1 - L’événement (septembre 2017)

2 - Recette pour un célibataire (octobre 2017)

3 - Une personne de confiance (novembre 2017)

4 - La photo (décembre 2017)

5 - En alternance (janvier 2018)

6 - Expression libre (février 2018)

7 - Le discopathe (février 2018)

8 - Changement de cap (mars 2018)

9 - En voiture (avril 2018)

10 - Visite guidée (mai 2018)

11 - Une rue en ville (juin 2018)

 

Tous ces textes ont été écrits dans le cadre de l’atelier « L’Écritoire » de Meaux, saison 2017/2018.

 

 

 

1 - L’événement

 

 

 

C’est Pascaline qui avait eu l’idée. On était mi-septembre, la météo annonçait un week-end chaud et ensoleillé, c’était le moment où jamais ! Vincenzo, son mari, serait bien entendu de la fête, mais elle n’était pas sûre que tous les autres puissent participer. Elle avait posté l’invitation lundi soir, elle attendait les réponses pour jeudi, au plus tard… C’était lancé un peu à l’arrache !

 

 

 

Hélène s’était manifestée la première. Bien sûr ! Pour samedi c’était d’accord ! Elle n’avait rien de prévu et il allait faire beau ! Que devrait-elle apporter ? Elle pensait à des cakes salés et à des mini pizzas, pour l’apéritif. Elle pourrait aussi préparer une quiche, une flammekueche, une tarte aux poireaux, une autre aux brocolis… Pascaline lui avait répondu que, pour le partage des tâches, il lui faudrait d’abord savoir combien ils seraient en tout.

 

 

 

Thomas avait dit OK. Je viendrai peut-être avec un copain, en moto. J’apporterai le fromage, cela va de soi, un méga plateau, il y en aura pour tous les goûts. Je sais qu’il y a des amateurs ! N’oubliez pas le pain, la salade verte et le pinard ! Eh, Pascaline, tu te chargeras de nous trouver quelques bonnes vieilles bouteilles de derrière les fagots ?

 

 

 

Sophie et Georges se portaient volontaires pour confectionner plusieurs salades composées à leur façon. Ils attendaient de savoir combien de convives ils seraient au final pour se lancer dans les préparatifs ! Dam se ralliait aux autres, il serait accompagné par Lili, sa nouvelle amie. Ils se proposaient d’apporter un assortiment de pains et de viennoiseries confectionnés dans le meilleur fournil de Paris.

 

 

 

Meriem et Victor demandaient s’ils pouvaient emmener leur chien Roy, croisement hasardeux entre un basset et un bouledogue, si personne ne faisait d’allergie à ce genre d’animal. Il était très gentil, affectueux, il resterait tranquille près de ses maîtres, ils lui donneraient un « nonosse » à ronger… Ils comptaient sur Pascaline et son sens inné de l’organisation pour leur préciser ce qu’ils devaient apporter, et en quelle quantité.

 

 

 

Maguy et Juan, actuellement dans la Loire en camping-car pour visiter villes et châteaux, trouvaient que ça leur ferait beaucoup de route à faire d’ici samedi, ils hésitaient. Était-ce bien raisonnable ? Après tout, on n’a qu’une vie… Allez, on vient ! Ce sera une belle occasion pour nous revoir, tous et toutes ! Non, le molosse ne nous incommodera pas. Oui, on compte sur Vincenzo pour nous faire goûter l’herbe de ses plantations !

 

 

 

Iso et Matt avaient attendu la dernière limite pour se joindre aux autres. Ils remettaient en état une Aronde année 1954 et avaient pu finalement déplacer le rendez-vous, prévu de longue date, chez un ferrailleur spécialisé en pièces de voitures de collection. Ils seraient donc de la partie. Ils viendraient dans leur « deudeuche » jaune citron décapotable, ça promettait d’être fun !

 

 

 

Jeudi soir, après le dîner en compagnie de leurs deux grands ados qui avaient regagné leur chambre pour étudier, Pascaline et Vincenzo s’installèrent dans leur salon, smartphone en main, télé allumée, éclairage baissé, en mode détente. Ils récapitulèrent. Eux deux, Hélène, Thomas, Sophie et Georges, Meriem, Victor et leur pur-sang canin, Maguy et Juan, Iso et Matt… C’est cela même, ils seraient douze à participer à l’événement.

 

 

 

Ils pourraient commencer à s’organiser. Pascaline veillerait au grain, elle allait dès à présent dispatcher ses listes. Comme dans la chanson de Nino Ferrer, il ne faudrait rien oublier : ni tire-bouchon, ni sacs poubelle, ni feuilles à rouler, ni cornichons… Une chouette journée s’annonçait ! Elle se chargerait personnellement de préparer de la monnaie pour les péages et le parking du château où ils avaient tous rendez-vous, Vincenzo n’y pensait jamais.

 

 

 

Ce serait sans compter une météo fantasque et capricieuse, bien loin du temps radieux annoncé partout. Quelques orages facétieux viendraient taquiner les invités et leur tablée champêtre, ils n’auraient rien prévu pour s’abriter. Pascaline s’était fiée aveuglément aux prévisions optimistes et avait omis, dans ses listes, l’éventualité d’un plan B avec barnum, parapluies et toiles de tente. Rien ne laissait présager, vraiment, un pareil désastre. Quelle débandade !

 

 

 

C’est pendant leur repli vers les écuries du château que le gentil toutou Roy en avait profité pour mordre avec entrain le mollet de Georges, qui était venu en short et en polo. Heureusement, Meriem avait apporté une boîte à pharmacie pour les premiers secours, comme Pascaline le lui avait demandé. On n’eut plus très faim, d’un coup. De toute façon, une partie des mets qu’ils avaient préparés était mouillée, ils n’avaient pas pu tout protéger.

 

 

 

Georges fut soigné, pansé, chouchouté, installé confortablement dans un large fauteuil pliant, avec un plaid sur les épaules. Le vilain croqueur de mollet fut consigné dans la voiture, c’était tout ce qu’il méritait. Même s’il ne l’a pas fait exprès, soutinrent Meriem et Victor. Il a dû nous prendre pour des moutons, ses instincts de gardien de troupeau sont revenus à la surface lorsqu’il nous a vus tous courir… On est vraiment désolés, Georges.

 

 

 

Il restait finalement plein d’excellentes choses à manger. Pascaline déboucha un Coteaux-champenois des familles puis un deuxième, Vincenzo fit passer quelques joints de ganja de sa production, Juan réinstalla la sono et mit de la musique cubaine. Pour faire revenir le beau temps, avait-il lancé gaiement. À cette journée soi-disant sans nuages ! Hip hip hip… Hourra !

 

 

 

On retrouva l’appétit, on se remit à bavarder, à s’amuser, à se trouver contents d’être là, tous ensemble. Enfin presque. Car pour finir, l’ami de Thomas était venu. Il s’était montré d’emblée très prétentieux et fort désagréable. Ses réflexions déplacées avaient failli ternir l’ambiance insouciante et décontractée régnant au moment de l’apéritif, lorsque le soleil brillait encore.

 

 

 

Les douze autres, d’un accord tacite, avaient pris rapidement le parti de l’ignorer. On n’allait pas se laisser emmerder par un sale type comme lui ! Franchement, Thomas, tu pourrais mieux choisir tes relations ! Oui, ils se souviendraient longtemps de leur repas au château. Un peu trop arrosé, tout de même, selon les dires d’Hélène !

 

 

 

Ce fut le dernier qu’ils partagèrent ensemble.

 

 

 

 

 

2 - Recette pour un célibataire

 

 

 

Prenez d’abord un chat, ou deux, ou trois. À défaut, chiens, lapins, cochons d’Inde et autres bêtes à sang chaud, à poils ou même à plumes, feront l’affaire. Nourrissez-les largement, donnez-leur la permission de dormir sur votre lit ou dans tout autre endroit de votre maison qu’ils trouveront confortable. Faites le maximum pour qu’ils se sentent bien chez vous. Flattez-les, caressez-les, ils vous le rendront au centuple.

 

 

 

Pour vous réveiller le matin, optez dès à présent pour l’alarme de votre téléphone portable. C’est un outil facile d’utilisation qui vous fournira un excellent alibi lorsque vous mettrez la recette en pratique.

 

 

 

De préférence en plein hiver, lorsqu’il fera bien froid. Vous manquerez de soleil, vous serez anémié, un peu enrhumé, nerveusement éprouvé par votre journée de travail… Omettez alors de recharger la batterie de votre appareil, laissez-le en mode silencieux parce que vous êtes allé au cinéma ou au théâtre, ne le rallumez pas si vous l’avez éteint.

 

 

 

Baissez le chauffage avant de vous coucher, vos animaux de compagnie auront une excellente raison de s’installer auprès de vous pendant la nuit. Vous ferez des économies d’électricité et vous joindrez l’utile à l’agréable. Le soir où vous déciderez de passer à l’acte, mettez-vous au lit le plus tard possible. Veillez à votre convenance, regardez un film, lisez, faites des mots fléchés ou bien un jeu en ligne… Soyez bien fatigué, endormez-vous comme une masse.

 

 

 

Vous resterez plongé dans un profond sommeil bien au-delà du raisonnable, vos compagnons blottis paisiblement contre vous. Lorsque vous vous réveillerez, vous ne pourrez que constater la réussite de votre plan. Vous bâillerez longuement, tout engourdi dans la chaleur de vos draps, avec la sensation d’avoir bien dormi. Vous vous étirerez voluptueusement pendant plusieurs minutes, savourant pleinement la moiteur de votre lit, prenant vos aises et dérangeant les chats, les chiens, les lapins ou les cochons d’Inde.

 

 

 

Consommez sans modération cette parenthèse hors de l’espace et du temps, humez ce parfum d’interdit, goûtez au délicieux franchissement des limites ! Ne regrettez surtout pas d’avoir mis ce projet à exécution, d’avoir fait une petite entorse à votre train-train quotidien ! Rien ne sert de courir, profitez-en bien !

 

 

 

Il fera jour, vos petits amis réclameront à manger, il sera temps de vous lever, de leur servir des rations généreuses et de vous faire couler un café. Restez calme et tranquille, appréciez l’instant, vous n’êtes pas pressé ! N’oubliez pas, néanmoins, de prévenir de votre retard au travail : votre téléphone portable n’a pas sonné ce matin et vous ne vous êtes rendu compte de rien.

 

 

 

 

 

3 - Une personne de confiance

 

 

 

Ce que je vais vous raconter, je ne l’ai dit encore à personne d’autre. Nous venons à peine de faire connaissance, mais je crois savoir que vous m’écouterez sans me juger. Vous souriez… Je ne me trompe pas, alors ? Vous êtes d’accord ?

 

 

 

Merci, mille fois merci. Oui, je veux bien un autre verre de ce vin fabuleux ! Il me fait penser au Lacryma Christi, vous savez, celui dont les raisins mûrissent sur les pentes fertiles du Vésuve… Vous connaissez l’Italie, bien sûr ? Mon histoire se passe à Naples, vous voyez ? L’avez-vous visitée ? Qu’en avez-vous pensé ? Oh, c’est une ville animée, entêtante, bruyante, excessive…

 

 

 

Avez-vous arpenté les rues étroites, sombres et pavées, gorgées de monde, du centre historique ? Avez-vous croisé Pulcinella avec son costume blanc et son masque noir au nez crochu ? Avez-vous écouté, du haut de son balcon, cet homme interpréter de vieilles chansons napolitaines ? Avez-vous vu ces mystérieuses amulettes rouges en forme de corne de taureau, vendues dans les échoppes près de la cathédrale ?

 

 

 

N’avez-vous pas eu le vertige devant toutes ces églises, ces innombrables vestiges de temps immémoriaux ? Avez-vous franchi la porte de ces étranges boutiques aux murs voûtés ? Avez-vous jeté un œil aux étals des marchands de rue ? Avez-vous savouré un cappuccino à la terrasse d’un café et assisté, peut-être, à la retransmission d’un match de foot mettant à l’honneur les fameux joueurs en bleu ? Avez-vous dégusté une pizza Margherita dans l’une de ces trattorias aux couleurs du drapeau italien ?

 

 

 

Mon récit commence à peine… Je ne vous ennuie pas ? D’accord, reprenons d’abord un verre de vin, accompagnons-le d’un assortiment d’antipasti, si cela fait votre bonheur ! Je continue sur ma lancée, si vous le voulez bien.

 

 

 

Je marchais au milieu d’une foule joyeuse, bavarde et bigarrée, s’exprimant dans toutes les langues. Je croisais des spectacles de rue devant lesquels je m’arrêtais parfois, des vendeurs ambulants, des enfants déguisés, des couples enlacés, des chiens, des mendiants, des tas de détritus jonchant le sol… Je me trouvais au cœur d’une cité deux fois millénaire où se sont succédé tant de civilisations ! C’est le quartier le plus chargé d’histoire, le plus hétéroclite, le plus déconcertant aussi.

 

 

 

La nuit était tombée. Là, sous les faibles lueurs orangées, j’ai vu soudain les torches éclairant les façades, le halo des bougies aux fenêtres des maisons, les lumignons dans la main des passants.

 

 

 

Me sont venus à l’esprit tous ces morts de faim, de la peste ou du choléra, toutes ces vies détruites par les guerres, les invasions, les insurrections, les éruptions volcaniques, les tremblements de terre, les bombardements, les exécutions sommaires, les règlements de compte… Ces morts violentes et tumultueuses par décapitation, crucifixion, lapidation, strangulation, empoisonnement, armes de jet, armes blanches, armes à feu…

 

 

 

Dans le ciel noir de Naples j’ai vu flotter des ombres, des écorchés, des suppliciés, des fantômes. Les âmes errantes du purgatoire sont venues me supplier d’adopter l’une d’entre elles, me promettant un miracle en retour. Lorsqu’elles ont voulu m’entraîner dans leur église, me faire descendre dans le cimetière souterrain où un culte leur est consacré, je n’ai pu résister.

 

 

 

Elles m’ont montré l’autel, les cierges, les grenades coupées en deux, le blé, les pois chiches et les fèves. Il y avait même des parts de citrouille… Elles m’ont expliqué que cette nourriture était déposée là exclusivement pour elles, comme tous les ans, le jour des morts.

 

 

 

Au-dessous de moi un immense caveau, à ma gauche un couloir étroit, un ossuaire, des tombeaux. Plus loin les petites niches carrelées avec les crânes, les croix, les chapelets, les offrandes, les fleurs, les chandelles, les photos, les petits mots comme autant d’ex-voto, la salle du sanctuaire de Lucia… Mais j’avais déjà fort à faire avec mes morts à moi, vous comprenez ?

 

 

 

Ce soir-là, dans l’église Sainte-Marie-des-Âmes-du-Purgatoire, ils sont tous venus me parler. Ils m’ont demandé d’accepter, de cesser de me tourmenter, de chasser mon chagrin. Je ne devais avoir ni crainte ni regret, ils m’assuraient qu’ils allaient bien !

 

 

 

Ils ont promis de m’accompagner, de ne jamais m’abandonner, du moment que je pense à eux, un peu, chaque jour. Je leur ai promis un amour indéfectible jusqu’à la fin de ma vie. Je suis en paix maintenant, voyez-vous.

 

 

 

Levons nos verres et trinquons aux vivants mais aussi aux morts, ils ont besoin de nous comme nous avons besoin d’eux ! Memento mori, comme on dit ici-bas. Oh ! Comment pouvez-vous rire ainsi, après ce que je viens de vous confier ? Non, je n’ai rien inventé ! Tout est vrai !

 

 

 

Vous vous levez et vous partez, alors que nous venons juste de nous rencontrer… Eh bien… Quelle déception ! Vous n’êtes personne, en fait. Personne ! Oui, laissez-moi à mes délires malsains, à ma folie morbide, puisque c’est ce que vous pensez. Adieu, alors !

 

 

 

Ne retournez jamais à Naples, cette ville n’est pas pour vous.

 

 

 

 

 

4 - La photo

 

 

 

Vous posez tous les trois sur la photo. Parfaitement immobiles, vos yeux tournés vers l’objectif qui vous a immortalisés. Un instant rare, précieux, privilégié. Derrière vous, la maison.

 

 

 

Votre maison, celle où vous avez vécu en paix au cours de toutes ces belles années… On voit le bas de la porte et ses volets en bois, le perron gris, le crépi blanc de la façade. Au premier plan, les herbes folles de la pelouse.

 

 

 

Elle se tient droite sur la terrasse. Rayonnant de grâce, irradiant de beauté. C’est elle la plus âgée ! Son regard est empreint de douceur et de sérénité. Elle est fière et altière, les yeux mi-clos, la mine confiante, pleine de malice.

 

 

 

La plus jeune est assise sagement sur la première marche. Pour une fois qu’elle se tient tranquille ! Elle est tellement mignonne, gentille et délicate… Elle exprime tout l’amour du monde, avec candeur et insouciance.

 

 

 

Toi, tu te trouves à l’autre bout du petit escalier. Tu sembles inquiet, nerveux, sur la défensive, comme à ton habitude. Tu lances des éclairs noirs, la colère n’est pas loin ! Tu fais tout de même un effort pour paraître agréable.

 

 

 

J’ai retrouvé la photo quand la plus jeune est morte, fauchée bêtement par une voiture, un jour pas fait comme un autre. Je l’ai faite encadrer quand la plus âgée, malade, devenue maigre et fragile, a rendu son dernier souffle.

 

 

 

Elle est accrochée là, devant moi, bien visible, sur le mur du salon. Toi, tu résistes au temps qui passe. Ombrageux, ténébreux, toujours fuyant, rarement confiant, malgré toute l’affection que je te porte.

 

 

 

Tu es le dernier des trois, le seul qu’il me reste, le prochain sur la liste.

 

 

 

 

 

5 - En alternance

 

 

 

J’ai souvent eu peur de me perdre.

 

Je n’ai pas peur de voyager.

 

J’ai peur de la routine.

 

Je n’ai pas peur de m’adapter.

 

J’ai parfois peur de mes pensées.

 

Je n’ai jamais peur de mes rêves.

 

J’ai peur des changements de dernière minute.

 

Je n’ai pas peur de demain ni des jours suivants.

 

J’ai eu si peur de ton départ.

 

Je n’ai jamais eu peur d’avoir à t’attendre.

 

J’ai peur des conflits inutiles.

 

Je n’ai pas peur des débats d’idées.

 

J’ai peur du bruit et des cris.

 

Je n’ai pas peur du silence.

 

J’ai peur des relations superficielles.

 

Je n’ai pas peur de la solitude.

 

J’ai peur du bonheur des autres.

 

Je n’ai pas peur du chagrin.

 

J’ai peur du vide que tu as laissé.

 

Je n’ai pas peur de continuer à t’aimer.

 

 

 

 

 

6 - Expression libre

 

 

 

Parler de ceci, ou de cela, comme bon me semble. Échanger des opinions sur un film, un livre, une série, une émission de radio. De télé, je n’en ai pas. Raconter mes souvenirs de voyage, les agrémenter de quelques anecdotes. Lire mes textes aux séances de l’Écritoire, écouter ceux des autres.

 

 

 

Émettre une remarque, suggérer mon avis. M’exposer sur mon blog, tout en restant pudique. Du moins le crois-je ! Transmettre le savoir à de jeunes élèves, jamais les mêmes. Donner la joie d’apprendre, ne fût-ce que quelques heures, par-ci, par-là. Partager ma soif de culture, dire qu’on ne sait pas tout, jamais, mais qu’en étant curieux on apprend tous les jours.

 

 

 

Me plaindre le moins possible, râler un peu, parfois. Laisser aux autres le soin de parler politique, moi je ne parviens pas forcément à prendre parti. J’ai certes des valeurs, des préférences, des idées humanistes, mais je ne sais pas toujours comment les mettre en avant.

 

 

 

Être sensible aux confidences, laisser les autres s’épancher. Réserver mes états d’âme pour ma thérapeute, ne pas embêter les autres avec ci, ou avec ça. Être libre de communiquer, ou pas. Faire part de mes émotions, livrer mes sentiments m’est difficile. Timidité, humilité, paresse ?

 

 

 

Garder les choses pour moi, les exprimer dans mes écrits. Apposer ma griffe, multiplier les signes, semer des indices… Me révéler à moi-même, souvent. Vouloir la reconnaissance des autres et l’obtenir, de temps en temps.

 

 

 

 

 

7 - Le discopathe

 

 

 

« Haut les mains, haut les mains, haut les mains, donne-moi ton cœur, donne donne-moi ton cœur, donne donne... »

 

 

 

Tu te souviens de ce tube d’Ottawan des années quatre-vingt ? Allez viens, danse avec moi !

 

 

 

J’enlève ton bâillon si tu promets de ne plus crier. Ça ne servirait à rien, de toute façon. Regarde, je range mon arme, là, dans la poche de mon blouson.

 

 

 

Si tu te tiens tranquille, il n’y a aucune raison pour que je te corrige à nouveau. Lève-toi, maintenant ! Tu n’as pas le choix, tu le sais !

 

 

 

Tiens-toi plus droite, fais un effort, souris un peu… Balance la tête, c’est la fête ! Ondule bien des hanches, bouge plus tes fesses ! Oui… C’est bien ! Continue ! Tu es la reine du dancefloor !

 

 

 

« T’es OK, t’es bath, t’es in. T’es OK, t’es bath, t’es in. J’ai besoin de tendresse, j’ai tellement de problèmes, donne-moi ton adresse, je veux quelqu’un qui m’aime… »

 

 

 

Mais qui chante, là ? C’est encore Ottawan ! Ah, ah, ton adresse, je l’ai déjà ! Et pour cause ! Ne fais pas l’innocente ! Tu étais consentante ! C’est toi, non, qui m’as proposé de finir la soirée chez toi ? Tu m’as même dit que c’était plutôt isolé…

 

 

 

Attends, je vais te desserrer un peu les liens, pour que tu puisses bouger les bras… C’est mieux ainsi, tu ne trouves pas ? Hum, tu sens bon ma chérie ! C’est quoi ton parfum, déjà ? Vas-y, danse pour moi, ma princesse aux yeux grenat !

 

 

 

Tu aurais préféré ramener un mec cool, hein, de ceux qui ne se font pas prier pour faire des galipettes… Mauvaise pioche ! Tu es tombée sur un cinglé, genre comme moi, un drôle d’oiseau de nuit… Tu prends des risques, ma cocotte ! On ne gagne pas à tous les coups !

 

 

 

« Viens danser, sous les sunlights des tropiques, l’amour se raconte en musique, on a toute la nuit pour s’aimer, en attendant viens danser… »

 

 

 

C’est Gilbert Montagné, bien sûr ! Wouah, ces percus, ça percute ! Fais-moi plaisir, ma jolie ! Allez, tourne sur toi-même, marque bien le rythme ! Oh ! Elle a ça dans la peau, la coquine !

 

 

 

Vous avez une bien jolie petite robe, mademoiselle, avec tous ces quadrillages qui mettent vos formes en valeur… Reprenez donc un verre de rhum, surtout ne dites pas non, je vous l’ordonne ! On trinque ? Cul sec ! Un autre ? Et hop !

 

 

 

« On va s’aimer sur une étoile ou sur un oreiller, au fond d’un train ou dans un vieux grenier, je veux découvrir ton visage où l’amour est né… »

 

 

 

Ne fais pas cette mine dégoûtée ! Tu aimes Gilbert Montagné, c’est obligé ! Indémodable, comme tous ces tubes des eighties compilés sur mon lecteur mp3 ! Ben oui, celui-là ! Il y a en a pour des centaines d’heures de musique ! Sois rassurée, on ne va pas s’ennuyer, tous les deux !

 

 

 

Lorsque j’en aurai fini avec toi, tu me donneras gentiment les clés de ta voiture, sans faire d’histoires. Je la laisserai sur le parking de la gare et je monterai dans le premier train qui se présentera.

 

 

 

Je prends la poudre d’escampette, je m’évapore, je disparais… Et toi, tu ne dis rien à personne, n’est-ce pas ? Motus et bouche cousue ! Tu m’as bien compris ?

 

 

 

Tu n’as rien vu, rien entendu. Pas de bêtise, hein ? Ne préviens pas les secours ! Ton seul recours, c’est moi ! Ah ! Ah ! Ah !

 

 

 

La ceinture explosive, là, dans mon sac, est pour toi, ma belle. Lorsque viendra le moment des adieux, j’enserrerai ta taille délicatement, tu te laisseras faire bien gentiment… Tu devras juste attendre quelques heures avant de retrouver la liberté de tes mouvements.

 

 

 

Lorsque je serai loin, un simple appel téléphonique de ma part suffira à la déconnecter. Tu peux me faire confiance, tu sais. Je ne suis pas un mauvais bougre. Pas la peine d’appeler une équipe de déminage !

 

 

 

Allez viens, ma petite bombe atomique ! Viens danser avec moi !

 

 

 

 

 

8 - Changement de cap

 

 

 

C’est venu peu à peu, à partir de mes cinquante ans. Depuis, ça n’a fait qu’empirer. Avant, peut-être y étais-je moins sensible, sans doute n’y faisais-je pas attention. Ce qui a commencé à m’alerter, c’est l’utilisation, de plus en plus fréquente, du vouvoiement à mon égard. Pas uniquement venant de personnes plus jeunes, mais aussi de celles de ma génération, voire plus âgées. Moi qui avais l’impression d’évoluer dans un univers professionnel où tout le monde se tutoyait, cela m’a fichu un sacré coup au moral. Mais s’il ne s’était agi que de cela…

 

 

 

J’ai commencé à entendre employer le « vous » dans des cadres festifs et conviviaux, un concert par exemple. Cela m’arrivait de plus en plus souvent, c’en était vexant, agaçant, tellement blessant… Moi qui donnais du « tu » à qui mieux-mieux sans aucun complexe, voilà qu’il me fallait à présent surveiller mon langage. Mais qu’est-ce qu’il leur prenait, à tous et à toutes ? Il n’y avait plus qu’à la fête de l’Huma où le tutoiement restait de rigueur. Salut à toi, camarade ! Vivement septembre !

 

 

 

Je me souviens très bien de la première fois où l’on m’a demandé si je bénéficiais d’une réduction. C’était au guichet du Centre Pompidou, j’allais voir l’exposition consacrée à René Magritte. Lorsque je m’enquis, naïvement, de savoir pourquoi l’on me posait cette question, l’on me répondit, courtoisement, que j’avais peut-être droit au tarif Senior… Allez, prends-toi ça dans les dents ! « Mais non, ai-je bafouillé, je n’ai pas atteint cet âge, et je travaille encore… »

 

 

 

Cette situation, je l’ai à nouveau vécue pas plus tard qu’hier soir, au CGR de Torcy. Une très jeune femme s’enquiert de savoir si elle me fait le billet en tarif réduit pour La Forme de l’eau. Je reste calme, je lui souris, je lui réponds très gentiment que non. Puis je file vers la salle obscure le rouge aux joues, presque en rasant les murs. J’ai honte de ce que je deviens. J’ai peur de ce que je renvoie aux autres. Le film de Guillermo Del Toro me montre le contraire, laisse entrevoir un monde où l’on se moque des apparences.

 

 

 

Dans les transports en commun, il est dorénavant courant que l’on me propose de me céder la place. Cela me met en rogne. Comme si j’avais besoin de m’asseoir… Mais j’aime être debout, moi ! Qu’on soit gentil, d’accord, mais qu’on me fiche la paix avec la courtoisie, la politesse et le soi-disant respect ! Toutes ces bonnes intentions me laissent perplexe. Quelle est donc cette image que je donne à voir à mes contemporains ? Quelqu’un d’usé, ridé, fatigué, courbé par le poids des années ? Quelqu’un de vieux, en somme ? Une personne âgée ?

 

 

 

Les machines, elles, ne vous font pas de réflexions à ce sujet… Éviter dorénavant les guichets des musées et des cinémas, opter pour les caisses automatiques ou les réservations par Internet ? Ne me déplacer qu’en voiture ? Sans faire de BlaBlaCar ? Et le contact humain, dans tout ça ? J’en ai besoin ! Il me faut juste accepter que les choses aient changé, la roue tourne, personne n’y peut rien, la vie c’est comme ça, c’est inéluctable, c’est la dure condition des mortels…

 

 

 

Me vient à l’esprit cette chanson d’Alain Souchon : On avance, on avance, on avance, c’est une évidence : on n’a pas assez d’essence pour faire la route dans l’autre sens, on avance… Rien à rajouter, tout est dit. Me voilà soudain plus optimiste.

 

 

 

Je me sens si jeune, encore ! J’aimerais tant le rester ! Mon corps et mon visage me disent le contraire, pourtant. Mon médecin pas trop, mais ça viendra. Encaisser cet état de fait, triste réalité. Ça n’ira pas en s’arrangeant, de toute façon. Ça risque même d’aller jusqu’à l’insoutenable. Finir sa vie dans un EHPAD : le rêve ! Je m’arrangerai pour partir avant, soi-dit en passant. Mais stoppons là le mauvais esprit.

 

 

 

Les enfants avec lesquels je travaille, surtout dans les petites classes, tutoient sans gêne aucune, c’est tellement agréable ! Ils font des compliments, aussi. Ils vous trouvent beau, ils vous trouvent belle parce qu’ils vous apprécient. Quel plaisir à entendre ! De quoi me régénérer, boire à la fontaine de Jouvence…

 

 

 

Il n’y a pas si longtemps, j’écoutais, en replay sur France Culture, une série d’entretiens avec Marceline Loridan-Ivens, réalisatrice, scénariste, écrivaine, journaliste, quatre-vingt-dix ans au compteur, rescapée des camps. Une femme incroyable ! Vive, lucide, à l’appétit culturel bien aiguisé, en phase avec le monde d’aujourd’hui… J’ai pris une belle leçon de vie à laquelle je puise, lorsque je doute, lorsque je flanche, lorsque l’on me rappelle que je n’ai plus vingt ans.

 

 

 

Marceline Loridan-Ivens s’est éteinte à Paris le 18 septembre 2018, à l’âge de 90 ans. Simone Veil a été sa compagne de déportation à Auschwitz-Birkenau en avril 1944, elles sont restées amies leur vie entière… Son dernier livre « L’amour après » est paru chez Grasset en janvier 2018.

 

 

 

 

 

9 - En voiture

 

 

 

Muriel avait eu son permis de conduire du premier coup, après six mois de cours intensifs et laborieux. Le couple de moniteurs d’auto-école se refusait à la présenter à l’examen tant qu’elle n’aurait pas atteint un niveau de conduite suffisant. Elle n’était pas prête, trop d’inattention et de maladresses, ils ne tenaient pas à faire chuter leur taux de réussite !

 

 

 

Tout allait trop vite, en voiture. Elle paniquait, elle n’avait pas les bons réflexes, elle perdait les pédales, au sens propre comme au figuré. Des séances supplémentaires s’étaient donc avérées nécessaires pour acquérir l’aisance qu’elle n’avait pas encore. Par contre, elle n’avait eu aucun problème à apprendre le Code de la route et réussir brillamment les tests.

 

 

 

Par un matin ensoleillé de juin, Muriel se présenta aux examinateurs extrêmement concentrée, calme, confiante, sûre d’elle, allant même jusqu’à réussir parfaitement, dans une petite rue en pente, un créneau gauche en marche arrière, dans le sens de la montée. Un véritable exploit en ce jour de grâce ! Elle pouvait remercier ses moniteurs de l’avoir si bien entraînée, moyennant finances bien sûr, mais elle était récompensée.

 

 

 

Maintenant, il lui fallait passer ses examens universitaires, elle révisait assidûment. Elle avait pris goût aux études, elle voulait continuer, elle aimait l’esprit de réflexion et de curiosité intellectuelle qui régnait à la fac. Mi-juillet, son passage en deuxième année de lettres modernes fut confirmé, elle avait tout validé haut la main.

 

 

 

Elle irait loin, jusqu’à l’agrégation, suivant ses cours à la Sorbonne dès la licence. Elle habiterait une chambre de bonne, travaillerait au service animation de la ville de Paris pour aider son père à payer ses études, ferait du baby-sitting et donnerait des cours de français pour les à-côtés, disques, vêtements, soirées, sorties en boîte, alcool, haschisch… Ah ! La vie d’étudiante !

 

 

 

En possession de son permis, Muriel s’était rendue fièrement chez ses grands-parents paternels. Comme il ne pouvait plus conduire à cause de ses problèmes cardiaques, son grand-père lui cédait gentiment sa Dyane beige. Elle était en excellent état et possédait un toit décapotable comme les 2 CV qu’il avait eues précédemment. Ainsi, elle resterait dans la famille et tout le monde était content. C’était sa dernière voiture, il espérait que Muriel en ferait bon usage.

 

 

 

Voilà, c’en était fait. En ce mois d’août 1983, tout lui souriait. Elle venait de perdre sa virginité à dix-neuf-ans bien sonnés avec un dénommé Patrick, fort amoureux d’elle. Ils fréquentaient tous les deux la même bande, de sacrées virées en voiture s’annonçaient avec Muriel au volant ! Sur les petites routes de campagne, on ouvrait le toit pour avoir de l’air. Les uns et les autres se mettaient debout, cheveux au vent, criant leur joie d’être jeunes, d’être beaux, d’être libres… Ils avaient la vie devant eux.

 

 

 

De ses premières années de conduite, la Dyane en était sortie toute cabossée. Muriel était aussi imprudente et maladroite qu’à ses cours, au début, avec monsieur et madame les moniteurs. Elle avait évité les accidents mais ne manquait pas de reculer dans un mur, de heurter un poteau, ou plus grave une autre voiture… L’abus de bières et de joints n’arrangeait rien !

 

 

 

Plus tard, lorsqu’elle irait suivre ses cours à la Sorbonne, elle prendrait le train pour ses allers-retours.  Il n’y avait pas encore l’autoroute et conduire dans Paris, elle n’y pensait même pas. Elle rentrerait chez son père presque tous les week-ends, rejoindrait Patrick dans le bar attitré de leur bande, ils décideraient de leur soirée. Sa voiture aurait alors pour vocation à circuler essentiellement là-bas, au milieu des vignobles, sur les petites routes sinueuses ou même des chemins de terre.

 

 

 

La pauvre Dyane avait fini sa carrière dans un fossé, sur un terrain vague au milieu de nulle part, soi-disant un raccourci, au cours d’une fête de village bien arrosée. Muriel et les autres, sacrément défoncés, s’en étaient sortis indemnes, mais la voiture était irréparable. Tant pis, elle se passerait un temps de ce moyen de locomotion, elle vivait et travaillait à Paris, maintenant. Le métro et la marche à pied, ça lui allait bien ! Elle avait un nouveau copain, Mehdi, qui habitait en proche banlieue. De ce fait, elle revenait moins souvent chez son père.

 

 

 

Après sa mutation dans un grand lycée de province pour oublier Mehdi et revenir à ses racines, elle avait acheté une Fiat Panda qu’elle garda une dizaines d’années, avec des bosses, certes, mais en état de marche. Arrivant au bout de sa course, la petite Fiat rouge avait cédé la place à une Polo Volkswagen d’une couleur assez spéciale, entre le jaune et le vert, du meilleur effet. Celle-ci aussi avait pris des gnons !

 

 

 

Certes, les années passant, Muriel était bien meilleure conductrice, mais elle ne serait jamais été douée pour les manœuvres. Quelle plaie, de parvenir à se garer dans ces parkings souterrains sur un emplacement minuscule, entre un mur et un poteau ! Ça n’y manquait pas : elle se prenait souvent l’un ou l’autre.

 

 

 

Après cette voiture-là elle avait acheté une Ford Ka, un modèle amusant, orange marron métallisé, tenant bien la route. Mais il fallait toujours qu’à un moment donné, Muriel bute dans un obstacle qu’elle n’avait pas vu : le poteau en bois soutenant le toit du garage à voitures de sa résidence, une borne en béton le long d’un trottoir quelconque…

 

 

 

Malgré quelques beignes qui ne l’empêchaient pas de rouler tout à fait correctement, vieille mais encore gaillarde, la Ford fut cédée au début de l’année 2018 à son neveu d’Auvergne, pour ses dix-huit ans. La conduite accompagnée à partir de seize ans lui avait facilité la tâche pour avoir le permis en même temps que sa majorité ! Ainsi, la voiture de Muriel restait dans la famille et tout le monde était content. Elle espérait qu’Alex en fasse bon usage.

 

 

 

Sa cinquième voiture, une Twingo neuve couleur jaune éclair, moteur à l’arrière, lui tendait les bras chez le concessionnaire. Ah ! Quel plaisir de la voir propre, brillante, sentant le neuf, avant de conclure la vente et de repartir avec ! Muriel se demandait toutefois combien de temps son acquisition resterait nickel au niveau carrosserie.

 

 

 

Elle eut assez vite la réponse : un mois à peine après la mise en circulation de son véhicule, elle avait reculé trop vite et choqué une grosse voiture garée trop près, qui s’en était tirée sans dégât visible. Par contre, le pare-chocs arrière gauche de la sienne, tout en plastique, s’était fendillé à deux endroits : la première blessure de guerre d’une longue série à venir.

 

 

 

 

 

10 - Visite guidée

 

 

 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, pour la visite guidée Art en folie, c’est par ici ! Vérifiez d’avoir fixé correctement votre casque de chantier et d’apposer sur vos vêtements le petit autocollant que l’on vous a remis à l’entrée.

 

 

 

Je m’appelle Andrea et je vous remercie d’avoir choisi cette formule. Elle vous réservera bien des surprises ! Tout le monde est prêt ? Vous êtes quinze inscrits, passez devant moi s’il vous plaît, que je vous compte…

 

 

 

C’est parfait !

 

 

 

Vous vous trouvez dans un lieu immense, deux fois millénaire, qui a connu la splendeur puis la décadence, son enfouissement puis son oubli. C’est bien plus tard, à la Renaissance, qu’il sera exploré. L’on y découvrira ces fresques de toute beauté que vous pourrez contempler tout à l’heure, en toute dernière partie de visite.

 

 

 

Elles inspireront ce que l’on nomme le style grotesque, magnifié par Michel-Ange, Le Pérugin, Botticelli, Ghirlandaio, pour ne citer qu’eux… Vous allez vivre une expérience passionnante, une incursion dans un monde fabuleux, un univers hors du commun !

 

 

 

Par ici, veuillez me suivre…

 

 

 

Dans ces premières salles transformées en musée d’art contemporain, vous sont présentées les dernières œuvres de l’artiste néerlandais Remco Wouters. Gare aux émotions fortes ! Vous êtes venus de votre plein gré, vous avez choisi cette formule, vous allez vous régaler !

 

 

 

Voici, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, sur ce tapis sale et élimé, un dromadaire empaillé monté sur patins à roulettes. Vous constaterez qu’il croule sous des sacs en papier eux-mêmes pleins à ras-bord d’emballages de hamburgers, nuggets et autres frites, provenant d’enseignes de fast-food internationales réputées pour leur malbouffe.

 

 

 

Je vous laisse réfléchir sur le message véhiculé par cette première installation.

 

 

 

Veuillez allumer la lampe frontale de votre casque, s’il vous plaît. Nous entrons dans une zone de brouillard et d’obscurité.

 

 

 

Super, on y va !

 

 

 

Vous verrez, en vous avançant, une table métallique grise et imposante, genre mobilier fabriqué en RDA. Un vieux et gros poste de radio y est posé en plein milieu. Si vous vous approchez suffisamment, vous pourrez écouter les messages cryptés des résistants pendant la Seconde Guerre Mondiale. Les messages ? Le brouillard ? L’après-guerre ? L’obscurité ?

 

 

 

Cela vous donne quelques pistes d’interprétation !

 

 

 

Éteignez maintenant votre lampe, nous n’en avons plus besoin pour le moment.

 

 

 

Merci !

 

 

 

La reproduction de ces statues gréco-romaines en résine de synthèse et aux couleurs fluo vous surprendra peut-être, d’autant plus que chacune d’entre elles est affublée d’un bonnet en peau de castor comme savent si bien en porter les Canadiens. Par contre, les Grecs et les Romains… L’artiste exprime dans cette œuvre multiple sa révolte contre l’uniformité, les a priori, l’intolérance. Tous pareils, tous différents.

 

 

 

Vous êtes perplexes, n’est-ce pas ?

 

 

 

Ce tableau aux dimensions gigantesques se nomme Gloire à la liberté d’écrire. Tout le monde a le droit, selon Remco Wouters, d’utiliser, en milieu urbain comme en milieu rural, l’espace des murs pour s’exprimer, laisser une trace, apposer sa signature, faire un dessin…

 

 

 

Et ce, de la façon qui lui convient : les graffitis, les tags, les pochoirs, les fresques peintes à la bombe, les affiches collées dans des endroits étudiés et choisis à l’avance, les détournements de panneaux signalétiques ou publicitaires… Bref, tout ce qui exprime une poésie, tout ce de quoi émane une fantaisie, une touche d’humour, un côté surprenant, un basculement du quotidien…

 

 

 

Mais je m’égare, venez plutôt par là.

 

 

 

Comme vous le savez peut-être, l’artiste plasticien, outre de parler le néerlandais, l’anglais et le japonais, maîtrise aussi parfaitement le français. Il a besoin, comme tous les gens curieux et cultivés dont vous faites partie, n’est-ce pas, de chercher dans le dictionnaire la définition des mots qu’il ne connaît pas.

 

 

 

Vous me suivez ?

 

 

 

Voilà pourquoi, sur ce manège enchanté très bucolique, tournent à la fois des faucons en plastique et des silhouettes d’hommes vigoureux en habits de campagne. Regardez ce qui est écrit sur ces affichettes, reproduites et collées à l’infini tout autour… Elles vous donneront la clé du mystère ! Hobereau : voir déf. 1) Faucon de petite taille 2) Gentilhomme campagnard de petite noblesse, qui vit sur ses terres. Pas trop le tournis ?

 

 

 

Continuons par ici.

 

 

 

Vous éprouverez peut-être une déception en franchissant cet épais rideau rose et blanc. C’est une installation sensorielle un peu fumeuse, plutôt bizarre et bien barrée… Il s’agit d’une réinterprétation, à la sauce hollandaise, du conte pour enfants Hansel & Gretel. Mais je ne vous en dis pas plus. Que les plus téméraires lèvent le doigt pour faire l’expérience. OK, tout le monde est intéressé ? Je vous laisse cinq minutes, puis je vous inviterai à passer de l’autre côté.

 

 

 

Alors ? Avez-vous aimé cette immersion dans la guimauve, le pain d’épices et la gelée de pomme ? À la limite de la nausée, oui, je suis plutôt d’accord…

 

 

 

Changeons de décor et de saveurs, suivez le guide !

 

 

 

Cette pièce parfaitement conservée, très certainement une salle à manger, a été entièrement décorée par des artistes au temps de Néron. Les centaines de jambons fumés qui y sont suspendus sont à interpréter comme une vanité. Tempus fugit, souviens-toi du temps qui passe, tu es mortel, toute chose est éphémère…

 

 

 

Imprégnez-vous, laissez les odeurs parvenir jusqu’à vos narines…

 

 

 

Pas trop fatigués ?

 

 

 

Profitez de la pause pour vous restaurer ! Des en-cas salés et sucrés, des boissons chaudes ou froides vous sont proposés sous forme d’un buffet. Servez-vous comme vous l’entendez, emportez quelques provisions… La route est encore longue !

 

 

 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, notre visite guidée se poursuit par là.

 

 

 

La haute et massive porte en bois sculpté que je m’en vais ouvrir avec cette clé dorée, finement ouvragée, nous permettra d’accéder aux merveilles de l’Antiquité.

 

 

 

Nous nous dirigeons maintenant vers les cryptoportiques qui je l’espère, si je ne m’égare pas comme la dernière fois, nous mèneront à la villa proprement dite. Bien d’autres chocs artistiques et mises en scènes spectaculaires vous attendent !

 

 

 

Vous êtes tous volontaires ? Vous n’avez peur de rien ? Alors on y va. Un par un s’il vous plaît, que je puisse vous recompter.

 

 

 

On ne sait jamais.

 

 

 

 

 

11 - Une rue en ville (juin 2018)

 

 

 

Le ciel était couvert, l’air légèrement humide. Ce n’était pas gênant, il ne faisait pas froid. Pour peu que l’on ait tout de même un bon pull, un bonnet et un coupe-vent avec capuche, au cas où il pleuvrait !

 

 

 

Avec le téléphérique, les nouveaux quartiers étaient facilement accessibles pour les piétons. L’ascension en cabine permettait de surplomber un panorama à couper le souffle ! L’on découvrait la ville d’une façon insolite avant d’entamer lentement la descente, sur l’autre rive.

 

 

 

La station se trouvait dans les anciennes fonderies, longtemps restées en friche. Cet immense site industriel avait été depuis peu réhabilité en un espace public festif et multi culturel.

 

 

 

La traversée des grands et hauts bâtiments, où l’on pouvait voir d’antiques machines, serait réalisée tranquillement, en flânant. Il régnait là une douceur de vivre dont il faisait bon s’imprégner.

 

 

 

Devant la médiathèque se déclinant sur plusieurs étages, de grands panneaux présentaient une exposition de photographies sur le thème du réchauffement climatique.

 

 

 

Dans des recoins aménagés, des jeunes gens se livraient à une joute chorégraphiée avec des sabres laser tous droits sortis de Star Wars, d’autres s’entraînaient à la danse hip hop, d’autres encore, en position du lotus, méditaient…

 

 

 

Un territoire utopique, atypique, préservé des violences qui agitaient le monde extérieur. Les gens semblaient heureux d’être là, chacun vaquant à ses occupations.

 

 

 

Les longs passages franchis dans la contemplation, la sortie présentait un autre décor : une architecture résolument contemporaine, un quartier tout juste sorti de terre.

 

 

 

Le temps s’était rafraîchi, les nuages se faisaient menaçants. Qu’à cela ne tienne ! Laissant derrière elle les ateliers monumentaux et les bâtiments design, Sonia se dirigea vers la rue dont on lui avait parlé à l’Office de Tourisme.

 

 

 

Descente prudente en foulant les pavés. En contrebas, les constructions modernes ont disparu, cédant la place à de solides bâtisses en murs de pierre, toits en ardoise, volets en bois et rideaux aux fenêtres. Il y a un café accueillant qui fait l’angle. L’on tourne à gauche…

 

 

 

La voilà, cette rue où l’on trouve les rares maisons du XVIIe siècle encore debout, épargnées miraculeusement des bombardements de la dernière guerre !

 

 

 

Il n’y a pas un chat. Ou plutôt si, il y en a plein ! Celui-ci dort sur un banc, ceux-là dans un panier, sur un fauteuil, en haut d’un mur, au milieu des pots de fleurs… D’autres se baladent, font leur toilette. Les plus amicaux réclament des caresses.

 

 

 

Sonia prend les félins en photos puis s’aventure dans un passage étroit où elle découvre un jardin exotique luxuriant, plein de charme. Plus bas elle pousse la porte du petit musée retraçant l’histoire de la rue, plus loin elle admire des décors de théâtre entreposés soigneusement en attendant la belle saison…

 

 

 

Partout des plantations, des cactus, des palmiers, des arbres fruitiers, des aromates, des légumes, des plantes fleuries, des massifs d’ornement. Des milliers de pots, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, sont posés sur les pavés, tout au long de la rue.

 

 

 

Des objets en faïence, des cafetières métalliques émaillées, des paniers en osier, tout un bric-à-brac soigneusement agencé. Des tableaux de toute sorte, pas mal de croûtes, sont accrochés sur les murs extérieurs. Il y a des jardinières aux fenêtres.

 

 

 

L’endroit semble habité, mais il n’y a personne. À part les chats, bien sûr. Mais eux ne savent pas lire ! Une maison fantaisiste et farfelue, comme doivent certainement l’être aussi ses propriétaires, attire l’œil de Sonia.

 

 

 

De drôles de messages sont inscrits sur les pancartes accrochées au grillage du jardin :

 

 

 

Volkswagen petite voiture pour grosse madame, suivi de :

 

 

 

Mercedes grosse voiture pour petite madame, puis :

 

 

 

Vasistas petite fenêtre avec grand carreau, enfin soyons fous :

 

 

 

La banane c’est bon car y’a pas d’os dedans

 

 

 

« Y’a pas d’mal à s’faire plaisir ! » pense-t-elle tout haut, un sourire illuminant son visage.

 

 

 

Sur un mur en hauteur, elle distingue une vieille fresque délavée représentant un révolutionnaire, bras levé, portant le bonnet rouge. Avec, au-dessous, cette phrase sublime :

 

 

 

Ne pas céder sur l’impossible.

 

 

 

Tout près, trône une barrière en bois sculpté où sont peints, en doré sur fond bleu :

 

 

 

Les beaux dimanches.

 

 

 

Une autre fresque représente une jeune femme en robe longue, aussi haute que la porte voisine. Cheveux lâchés, mains sur les hanches, elle lance à la cantonade :

 

 

 

Ici, je vais faire mon carnaval !

 

 

 

Sur une petite table ronde peinte en rouge, il y a des galets où sont écrits de jolis mots. Sonia s’amuse à les déplacer, à sélectionner ceux qui lui parlent. Elle choisit : Loin. Absolument. Une. Liberté. Puis elle photographie sa composition.

 

 

 

Avant de quitter la rue, Sonia s’attarde sur une habitation qu’elle n’a pas pris la peine de détailler en arrivant.

 

 

 

C’est la maison bleue, des fois qu’on en doute, avec son enseigne bleue, ses volets bleus, ses fenêtres pimpantes aux contours peints en bleu. Sur la porte d’entrée, la peinture bleue s’écaille. Un écriteau imprimé en bleu, format A4, a été plastifié et agrafé à même le bois.

 

 

 

Sonia s’approche :

 

 

 

Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines.

 

 

 

Eugène Varlin

 

 

 

Sur la boîte aux lettres, s’affichent deux noms et deux prénoms de femmes.

 

 

 

(Promenade à Brest, nouveau quartier des Capucins, vieille rue Saint-Malo, avril 2018)