, c’est le nerf de la guerre ! Maintenant, je l’hébergeais à contrecœur. Il avait bien essayé d’aller vivre chez l’un de ses amis mais ça s’était vraiment mal passé, l’ami y avait laissé des plumes…

 

Tu peux rester chez moi jusqu’à ce que tu aies trouvé une autre solution pour ton hébergement. Si tu pouvais faire vite… Tu parles, qu’il est resté ! Ça a été de pire en pire, pour lui comme pour moi, j’en ai été jusqu’à avoir de la pitié, tu te rends compte ! C’était mon mec et voilà que j’avais de la pitié pour lui, tellement il s’acharnait à tomber (de sa chaise) et plus bas encore. Je me battais pour ne pas sombrer avec lui. Je lui tenais tête ou, plus grave, je restais de marbre face à son numéro, tellement lassée, toujours le même. Est venu le mépris.

 

Un beau matin, il est parti. À quelques jours du concert de Charles de Goal à Mains d’Œuvres, à Saint-Ouen. J’avais réservé deux places, j’y suis allée seule. Je m’étais réhabituée à sortir seule, il ne souhaitait plus spécialement m’accompagner. Parfois, ça m’arrangeait.

 

J’ai revendu son billet à l’entrée, déjà bien imprégnée de vin blanc, les verres que j’avais bus au bar du coin, en compagnie des musiciens et de leurs ami-e-s… J’en ai enchaîné plein d’autres, à la buvette de la salle. À la fin j’ai vomi copieusement dans le caniveau avant de retourner à ma voiture, car il faut bien rentrer.

 

Les mois passent, voilà un an qu’il n’habite plus chez moi. Un jour il m’appelle, il a trouvé un appart, il va bientôt emménager, il est content, rassuré, apaisé. Oui, et pour ses affaires ? Il doit revoir ça avec son père, il promet de l’appeler, de lui demander s’il peut récupérer une voiture, venir tout chercher chez moi. Convenir d’un rendez-vous alors ? Bon d’accord, tu me tiens au courant.

 

Je trouve une autre solution que l’aide hypothétique de son père, toujours fuyant, peu fiable, pour convoyer ses affaires. Son ami d’enfance, celui chez qui il avait vécu quelque temps avant que ça ne devienne impossible entre eux, me propose de rendre ce service. Il part en vacances dans sa famille, il ne passera pas très loin, il peut faire un détour pour lui apporter… Elles me manquent, mes affaires, à moi aussi, qu’est-ce que tu crois, j’y pense jour et nuit ! C’est ce qu’il m’avait dit, la dernière fois, au téléphone.

 

J’achetai quatre grands sacs en toile plastifiée avec des anses, forme valise, avant de rentrer chez moi et de me lancer dans une tâche douloureuse mais nécessaire : vider les placards. Tous ceux qu’il occupait lorsqu’il vivait chez moi, ceux qu’on avait rajouté (que j’avais achetés) pour qu’il puisse tout ranger, avoir son espace personnel… Non, ce ne fut pas une partie de plaisir, juste une nouvelle étape à franchir dans le « détachement », la « vraie » fin de l’histoire, presque dix ans.

 

Oui, je suis amère, bien sûr. Qui ne le serait pas, à ma place ? Qui aurait gardé, comme ça, pendant plus d’un an, les affaires de son ex, alors qu’il n’était pas question de nous remettre un jour ensemble ? Qui l’aurait fait, hein, qui ? J’ai rassemblé tous les sacs dans un coin de ma pièce principale, là où ça « gênerait le moins », j’ai exhumé de la salle de bains sa valise, son écran d’ordi et quelques autres babioles, j’ai rajouté par-dessus la tente Quechua maxi modèle dont je ne me servirai plus jamais.

 

Son ami est venu prendre toutes ses affaires, à l’occasion d’un repas dominical auquel je l’avais convié, en compagnie d’une amie qui passait quelques jours chez moi. En fin de journée, j’ai sorti les sacs de mon appart jusqu’à la terrasse par la porte-fenêtre, sa voiture était garée tout près, il les a chargées… Le coffre étant plein, il a fallu aussi en mettre sur les banquettes arrière. L’air de rien ça en faisait du volume ! Enfin j’étais débarrassée.

 

J’ai alors commencé à réenvisager mon territoire. J’allais pouvoir soulager les étagères et remplir les placards, trouver les endroits les plus fonctionnels pour mes dossiers, pour tous ces documents que je conserve, dont j’ai parfois besoin.

 

En arrangeant mes livres dans les bibliothèques, je me suis aperçue que certains d’entre eux lui appartenaient. Il y avait ceux que je lui avais offerts à l’occasion d’un Noël, d’un anniversaire, ou sans occasion particulière. Franck Thilliez, Fred Vargas, « La vérité sur l’affaire Harry Quebert » de Joël Dicker… Celui-là, il m’avait conseillé de le lire. Je ne l’ai toujours pas fait.

 

Il doit bien y avoir, ici ou là, d’autres affaires à lui, oubliées dans les multiples coins et recoins de mon appartement. Il me vient à l’esprit que j’ai omis de lui rendre ses DVD. Ils sont parmi les miens, dans des boîtes en carton, on se les partageait. Qu’est-ce qui est à moi, qu’est-ce qui est à lui, dans ce fourbi ? J’ai décidé de les garder.

 

J’ai retrouvé mon univers. Celui d’une femme plus toute jeune qui vit seule, avec ses chats, dans un 40 mètres carrés avec terrasse et bout de pelouse desséchée par la canicule. Je gagne relativement bien ma vie malgré un métier parfois difficile, je profite de mon temps libre pour voyager, me cultiver, visiter, marcher, photographier, lire, écrire, écouter, voir, visionner, nager, bien boire et bien manger, croyant en l’amitié davantage qu’en l’amour, repartant de zéro, une dizaine de plus au compteur…

 

Je me souviens d’avoir, pendant deux ou trois mois peut-être après son départ, continué à utiliser mon ordinateur portable sur la table du salon, celle où je mange, celle où je prépare mes cours, celle qui était devenue « ma » table puisque lui s’était approprié « mon » bureau. Il fallait bien qu’il se pose quelque part…

 

Eh bien pendant deux ou trois mois, il ne m’est pas venu à l’esprit de le réinvestir, ce bureau. Je ne posais jamais mon ordi dessus, j’y mettais d’autres choses, certes, mais pas mon ordi, comme si ce lieu était réservé, interdit, chasse gardée. Je restais sagement à ma place, celle que j’avais toujours occupée quand il était assis là, à pianoter sur son clavier, à remuer du vent, du matin au soir.

 

Puis un jour la révélation, la permission, la fin de la pénitence. Ce ne serait pas mieux, si je remettais l’ordi comme il était auparavant ? Avant qu’il ne vienne chez moi, avant qu’on habite ensemble ? On a connu un peu du meilleur, mais surtout le pire. Le moche, le médiocre, le minable, tout ce qui bousille la vie. J’en sais quelque chose. Pas toi ?