1 - Les petits bonheurs (juillet 2008)

 

2 - Les nouveaux bonheurs (octobre 2013)

 

3 - Les bonheurs qui durent (juin 2015)

 

4 - Les bonheurs passés (année 2016)

 

5 - Les bonheurs qui restent (juillet 2017)

 

6 - Les bonheurs fugaces (août 2017)

 

 

Les petits bonheurs

 

 

1  Les petits bonheurs (juillet 2008)

 

Léa

Moi, c'est Léa. Ma maîtresse m'appelle comme ça : « Léa ! Léa ! Léa ! » Je viens d’avoir treize ans et je me porte plutôt bien. Oh ! Des problèmes digestifs de temps à autre, des nausées, des vomissements… Je mange trop vite et je n'ai plus beaucoup de dents !

 

Pourtant, elle fait tout pour me satisfaire, côté nourriture : elle varie les pâtées, il y en a de très bonnes mais aussi de très mauvaises, mais ça elle n'y peut rien, elle ne va tout de même pas les goûter… Elle laisse à ma disposition des croquettes avec de l'eau bien fraîche, elle me donne parfois des petits morceaux de viande qu'elle a coupés finement dans son assiette, exprès pour moi…

 

Je suis bien traitée, ma caisse est toujours propre, je reçois beaucoup de caresses et de bisous, ma maîtresse me dit tous les jours que je suis belle et qu'elle m'aime. Je peux profiter à mon aise du grand jardin, qu'elle entretient avec soin ; il est toujours fleuri, quelle que soit la saison. En été, elle s'arrange pour laisser quelques zones de hautes herbes, sous les arbres, où j'adore venir faire la sieste, bien cachée, sans personne pour me déranger. Nous sommes en été : vive les petits coins frais, à l'ombre !

 

Au fond du jardin, sous la haie, il y a un passage qu'elle maintient en état en coupant régulièrement les branches ou les orties qui pourraient l'obstruer. Il permet d'accéder à un petit chemin et à d'autres jardins ! Elle est bien gentille, de penser à ça ! S'il n'y avait plus ce passage, ce serait la catastrophe !

 

Je ne m'aventure plus très loin aujourd'hui… Je me fatigue vite ! De temps en temps, la nuit, si je me sens en forme, je m'autorise quelques escapades de l'autre côté. Je me promène le long du chemin, tranquillement. Je m'arrête, je hume l'air, je me fais silencieuse, immobile, j'attends les souris…

 

Il m'est encore arrivé récemment d'en attraper une, pas bien nerveuse, je l'avoue, qui passait par là ; il ne m'a pas été très difficile de lui ôter la vie. J'ai fait ça proprement, rapidement, et je l'ai déposée bien fièrement sur les marches de la porte-fenêtre, pour que ma maîtresse la trouve le matin, à son réveil. Elle le sait bien, que c'est un cadeau extrêmement précieux que je lui fais là ! Je lui exprime toute ma reconnaissance, toute ma gratitude, toute la joie que j'ai de vivre ici avec elle, tout mon amour…

 

Elle me complimente, elle me donne des caresses, elle attrape mon « cadeau » par la queue, elle l'examine, puis ne sachant plus quoi en faire, elle le met à la poubelle… Je comprends qu'elle ne puisse pas garder chez elle une pauvre souris morte ! Ce qui compte, c'est le geste. C'est tout le mal que je me suis donné à l'attraper : des heures d'attente, tout en pensant très fort à elle !

 

Il y a des soirs où je ne sors pas, où je préfère rester au calme avec elle. Après le dîner, elle installe son canapé clic-clac en position lit, elle se met dans les draps pour lire, écouter de la musique ou regarder la télévision… Alors je viens la rejoindre, je m'installe confortablement sur sa poitrine, je presse sur elle mes pattes de devant, l'une après l'autre, en essayant de ne pas trop sortir mes griffes, et je ronronne.

 

J'aime dormir tout près d'elle. Quand vient l'heure d'éteindre la lumière, elle place l'une de ses mains sur mon ventre, là où c'est chaud et doux, et elle s'endort comme ça, en me grattant du bout des doigts. Je suis aux anges ! C'est le bonheur absolu. Je m'abandonne… J'espère encore vivre quelques belles années de cette façon.

 

Dommage que je ne sois pas toute seule, dans cette maison. Il me faut souvent défendre mes droits, grogner pour me faire entendre, donner des coups de patte, parfois même me battre… Je dois, malheureusement, faire des concessions. Ce n'est pas de gaieté de cœur ! Cela m'angoisse, parfois, terriblement, jusqu'à m'en rendre malade.

 

Elle exagère, ma maîtresse, un seul chat, moi, en l'occurrence, si distinguée et délicate, à la belle robe tigrée fauve avec du blanc au bout des pattes, sur le museau, le menton et le cou, ça lui suffisait bien, non ? Pourquoi a-t-il fallu qu'elle revienne, un beau matin, avec une petite créature noire aux yeux jaunes verts, au museau pointu et aux grandes oreilles ? Un chaton frêle et maladif, qui n'a d'ailleurs pas tardé à attraper le coryza, je ne donnais pas cher de sa peau.

 

Mais non, il a bien tenu le choc, il s'est mis à grandir, à grossir, à devenir l'infâme bête qu'il est aujourd'hui : un gros sac noir, ventru, poilu, méchant comme une teigne, qui ne pense qu'à manger ou à embêter son monde. Un coup de griffe par ci, un jet de pisse par là… Qu'il retourne en enfer, ce Lucifer ! Ma maîtresse l'a fait opérer, mais il a quand même gardé un sale caractère de mâle dominant ! Tous les jours je lui dis : « Va-t'en, va-t'en, tu es méchant ! » Mais il ricane et me répond effrontément : « Jamais, jamais, vieille chose ! » Il souffle, il crache sur moi, il s'approche en gonflant ses poils… Il ne m'impressionne pas. J'étais là avant lui !

 

Je ne l'aime pas. Lui non plus, d'ailleurs. La plupart du temps, il m'ignore, il vit sa vie comme si je n'existais pas. Quand lui prend l'envie d'être désagréable, il éprouve un malin plaisir à vouloir me déloger de l'endroit où je dors pour se mettre à ma place. Souvent je lui tiens tête jusqu'à ce qu'il s'en aille ; parfois, quand il me pousse à bout et que je perds patience, je pars en râlant, je vais chercher un coin plus tranquille…

 

C'est un tyran ! Ma maîtresse le traite souvent de sale bête, mais elle lui fait de gros câlins, et à lui aussi elle dit qu'il est beau et qu'elle l'aime… Ça doit être comme ça, chez les humains. Ils peuvent partager leur amour entre différents êtres… Moi, j'aime les choses simples : un chat, un maître.

 

Tempo

Je suis Tempo. Ma maîtresse dit souvent que ça rime avec gros, en plaisantant gentiment, croit-elle. Car ce n'est pas vraiment gentil, de me dire ça. Je suis très susceptible, à chaque fois je le prends mal. Je ne suis pas gros, je suis costaud ! Qu'elle ne s'étonne pas, après, si je sors mes griffes, si je lui assène quelques coups sur la main qu'elle avance innocemment vers moi, si je la mords avec mes canines redoutables. Il faut qu'elle sache qui est le maître, ici !

 

Je suis un pauvre chat né dans la rue, d'une mère qu'on a abandonné, n'ayant eu que pour seule perspective l'euthanasie chez le vétérinaire, avec tous mes frères et sœurs… Mais une brave dame nous a recueillis, avec notre maman. Je lui en suis reconnaissant, éternellement ! Grâce à elle, j'ai eu une vie de bébé chat heureuse ; dans sa maison il y avait plein d'autres chats, des chiens aussi, tous très gentils… J'ai été choyé, dorloté, j'ai bien tété ma mère, j'ai beaucoup dormi, je me suis amusé comme un petit fou…

 

Mes frères et mes sœurs sont tous partis les uns après les autres, on les emportait dans un panier, ils avaient l'air content de s'en aller… Je suis resté quelque temps seul avec ma mère, mais elle m'évitait, elle me repoussait. « Tu es sevré, maintenant, tu n'as plus besoin de moi ! Il est temps de nous séparer ! Une vie nouvelle m'attend, tu sais, une famille va bientôt venir me chercher ! Toi aussi, on va t'adopter ! Ce sera bien, tu verras ! »

 

Un jour est arrivée une petite bonne femme blonde, avec un panier. Elle m'a regardé, elle m'a approché, elle a avancé sa main vers moi… Je ne l'ai pas griffée, non, je voulais qu'elle ait une bonne opinion de moi, alors j'ai avancé mon petit museau bien frais en ronronnant… Je me suis laissé faire quand elle m'a pris dans ses bras, quand elle m'a soupesé, détaillé, tripoté… L'affaire était dans le sac et le chaton, dans le panier ! « Adieu, chère maman ! Je pars en voyage ! »

 

Pour un chat des rues, j'ai plutôt bien réussi : j'habite une maison où je trouve pitance à volonté (j'essaie bien un peu de me restreindre, mais c'est plus fort que moi, j'adore manger), un grand jardin, une maîtresse généreuse et compréhensive… Le bonheur, quoi !

 

Au fond du jardin, sous la haie, il y a un passage qu'elle maintient en état en coupant régulièrement les branches ou les orties qui pourraient l'obstruer. Il permet d'accéder à un petit chemin et à d'autres jardins ! Elle est bien gentille, de penser à ça ! S'il n'y avait plus ce passage, ce serait la catastrophe !

 

La nuit, tous les chats sont gris, mais moi je suis noir, noir comme de l'encre, on ne me voit pas, je peux chasser mes proies… Et je fais respecter la loi ! Chats errants, pleins de puces, allez voir plus loin ! Passez votre chemin ! Ici c'est chez moi, on n'entre pas ! Non mais des fois…

 

Ah ! J'en ai coursé, de ces profiteurs qui prenaient ma gamelle pour un libre-service… C'est le cirque, ici, quand ma maîtresse s'absente ! Mais j'ai vite fait de les renvoyer de l'autre côté, et qu'ils ne reviennent pas, sinon ils auront affaire à moi !

 

À la fin de l’été, j'aurai six ans. Il va vraiment falloir que je surveille mon poids. Je le sens, en ce moment, que je me traîne, avec mon gros ventre… D’accord, je suis corpulent, mais j'ai mon poids de muscles, tout de même ! Et puis il y a du monde à la maison, en ce moment. Il faut que je reste vigilant, des fois que la petite chose qui s'est installée chez moi veuille prendre le pouvoir… Oh non ! Elle est bien trop fragile, bien trop fluette !

 

Par contre, elle a bien su faire son petit cinéma auprès de ma maîtresse, qui a fini par lui ouvrir la porte et lui donner à manger, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à l'adopter… Elle a réussi son coup, la coquine ! Là-bas, ses maîtres ne s'occupaient pas d'elle, ils avaient deux gros chiens, dont un très méchant… Alors la voilà ici, à occuper ma place dans le canapé, à manger dans ma gamelle, à me narguer, à vouloir jouer avec moi…

 

Il faut voir comment elle se comporte : elle fait des numéros de charme, elle se met sur le dos pour se faire caresser le ventre, elle réclame des câlins en ronronnant très fort… Tout un cinéma ! Cela dit, elle est bien gentille, cette petite chatte noire aux yeux verts, aux jolies pattes toutes blanches, comme des chaussons. Elle a aussi du blanc sur le plastron, le ventre, les cils et les moustaches… Une vraie beauté ! Elle s'est installée là parce qu'elle s'y sent bien, c'est tout… Je la comprends. Je suis méchant, mais pas assez pour la faire fuir d'ici. Je ne dois pas oublier d'où je viens.

 

Pauvre petite, contrainte de dormir dans la niche du chien ! Ah ! Elle a tout gagné en venant vivre sous mon toit ! Elle sait ce qui est bon pour elle, pas de doute ! Je lui fais peur de temps en temps, pour qu'elle se souvienne de qui fait la loi ici. Du moment qu'elle ne me pique pas ma place, juste au-dessus de la tête de ma maîtresse quand elle lit, écoute de la musique, regarde la télévision ou quand elle dort, et tout ira bien.

 

Elle est toute fine, cette jeune chatte, elle mange beaucoup mais elle ne grandit pas, elle garde une taille de chaton… Je m'inquiète pour sa santé, parfois ! En tout cas, c'est une forte tête ! Chapeau, quand même, de s'amener : « Bonjour, c'est moi que v'là, il n'y aurait pas un peu d'amour pour moi, par ici ? » Alors voilà. Elle est là. Je fais avec, mais je reste sur mes gardes. C'est moi le chef, quand même. Personne ne doit oublier ça.

 

Kiwi

Je m'appelle Kiwi, c'est le prénom que m'a donné ma deuxième maîtresse. Avant c'était Opium, mais ça c'était avant, j'ai presque déjà tout oublié de ma vie d'avant, depuis que j'ai changé de maison. Oh ! Je ne suis pas allée au bout du monde ! Seulement un peu plus loin !

 

Ici c'est le bonheur, du matin au soir, du soir au matin ! Je me sens en sécurité, protégée, défendue ; le gros chien ne peut plus m'attraper ni me faire du mal… Je ne suis plus obligée de dormir dehors, je peux profiter du coin d'un bon matelas ! Ma maîtresse me considère, s'adresse à moi, s'occupe de moi, s'inquiète de ma santé, m'emmène chez le vétérinaire en me transportant dans une petite cage avec une poignée.

 

Je lui fais confiance, elle ne veut que mon bien, elle a l'air vraiment de m'aimer. Je fais tout pour lui plaire, pour lui être agréable. J'aime dormir pas loin d'elle, sur le canapé, quand elle travaille sur son ordinateur, ce drôle d'engin gris et plat avec un écran où s'animent toutes sortes de choses…

 

Je ne suis pas le seul chat de la maison, mais ça je le savais déjà avant d'y habiter. Ils avaient l'air heureux et bien nourri, ces deux-là, la femelle tigrée et le gros mâle noir… En tout cas plus heureux que moi. Mes anciens maîtres n'étaient pas souvent là, ils oubliaient de me donner à manger, ils avaient l'air de ne pas trop savoir ce que c'était de s'occuper d'un chat, ils me laissaient dormir dehors avec le chien… Enfin c'était toujours mieux que rien.

 

Parce que cette chienne-là, je l'aimais bien. Je lui suis très reconnaissante de m'avoir accueillie si chaleureusement, quand je suis arrivée chez eux : j'étais un tout petit chaton, j'aurais eu encore besoin de ma mère, le goût de son lait me manquait… Elle s'est occupée de moi du mieux qu'elle a pu, partageant généreusement sa ration de croquettes. Ce n'était pas très bon, trop dur pour mes petites dents, mais quand on a le ventre vide… On s'entendait plutôt bien, toutes les deux. Ce n'était pas si désagréable de dormir tout contre elle… J'avais bien chaud ! Je vais lui rendre visite, de temps en temps. Mais je reste prudemment derrière le grillage. À cause de l'autre, la grosse brute…

 

Dès que j'ai eu grandi un peu, j'ai voulu aller voir d'un peu plus près l'appartement où vivaient les deux chats, le noir et la tigrée. Chez eux, tout paraissait calme, simple, paisible. Ils avaient l'air de faire ce qu'ils voulaient, ils entraient, ils sortaient, ils mangeaient des choses appétissantes… Le matin, leur maîtresse les sifflait, elle les appelait par leur nom pour les faire rentrer, pour leur donner à manger avant de partir au travail. Je serais bien venue, moi aussi ! Mais je restais en boule, collée contre ma maman chien. Ce n'était pas chez moi, là-bas. Je pouvais rester des journées entières sans rien dans le ventre. J'avais si faim !

 

J'ai passé l'automne dehors, puis tout l'hiver. Comme j'ai eu froid ! Mes maîtres me laissaient rarement entrer et quand ils le faisaient, c'était pour me crier dessus et faire devant moi des gestes brusques. Je m'aventurais bien de temps en temps jusqu'à la maison des deux chats, pour voir comment ça se passait pour eux…

 

Je pointais mon museau à la fenêtre, je regardais à l'intérieur. Soit ils dormaient, soit ils mangeaient, ou alors leur maîtresse leur faisait des câlins… Quand elle lisait, écoutait de la musique ou regardait la télévision, l'un ou l'autre venait sur elle et réclamait des caresses. Ils pouvaient même monter sur la table de la cuisine pour boire de l'eau dans une cruche !

 

Quand la petite bonne femme blonde ouvrait la porte-fenêtre, qu'elle prenait l'air sur la terrasse ou qu'elle s'occupait du jardin, je m'avançais vers elle en miaulant gentiment. J'aurais aimé, moi aussi, recevoir quelques caresses ! Elle m'en donnait, parfois. Elle jouait avec moi, aussi. Mais je n'avais pas le droit d'entrer chez elle, pas question !

 

Au début du printemps, mes maîtres sont arrivés avec un deuxième chien, qui ressemblait au premier, mais en plus jeune, plus remuant, et vraiment très méchant. Du jour où cette horrible bête est arrivée, je n'ai plus eu ma place. J'avais peur, extrêmement peur que ce molosse aux crocs puissants ne fasse de moi qu'une bouchée ! Et tous ces aboiements affreux pour me chasser !

 

Alors je suis partie, bien décidée à tenter ma chance dans la maison voisine, celle des deux chats et de leur gentille maîtresse. Je suis venue tous les jours, le matin à l'heure de la pâtée, le soir à l'heure de la pâtée… Je miaulais, je pleurais, je gémissais, je lui suppliais de m'ouvrir sa porte, de me donner à manger ; j'étais malheureuse, une pauvre petite chatte abandonnée…

 

Un matin, elle a fini par craquer. Les deux autres étaient déjà rentrés, ils bâfraient dans leurs gamelles, et moi j'avais faim, tellement faim ! Je suis restée à miauler, derrière la vitre, j'ai insisté, j'ai gratté de toutes mes forces avec mes pattes de devant, j’ai sorti mes griffes pour faire encore plus de bruit… J'étais désespérée ! Elle a hésité un peu, puis elle a préparé une petite assiette et elle m'a appelée, d'une voix douce. Je suis entrée, je me suis précipitée sur la nourriture, elle m'a caressée, elle m'a regardé manger, puis quand j'ai eu fini, elle m'a remise dehors.

 

Le lendemain matin, je suis revenue et elle m'a ouvert. Elle m'avait préparé un petit coin rien pour moi, avec mon repas et un bol d'eau fraîche. Plus tard, voyant que j'aimais ça, elle m'a servi du lait. J'ai eu le droit, jour après jour, de rester plus longtemps, de dormir où je voulais. Les deux autres chats ne m'ont pas chassée, même si je les sentais assez hostiles à ma présence… La dame blonde est ma maîtresse, maintenant… Elle me caresse, elle m'embrasse, elle me serre dans ses bras, elle me dit que je suis belle, elle me dit qu'elle m'aime.

 

Dans ma maison il y a Léa, la vieille chatte qui vit là depuis onze ans, m'a-t-elle dit ; moi je ne vois pas bien ce que ça fait, onze ans, je n'ai même pas encore un an… Elle m'a bien prévenue : je respecte sa tranquillité, je reste discrète, et tout ira bien. Elle ne m'adresse que très rarement la parole.

 

Il y a Tempo, le gros costaud, qui habite ici depuis ses trois mois ; il vient de ce qu'on appelle « L'École du Chat », une association qui recueille les animaux sans maître. Pour ce qui est de son éducation, il y aurait à redire ! Mal élevé, mal embouché, toujours à jouer les durs… Mais c'est une bonne pâte au bout du compte, il faut juste savoir le prendre.

 

Je lui ai demandé de m'apprendre à attraper des souris. Il était très content ! Lui, ce qu'il aime, c'est les rapporter vivantes jusque dans l'appartement. Une opération très délicate ! Pas du travail bâclé comme la vieille, qui s'obstine à les déposer mortes, parfois décapitées… La maîtresse ne les garde pas, elle les jette. Alors la course aux souris vivantes, ça crée un peu d'animation ; là au moins, tout le monde en profite ! Bien plus longtemps ! C'est ma maîtresse qui n'a pas l'air ravi.

 

Alors moi, les souris, je les lui rapporte vivantes, mais je les laisse sur la terrasse. Je joue un peu avec elles avant de les tuer, d'un bon coup de dents, pour qu'elles ne souffrent pas. Ma nouvelle maîtresse me complimente sur les proies que je lui offre, elle me parle gentiment, je suis heureuse.

 

Au fond du jardin, sous la haie, il y a un passage qu'elle maintient en état en coupant régulièrement les branches ou les orties qui pourraient l'obstruer. Il permet d'accéder à un petit chemin et à d'autres jardins ! Elle est bien gentille, de penser à ça ! S'il n'y avait plus ce passage, ce serait la catastrophe !

 

La nuit, je pars à l'aventure, je rencontre d'autres chats. Je ne suis pas assez méfiante, un peu trop naïve, alors quelquefois je me prends de sacrées peignées, de l'autre côté ! Au petit matin, ma maîtresse siffle, nous appelle tous les trois : « Léa ! Tempo ! Kiwi !" »

 

Nous arrivons en galopant, nous nous frottons contre ses jambes, nous nous mettons à manger, nos gamelles sont largement servies… Je n'y ai pas perdu au change ! Je suis vraiment chez moi, je fais partie de la famille. Maintenant, ma place est ici.

 

 

Les nouveaux bonheurs

 

 

2  Les nouveaux bonheurs (octobre 2013)

 

Kiwi

C’est moi la plus douce, la plus mignonne, la plus câline, ma maîtresse me le dit tous les jours. Et tous les soirs, lorsque je m’endors avec elle, tandis qu’elle me caresse le ventre. C’est tellement agréable ! Je vais moins dehors la nuit, en ce moment. D’abord, il fait plus froid ou alors il pleut. Ensuite, il y a des chats qui me font peur, qui m’attaquent, qui me griffent, alors je préfère rester chez moi.

 

Tempo, toujours aussi gros et encore plus méchant qu’avant, aime être dehors, autant le jour que la nuit. Il vient manger aux heures où notre gentille maîtresse remplit nos gamelles puis repart, non sans avoir déposé çà et là des petits jets de pisse. C’est dégoûtant ! Ma maîtresse se met en colère contre lui, elle ne comprend pas pourquoi il fait ça, il est choyé, bien traité, il n’a aucune raison de se comporter ainsi. C’est pénible, à la longue. Quel triste individu !

 

Il est toujours fourré avec Monsieur Patate, ce rouquin énorme, patibulaire, qui me fait des misères. Il me prend de haut, il grogne, il me menace, il me poursuit, il me donne des coups de griffe, il m’entaille les oreilles… Monsieur Patate et Tempo, c’est la fine équipe, spécialisée dans les mauvais coups. De bien vilains personnages !

 

En ce moment, ça m’est plutôt égal, car je passe mes journées et mes nuits à dormir bien au chaud sur la couverture rouge. Ah ! Que je l’aime, cette couverture rouge ! Si moelleuse, si confortable ! Le matin, ma maîtresse refait le lit, le met en position canapé et la plie avec précaution. Elle m’invite à venir m’y coucher, après que j’ai eu mangé de bonnes croquettes, une bonne pâtée, et bu un peu de lait.

 

Je ne me fais pas prier ! Je ronronne, je piétine de mes pattes avant, je tète, je m’installe en rond, accompagnée par les encouragements et les caresses de ma maîtresse. Elle s’en va, je m’endors, contente, le ventre plein. Tout va bien.

 

J’ai six ans, maintenant. Ma maîtresse n’y croyait pas, l’autre jour, quand elle a feuilleté mon carnet de santé. « Et cela fait déjà trois ans que nous avons emménagé ici » a-t-elle ajouté à mon intention, tout en me caressant affectueusement le front. « Tu reviens de loin, toi ! Quelle aurait été ta vie si je ne t’avais pas recueillie ? Tu es la plus belle créature féline de toute la Terre ! »

 

Au début, quand je suis arrivée ici, j’ai eu un peu de mal à m’y faire. Le jardin est beaucoup moins grand, les voitures roulent à deux pas de la maison, sans parler des camions et des bus… Je ne me sentais pas en sécurité. Dans l’appartement, il n’y avait que des cartons. Des montagnes de cartons, où j’allais me cacher pour échapper à Tempo, toujours prêt à me harceler. Au fil des jours, ma maîtresse a aménagé l’espace, elle a construit des meubles, elle a rangé ses affaires dedans, les cartons ont disparu…

 

Il y a cette grande et large étagère au milieu de la pièce principale, qui sépare le coin chambre du coin bureau. En bas, elle a laissé un casier vide, très utile comme passage lorsqu’on est un chat, afin d’aller plus rapidement de la chambre vers le couloir, la salle de bain et la litière, la porte d’entrée… Elle pense à tout, ma chère maîtresse ! Elle nous aime tellement !

 

Tempo

Plus les années passent, moins mon caractère s’arrange, ma maîtresse me le dit souvent, trop souvent à mon goût, ça me met en rogne ! Enfin oui, c’est vrai, je suis désagréable, je grogne, je hérisse les poils, je ne veux pas qu’elle me touche et si elle le fait quand même je la griffe et je crache… Malgré tout, elle reste gentille avec moi, elle me nourrit copieusement, elle me ressert si j’ai encore faim.

 

Je n’ai jamais manqué de rien, je suis ici comme un coq en pâte, bien portant mais pas obèse, non. D’ailleurs, mon ami Monsieur Patate, bien enrobé, corpulent comme moi, affirme ce que je sais déjà : être gros, c’est être beau, et cela donne un certain avantage sur les autres chats de la résidence. C’est lui le chef, il s’est imposé comme tel, avec sa carrure, sa force, sa combativité. Il n’hésite pas à flanquer de bonnes raclées à ceux ou celles qui voudraient se rebeller !

 

Cette chère Kiwi, si naïve, si craintive, en sait quelque chose ! Il se livre à de véritables courses poursuites avec elle quand il croise son chemin et ça ne se termine jamais bien. Ah ! La jolie petite chose n’est pas bien fière quand elle revient à la maison avec des griffures sur son corps longiligne et ses oreilles délicates…

 

Moi aussi j’ai subi les pires tortures et humiliations de la part de Monsieur Patate. Au début de son arrivée ici, tout du moins. Car maintenant, je suis son plus fidèle serviteur et son meilleur ami. Je le respecte, je suis soumis, il le sait et j’en prends mon parti. Il me laisse à peu près tranquille et j’ai le privilège de l’accompagner dans ses virées nocturnes. Nous livrons de sacrés combats, tous les deux ! Nous leur en faisons voir, à ces chats qui se croient tout permis sur notre territoire !

 

Il y en a une qui ne va pas être facile à mater, cependant. Ah ! Qu’est-ce que je rigole quand je vois Monsieur Patate se sauver devant elle ! Il n’a pas spécialement peur, il est plutôt surpris par l’affront de cette petite créature bondissante ! C’est Pirouette, un curieux chaton, têtu, monté sur piles, qui ne pense qu’à jouer et à provoquer les anciens. Moi aussi, je me laisse distraire par son cirque permanent, ses pitreries. Ça me rappelle ma tendre jeunesse, mon enfance, mon innocence…

 

Je ne suis pas souvent chez moi, en ce moment. Quand j’ai sommeil, je dors sous un buisson, à l’abri du vent, de la pluie ou du soleil quand il y en a. Parfois, la journée, quand ma maîtresse reste à la maison, je reste avec elle. Et si la couverture rouge, bien pliée sur le canapé-lit, est libre, je m’y couche et je m’y endors, heureux comme un pape… Ah ! Que je l’aime, cette couverture rouge ! Si moelleuse, si confortable ! Je ne la partage pas, ça non. J’y suis, j’y reste, et jusqu’au soir.

 

Quand ma maîtresse veut gentiment me caresser, me flatter et que je lui attrape la main pour la griffer, elle me dit que je suis fou, que j’ai eu de la chance d’avoir été adopté par elle, que chez d’autres gens, on m’aurait mis à la porte depuis longtemps, envoyé à la SPA ou ramené à l’École du Chat... Je suis irrécupérable, complètement taré, malfaisant. Ce sont ses propres mots lorsqu’elle est vraiment très en colère.

 

Je viens d’avoir onze ans, je me sens jeune, en pleine possession de mes moyens, même si mon pelage noir se constelle, ici et là, de petites taches blanches. C’est la maturité, la force de l’âge. Jamais malade, toujours dehors, en toute saison. J’aime la pluie, la neige, le vent, les bourrasques.

 

Ce n’est pas comme la petite précieuse, qui n’aime pas se mouiller les pattes, qui pleure si par hasard une goutte lui tombe sur le coin du museau… Toujours fourrée à la maison, celle-là, à couiner devant la maîtresse pour qu’elle la prenne dans ses bras !

 

Moi, je ne me chauffe pas de ce bois-là. Certes, j’aime la chaleur du foyer après quelques nuits passées dehors à m’occuper de mes affaires. Je mange alors copieusement avant de m’affaler dans un endroit où je vais être tranquille, comme la baignoire, dans la salle de bain. Ma maîtresse, avec sa gentillesse habituelle, y dépose une serviette de toilette exprès pour moi. Je ronronne, je piétine de mes pattes avant, je me mets en rond et je finis par m’endormir, repus et satisfait.

 

J’aime ma maison, malgré tout, cette nouvelle maison où nous sommes depuis trois ans maintenant. La maîtresse a bien arrangé son nouveau lieu de vie, un peu plus grand que le précédent, en rez-de-chaussée également, avec une porte-fenêtre. C’est pratique, pour entrer et sortir !

 

Il y a cette grande et large étagère au milieu de la pièce principale, qui sépare le coin chambre du coin bureau. En bas, elle a laissé un casier vide, très utile comme passage lorsqu’on est un chat, afin d’aller plus rapidement de la chambre vers le couloir, la salle de bains et la litière, la porte d’entrée… Elle pense à tout, ma chère maîtresse ! Elle nous aime tellement !

 

Léa

On me croyait mourante, me voici plus en forme que jamais ! Coriace, vivace, tenace, vorace, me dit ma maîtresse, qui me connaît si bien, qui s’occupe de moi à la perfection, me donnant tous les jours un cachet pour le cœur et pour les reins, m’emmenant chez le vétérinaire si je suis malade…

 

Comme cet été, quand je ne pouvais plus faire pipi, que ça me brûlait dans le ventre, que je n’avais plus ni faim ni soif. Heureusement, ça s’est arrangé. Ma maîtresse m’a forcée à avaler des cachets dont je ne voulais pas, que j’essayais par tous les moyens de recracher, mais dans le fond je le savais que c’était pour mon bien, pour ma santé. Elle a tout fait pour me soigner.

 

J’ai fêté mes dix-huit ans au mois de juin. Ce n’est pas si courant, dix-huit ans, pour un chat ! Ma maîtresse m’a complimentée, elle est très fière de moi, elle me prend dans ses bras, elle m’appelle son « vieux chat ». Elle me parle doucement, tout près des oreilles. Elle sait que je suis sourde, complètement sourde, sourde comme un pot. Elle sait aussi que je la comprends quand elle me parle, quand elle me flatte par de jolis mots, exprès pour moi.

 

Je continue à manger avec appétit, parfois trop vite, cela me fait vomir. C’est sûr, dès le matin au petit-déjeuner, ça n’enchante pas ma maîtresse de nettoyer. Je n’y peux rien, je suis âgée, j’ai les intestins dérangés. Au cours des années, j’ai perdu de la graisse, des muscles. J’aimerais bien être moins maigre, moins décharnée.

 

Quelquefois, la nourriture me dégoûte ; à d’autres moments je suis très affamée. Surtout quand ma maîtresse mange de ces choses à la si bonne odeur : du thon, du jambon, du steak… Elle en garde toujours un peu pour moi. Quand elle considère qu’elle m’en a donné assez, si j’insiste elle se fâche. Si j’insiste encore, elle me prend sous un bras, ouvre la porte fenêtre et me dépose délicatement sur la terrasse, sans un mot, puis retourne à son repas. J’ai beau gratter au carreau, rien n’y fait, je suis condamnée à rester dehors, comme une pauvre malheureuse. Pourquoi n’ai-je pas droit à ces bonnes choses plus souvent ?

 

D’accord, j’ai mes croquettes, « les croquettes de Léa » que ma jeune colocataire noire et blanche s’obstine à vouloir chiper sans cesse. Elle monte jusqu’à l’endroit qui m’est réservé, sur la machine à laver, et avale ouvertement ma nourriture. Cela amuse plutôt ma maîtresse, qui prend la petite coupable dans ses bras, la pose par terre près de son plateau et lui verse une poignée de « mes » croquettes dans sa gamelle. Pauvre chérie !

 

Enfin j’en ai vu d’autres, et comparé à l’affreux Tempo qui éprouve un malin plaisir à me martyriser, Kiwi, avec ses jolies pattes blanches, son cou et ses moustaches assorties, est de bonne compagnie. Mais je n’y peux rien, c’est plus fort que moi, quand l’un ou l’autre m’exaspère, à venir me flairer de trop près, je grogne, je souffle, je crache et je menace. Cela suffit à les faire reculer, à se tenir tranquilles, à me laisser tranquille.

 

Quand je suis vraiment contrariée, je m’énerve au point de tousser, de m’étrangler ; je sais, c’est moche. Quand ma maîtresse me voit dans cet état, elle me dit en riant : « Ne sois pas ridicule, Léa, tu te fais du mal pour rien ! » Je suis vieille, voilà tout, et je n’ai plus autant de patience qu’avant, dans mes jeunes années.

 

J’ai vécu seule, longtemps, avec ma maîtresse pour moi, exclusivement. Il y avait bien quelques invités, de temps en temps, pour les vacances : Igor, le chat élégant tout blanc, Speedy, la tigrée grise. Ils sont morts maintenant, paix à leur âme… Plus tard, Bianco s’est installé à la maison : une créature magnifique, blanc aux yeux vairons, un jaune, un bleu. Charmant, vraiment. Disparu du jour au lendemain. Ma maîtresse en a été fort triste, moi aussi, je l’aimais bien. Puis l’horrible chaton Tempo est arrivé et celui-là, rien à faire pour s’en débarrasser. Sale bête !

 

J’ai une belle vie, une longue et belle vie, bien remplie. Je ne sors plus beaucoup, j’apprécie l’intérieur de ma nouvelle maison, un peu plus spacieuse que la précédente, avec tous ces endroits que ma maîtresse met à ma disposition pour que je pique un gros roupillon. Ce que je préfère, c’est quand elle s’installe confortablement sur le canapé après avoir préparé un film à regarder sur l’écran de la télé ou de l’ordinateur.

 

Elle déplie la couverture rouge, se cale contre les oreillers, manie les télécommandes et démarre la projection… Je viens alors la rejoindre, je m’installe moi aussi, tout près d’elle. Ah ! Que je l’aime cette couverture rouge ! Si moelleuse, si confortable ! Je m’endors contre ma maîtresse en ronronnant. Elle s’endort parfois, aussi. C’est malin ! Nous voilà bien, toutes les deux, ronflant sur le canapé, devant un film qui défile sans spectatrices…

 

Il y a cette grande et large étagère au milieu de la pièce principale, qui sépare le coin chambre du coin bureau. En bas, elle a laissé un casier vide, très utile comme passage lorsqu’on est un chat, afin d’aller plus rapidement de la chambre vers le couloir, la salle de bains et la litière, la porte d’entrée… Elle pense à tout, ma chère maîtresse ! Elle nous aime tellement !

 

Pirouette

Oh là là ! Quelle aventure ! Depuis que la dame blonde m’ouvre sa porte et me donne à manger, qu’elle ne me chasse plus, qu’elle s’occupe de moi, qu’elle joue avec moi, je me sens tellement mieux, bien plus heureuse !

 

Moi, Pirouette, arrivée tout bébé chez mon maître à la fin du printemps, je préfère et de loin la maison de la dame blonde ! Alors dès que je peux, je viens chez elle. Surtout que mon maître me laisse souvent et longtemps dehors ; il rentre tard, au milieu de la nuit, au petit matin… Je ne sais pas où aller, moi, lorsqu’il pleut, lorsqu’il fait froid...

 

Maintenant, quand je me poste à la fenêtre de la dame blonde, elle n’hésite plus à m’ouvrir, à me faire partager son intérieur, son quotidien avec ses trois autres chats. D’ailleurs, ils sont plutôt gentils avec moi, ils me laissent prendre mes aises sur la couverture rouge. Je verrai bien ce que l’avenir me réservera, la vie est devant moi !

 

Les bonheurs qui durent

 

 

3  Les bonheurs qui durent (juin 2015)

 

Léa

Aujourd’hui mercredi, ma maîtresse m’emmène chez le vétérinaire. Lundi, en prenant rendez-vous par téléphone, elle a répondu à la secrétaire : « Oh non, rien de grave, juste un check-up, pour ses vingt ans. » C’est que je m’approche à grands pas de mes vingt années de vie !

 

Sur mon carnet de santé, pour ma date de naissance, il est indiqué : « juin 1995 » sans précision du jour. Selon ma maîtresse, je serais plutôt née fin juin ; elle se souvient être venue me voir début juillet alors que, mes frères et sœurs et moi, nous n’étions pas plus gros que des souris, nous avions encore les yeux fermés.

 

Tout s’est bien passé pour moi dans le cabinet de la vétérinaire (elle s’appelle Émilie, elle est très gentille, elle s’est déjà occupée de moi pour mes vaccinations, ou mes infections urinaires). Pas de piqûre cette fois-ci mais beaucoup d’attentions à mon égard : Émilie m’a palpé le dos, le ventre, les pattes ; il m’a fallu ouvrir la bouche, pleine d’abcès et de dents pourries (il ne me reste que trois canines et des petits bouts de molaires).

 

Oui, je le sais, j’ai mauvaise haleine et ce n’est pas toujours agréable pour moi de manger car toute la bouche me fait mal. Ma maîtresse me laisse pourtant la lécher sur le bout de son nez ; elle ne dit rien sur mon odeur buccale, cela n’a pas l’air de la déranger.

 

Alors apparemment, je vais avoir un traitement supplémentaire (actuellement j’avale, comme une friandise, mon cachet quotidien pour les reins et le cœur) à base de capsules de foie de morue pour me booster en omégas 3, et un autre truc, pour avoir plus d’entrain.

 

Cela ne sera sans doute pas une partie de plaisir, ni pour ma maîtresse ni pour moi, et elle aura beau ruser, si je n’ai pas envie de les prendre, ses médicaments, je bouderai la nourriture dans laquelle elle les aura cachés. Mais elle trouvera sans doute un autre moyen pour me les faire avaler, ces foutus cachets ! Je sais que c’est dans mon intérêt, mais c’est plus fort que moi. 

 

On est dimanche, elle est là, elle n’a pas bougé d’ici de la journée ; elle s’est activée quelque temps pour le ménage, la lessive, l’étendage, le rangement… Des trucs que je ne peux pas faire, moi ! Je suis dehors, au soleil, sur la terrasse, pas très loin d’elle qui est à son bureau, « à faire de l’ordi », comme elle dit en riant. Je suis allongée sur le flanc, les yeux mi-clos ; de temps en temps elle me regarde, je vois qu’elle me regarde, qu’elle veille sur moi.

 

Ce matin, Monsieur Patate est passé réclamer à manger à ma maîtresse, pourtant il n’habite plus là, ses maîtres ont déménagé… Et lui avec ! La voilà qui se laisse amadouer, qui sert une ration de pâtée et de croquettes au gros rouquin tout crade ; elle ne le laisse pas rentrer, non, tout de même, elle dépose sa gamelle dehors, mais lui aussi a droit à une caresse, quand il commence à manger.

 

Sacré Monsieur Patate ! Cela fait quelques mois déjà qu’il a un nouveau logis, au centre-ville, avec sa chambre personnelle, paraît-il, mais il s’obstine à revenir à la résidence, comme si c’était encore chez lui. Quel tempérament ! Dès qu’il a la permission de sortir, il traverse le village sur ses quatre pattes, déterminé à regagner et à continuer de régner, coûte que coûte, sur « son » territoire. Mais s’il ose entrer dans « mon » appartement par une inattention de ma maîtresse, je crache copieusement et je gronde. « Fais le mariole dehors si tu veux, ignoble Monsieur Patate, mais chez moi, bas les pattes ! »

 

Sa gentille maîtresse, celle qui s’occupe de moi (et des deux autres) lorsque la nôtre part en voyage, eh bien quand ça fait trop longtemps qu’il n’a pas réapparu à son nouveau domicile, pousse son dévouement jusqu’à venir le rechercher ici en voiture ! Elle l’appelle, il arrive nonchalamment, elle le prend dans ses bras, le charge dans son véhicule… Et hop ! Retour au bercail ! La classe, Monsieur Patate, la super classe !

 

Dans la série des plans « incruste », Pirouette se débrouille bien, elle aussi. Il faut toujours qu’elle vienne fouiner, qu’elle fasse son petit tour pour grappiller de la nourriture, un reste de pâtée ici, quelques croquettes là… Sans-gêne au possible, d’une humeur massacrante, une vraie teigne, ingérable…

 

À un moment, son maître ne s’occupait pas beaucoup d’elle, il n’était pas souvent là, il la laissait dehors, livrée à elle-même. Alors, elle trouvait refuge chez quelques voisin(e)s accueillant(e)s qui se sont inquiétés de sa fertilité prochaine, d’une progéniture à venir… D’ailleurs, n’avait-elle pas déjà le ventre plus arrondi ?

 

C’est ma maîtresse qui a pris la décision d’emmener Pirouette chez le vétérinaire pour la faire opérer, à ses frais. Son maître n’a pas trop mal réagi à la nouvelle, il a bien fallu qu’on le lui dise ! Depuis cet épisode, il donne plus d’attention (et d’affection) à sa petite diablesse. Il est plus responsable.

 

Il faut tout de même qu’elle vienne chez moi ! Elle montre sa mignonne figure à la fenêtre, utilise le procédé d’agrandissement et de noircissement de ses yeux comme le Chat Potté de Shrek… Infaillible ! Et comme ma maîtresse l’aime bien… Elle aussi a droit à des caresses quand elle commence à manger.

 

Tempo

Me voilà tranquillement allongé sur le coussin du fauteuil rouge, quelques rayons de soleil entrent dans le salon et éclairent ma fourrure lisse et brillante. Je suis bien, je profite de la maison et de la présence de ma maîtresse. Elle est assise à son bureau, « à faire de l’ordi » comme elle dit en riant.

 

Pour une fois, elle écoute de la belle musique, mes oreilles sont ravies, je me sens meilleur. Il y a des voix superbes, un orchestre léger, des harmonies subtiles, raffinées, délicieuses. « Les Indes galantes de Rameau, ça y est, j’ai trouvé ! » a-t-elle lâché, tout à l’heure, en pianotant sur sa machine. Ça me change de Dominique A à toutes les sauces, ou de tous ces sons graves et saccadés qui me vrillent la tête. Là, au moins, je me repose.

 

Il ne faut pas qu’elle cherche bien loin, concernant mon instabilité, mon irritabilité, mon sale caractère. C’est à cause de « sa » musique ! Je suis traumatisé par tout ce qu’elle m’inflige, depuis mon plus jeune âge, en matière de musique. Bientôt treize ans ! Treize ans de malheur !

 

Non, je plaisante. Je suis comme ça, pas mauvais bougre, mais il ne faut pas me chercher, je démarre au quart de tour. J’aime bien entretenir de l’agressivité ; qu’ils soient sur leurs gardes, les deux autres, là, mes colocataires, et puis les squatteurs de première, Monsieur Patate et Pirouette. Ceux-là, je les déteste. Profiteurs ! Sauvageons ! Opportunistes !

 

En plus, Monsieur Patate a déménagé dans un beau logement du centre-ville, mais il continue à faire régner la terreur sur son ancien territoire. Il traverse rues et jardins pour revenir ici, pour nous tenir sous son respect, ne nous laissant aucun répit. Monsieur Patate est bagarreur, il cherche des noises pour le plaisir de sortir ses griffes et d’asséner des coups violents à ceux qui sont moins forts que lui.

 

Aujourd’hui, il m’a laissé tranquille. La vieille lui a passé un de ces savons quand il s’est immiscé chez nous, ce matin ; il s’est carapaté vite fait, la queue et les oreilles basses ! Pour ça, la vieille, chapeau ! Une vraie terreur ! Elle donne encore de la patte, des grondements et de la voix ! Toujours debout, vive et alerte, heureuse de vivre. Enfin, quand elle ne dort pas. Car elle passe beaucoup de temps à dormir, quand même.

 

Par contre, tous les matins, c’est la première réveillée, avant même que le réveil ait sonné ; elle « patasse » sur le lit de la maîtresse, sur son corps endormi, elle plante ses grilles dans ses cheveux, elle lui lèche le visage… « C’est bientôt l’heure mais ce n’est pas encore l’heure, laisse-moi dormir ! » lui dit-elle, en bougonnant.

 

C’est toujours la vieille qui est nourrie en premier, à son poste attitré, sur la machine à laver. En ce moment, elle de plus en plus de mal à y monter, malgré la chaise, juste à côté, comme étape. Alors la maîtresse l’aide à atteindre ses gamelles, puis la caresse lorsqu’elle entame son repas.

 

Le deuxième à être servi, c’est moi, en bas, dans un espace entre deux meubles. Moi aussi je reçois mon petit lot de caresses quand je mets à manger. Je ronronne de satisfaction. La troisième, c’est la petite grosse, la boule, la bonbonne, la baudruche, la feignasse : ce qu’elle a pris en rondeur ! Tout l’hiver elle a dormi, elle a fait des réserves ; mais maintenant, elle mange toujours autant et fait bien peu d’exercice !

 

Moi, j’arpente la résidence et ses alentours des nuits durant, inlassablement, le jour aussi maintenant que la belle saison est revenue, me frottant à moult congénères, certains peu reluisants, d’autres jeunes débutants, qu’il faut mettre au pas…

 

Tiens, la maîtresse s’active, elle se lève de sa chaise, sort chercher le linge qui est resté dehors tout l’après-midi, suspendu aux arbres ou impeccablement étendu sur le séchoir. Elle va dans la salle de bain, fait couler de l’eau dans la baignoire, c’est le rituel du dimanche soir.

 

Elle a sorti notre boîte de pâtée du réfrigérateur, pour qu’elle ne soit pas trop glacée quand elle nous nourrira, tout à l’heure. La vieille commence à s’énerver, à aller et venir, à miauler sourdement, ce qui n’est guère étonnant puisqu’elle est sourde, depuis plusieurs années. Pour le moment, je continue de me détendre, en attendant mon dîner.

 

Kiwi

Ma maîtresse est à la maison, c’est bien agréable quand elle reste là, au lieu de partir je ne sais où, du matin très tôt au soir parfois très tard. « Au revoir Kiwi, je vais travailler, bonne journée ! » me dit-elle doucement en m’embrassant sur la tête, juste entre mes deux oreilles. J’adore ça ! Si les deux autres sont là (l’ancêtre est toujours de ce monde), ils ont droit au même traitement de faveur. Un mot gentil et un baiser, juste avant son départ. Tous les jours, elle n’oublie jamais.

 

Cette petite attention délicate me fait ronronner de plaisir et je m’endors, couchée en rond, sur le canapé-lit fait ou défait, selon son bon vouloir. Comme elle nous laisse toujours de quoi grignoter, je fais plusieurs fois dans la journée le trajet dodo croquettes ; le sommeil est meilleur le ventre plein !

 

Du coup, j’ai pris de l’embonpoint ; même que ma maîtresse m’appelle dorénavant « ma grosse boule » au lieu de « mon petit bébé chat ». Je suis profondément vexée lorsqu’elle me confond avec le psychopathe, celui qu’elle nommait « le gros » quand il était gros. S’il en impose toujours par sa stature, il est maintenant plus svelte et mieux proportionné.

 

Ces derniers temps, j’ai remarqué que les rations d’en-cas avaient bien diminué, voire qu’elles étaient inexistantes, pour mes journées à la maison. Une volonté de ma maîtresse, sans doute, pour m’aider à mincir, à retrouver mon poids de jeune chatte fougueuse et enjouée ! Ces privations sont un supplice !

 

Ce qu’elle m’inflige, elle devrait se l’infliger également à elle-même, car elle aussi a pris du poids, et cela ne l’empêche pas de continuer à s’empiffrer pour tenter le record d’être aussi large que haute. Déjà qu’elle n’est pas bien grande…

 

Désolée, la faim me rend méchante. Car ce matin, ma maîtresse a beau être là, « à faire de l’ordi » comme elle dit en riant, les gamelles restent désespérément vides depuis le petit-déjeuner. Il y a bien un fond de lait dans une tasse…

 

Ça oui, pour le lait, je peux lui faire confiance. Il n’y a que moi qui en bois dans la maisonnée, mais elle m’en sert un peu, chaque jour, dans « ma » petite tasse bleue. Elle sait combien cela me fait plaisir, je lui en suis reconnaissante. Quelle bonne maîtresse elle est pour moi !

 

Pour l’ancêtre et le psychopathe, bien sûr, aussi. Ils ont droit comme moi, au début des repas, à de fines caresses et à quelques mots tendres. Je sais bien qu’ils étaient là avant moi, que j’ai gagné chèrement ma place, que rien n’est définitivement acquis…

 

L’ancêtre me grogne dessus quand elle n’est pas d’humeur, mais comme elle est sourde, elle ne m’entend pas lui répondre de manière effrontée : « Ferme-la, la momie ! » Je me méfie du psychopathe comme de la peste, il a l’air gentil à vue de nez puis la seconde d’après il m’envoie un coup de patte sans aucune raison ; de la méchanceté gratuite, quel être malfaisant !

 

Au fur et à mesure de mon existence, mon caractère s’est forci ; je ne suis plus la crème des chatons de mes tendres années. Quand j’ai vraiment faim je miaule, et bien fort (ma maîtresse me dit que je geins). J’insiste si elle ne répond pas à mes exigences, si elle ne me donne pas à manger immédiatement, si elle ne m’ouvre pas la porte côté jardin dans la seconde qui suit…

 

Ronronner en tétant le pull ou le gilet de ma maîtresse, ça, je le fais toujours, et très bien. Cela l’enchante, elle me prend dans ses bras, elle me caresse en murmurant des choses gentilles à mes oreilles, elle couvre ma tête de bises légères et délicates, je suis aux anges… Alors, peu importe si de temps en temps elle lâche : « mon gros bébé chat », je ne me vexe pas, elle m’aime comme ça…

 

Léa

Quand ma maîtresse m’a présenté mon petit-déjeuner, il y a de cela quelques jours, j’ai tout de suite senti qu’elle y avait ajouté quelque chose. Ce n’était pas appétissant, j’ai refusé de manger, malgré tous ses encouragements : « Allez, Léa, c’est pour ton bien ! » Elle avait donc entrepris de me faire prendre les médicaments de la vétérinaire, mais on ne me la fait pas, à moi ! Elle ne m’a rien donné d’autre, alors j’ai passé la journée le ventre vide.

 

Le soir, quand elle rentrée, rebelote. Elle m’a donné la même gamelle, qu’elle avait placée dans le réfrigérateur le matin. J’ai bien voulu du cachet, oui, la friandise avant le plat de résistance… Mais j’ai boudé la pâtée.

 

Exaspérée par mon intransigeance, elle a ouvert une boîte de thon, a ajouté à mon « repas » ce jus que je trouve succulent habituellement. Mais non, décidément non ; l’odeur qui se dégageait de cette « nourriture » ne m’ouvrait pas plus l’appétit, même après douze heures de jeûne. « Bon, puisque c’est comme ça, je ne te donne que des croquettes, tant pis pour toi ! »

 

Le lendemain, j’ai eu droit à un menu « normal », matin et soir ; je me suis bien bâfrée, j’ai absorbé le contenu entier du sachet. Aurait-elle déjà capitulé, si vite ? N’aurait-elle pas une autre idée derrière la tête pour me forcer à prendre ces gélules malodorantes et ces comprimés au goût chimique ?

 

Le jour suivant, j’ai senti ma douleur lorsqu’elle m’a immobilisée entre ses jambes, qu’elle m’a ouvert la bouche pour m’administrer le quart de cachet aux effets antidépresseurs, puis la gélule riche en omégas 3 qu’elle avait auparavant percée, pour me faire couler l’huile directement dans le gosier au lieu de la mélanger à ma pâtée. Elle m’a félicitée pour ma docilité et j’ai pu enfin accéder à une alimentation « non frelatée ».

 

Alors voilà, les vieux, ça prend plein de médicaments pour rester en forme. Mais si j’ai déjà atteint cet âge exceptionnel de vingt ans, ce n’est certainement pas grâce à eux ! Certes, l’amuse-gueule quotidien a des effets bénéfiques sur mon corps ; je me sens mieux, plus à l’aise, je l’admets. Mais pour le reste ? Est-ce bien nécessaire ?

 

Ma maîtresse va se fatiguer avant moi, j’en suis sûre. Une affaire d’une semaine, pas plus. Je n’aime pas lorsqu’elle m’appelle « château branlant », même si c’est par affection, par gentillesse.

 

Tempo

Depuis que la vieille est sourde, qu’elle miaule fort, de façon discordante, on ne s’entend plus, ici ! Alors moi aussi j’ai décidé de mettre un peu de la voix, de montrer que je suis là, que j’existe, que j’ai faim ! Mais ma maîtresse se moque de moi quand je m’exprime, elle trouve que je miaule bien aigu pour un mâle, elle dit que je couine, elle m’appelle « Farinelli ».

 

Si elle ne m’avait pas fait subir l’infâme opération de castration lorsque j’étais encore chaton, nous n’en serions pas là ! Elle comptait faire de moi le plus grand chanteur félin soprano du siècle ? Eh bien voilà, j’ai la voix aigüe ! Mon chant lui vrille tellement les oreilles qu’elle répond fissa à mes exigences, au moins c’est efficace !

 

La boule s’y est mise également, mais elle, c’est dans le registre des bêlements ; on dirait un agneau d’Ouessant qui cherche sa mère, c’est pathétique, pauvre grosse chose ! N’empêche, ses braillements ont le mérite, eux aussi, d’accélérer la manœuvre quand il s’agit des repas ! Notre maîtresse ne sait plus où donner de la tête face à notre trio tonitruant, notre concert dissonant, nos cris extravagants, un peu comme dans « Les musiciens de Brême » !

 

Hier après-midi, comme je faisais mon tour dans la résidence, j’ai aperçu deux nouvelles créatures, des congénères minuscules, un noir et un tigré, qui sautaient partout, qui jouaient à se poursuivre, avec leurs grands yeux étonnés. La relève est assurée, à ce qu’on dirait !

 

Je croise souvent Jack, le chasseur d’oiseaux à la robe tigrée d’une finesse exceptionnelle ; également, depuis quelque temps, sa colocataire, Roxy, toute noire, jeune et gracieuse, assez craintive…

 

Monsieur Patate vient moins souvent par ici, il s’adapte à son nouvel environnement du centre-ville, il y conquiert peu à peu son nouveau territoire. Merci, Monsieur Patate ! Je vais pouvoir accéder de nouveau aux fonctions de chef de la résidence. Allez hop ! Aux commandes !

 

Kiwi

Ça y est, j’ai eu le déclic, je me restreins côté nourriture, je fais un régime. C’est bientôt l’été, il fait chaud, mon poids me pèse, je ne supporte plus qu’on m’appelle « la boule », c’est… trop lourd à porter ! Vive les bonnes résolutions, les séances de gymnastique et de remise en forme ! Je veux que ma maîtresse soit fière de moi, de ma silhouette gracile et longiligne, qu’elle s’adresse de nouveau à moi par « mon petit bébé chat ».

 

Ce n’est pas gagné. J’ai pris du poids, j’ai pris de l’âge, aussi. Huit ans cette année ! J’ai changé, j’ai mûri, j’ai pris de l’assurance, de l’importance, et… des rondeurs. Alors, dorénavant, j’accepte les restrictions journalières. J’ai droit à de la pâtée et à des croquettes, mais c’est l’un ou l’autre, et les rations ont encore diminué. Aïe aïe aïe !

 

L’ancêtre, par contre, ce qu’elle est maigre ! Pourtant, elle en engloutit, de la nourriture ! C’est spectaculaire ! Respect, l’ancêtre, respect. Si un jour j’atteins ton âge, je penserai bien à toi. Pour le moment tant mieux, elle a toujours de l’appétit, et l’appétit de vivre, aussi ! Quand l’appétit va, tout va, c’est ce qu’on dit.

 

Parfois, quand la maîtresse s’en va dès le matin et que je décide de rester à la maison, je me fais une place pas loin de l’ancêtre, sur le canapé-lit. J’aime bien dormir « accompagnée ». Ses ronflements paisibles me mènent vers le sommeil, je suis bien. Quand elle fait des cauchemars, qu’elle se réveille en hurlant, on croirait qu’on l’étripe, c’est beaucoup moins agréable. Je sursaute, je me demande ce qui arrive, j’ai mal pour elle. Je ronronne près de son oreille, pour qu’elle ressente mes bonnes vibrations. Généralement ça la calme, elle se rendort.

 

Maintenant qu’il fait beau, je reste dehors toute la journée, des fois jusque tard le soir, en attendant que ma maîtresse rentre. Elle aussi profite des beaux jours et des longues soirées pour sortir, elle a bien raison ! Elle revient gaie, un peu pompette, enthousiasmée par un « super concert ». Il y en a eu des tas, de « supers concerts », depuis le début du printemps ! Miossec, Shannon Wright, Magma, Dominique A, Minuit 6 Heures, Orange Blossom… Elle n’arrête pas !

 

Léa

Première victoire : ma maîtresse arrête les antidépresseurs (pour moi, pas pour elle) car la prise de ces cachets, censés me donner un peu plus de vivacité, m’a rendue extrêmement nerveuse, angoissée, gémissante. Dimanche soir, elle ne me reconnaissait plus, elle était très inquiète pour moi. « Bad trip », a-t-elle lâché en constatant sur ma personne les effets dévastateurs de cette médecine barbare. Par contre, les omégas 3, je n’y coupe toujours pas. Elle m’a dit : « J’attends de voir, si ça te fait du bien ou pas. Sois patiente, ma Léa ! »

 

Hier, elle est encore rentrée très tard, bien après la tombée de la nuit. Elle m’avait prévenue, avant son départ au travail : « Ce soir, je vais au concert d’Anne Cardona, elle m’a invitée, c’est chouette, tu sais, de sortir à Paris ! » À son retour, elle n’était ni gaie ni pompette, elle avait même l’air triste, contrarié, au bord des larmes. Elle s’est vite couchée, vite endormie, sans prendre le temps de lire. Elle s’est levée tôt, comme les autres jours de la semaine, ce qui est inhabituel, le mercredi. « Allez Léa, il faut que j’aille à cette réunion, c’est obligé, mais je reviens vite, après ! »

 

Le temps est au beau cet après-midi, je suis dehors à réchauffer mes vieux os tandis qu’elle est à son ordi, à pianoter  je ne sais quoi. Ce matin, comme elle était pressée et pas dans son assiette, je l’ai bien remarqué, elle a oublié de faire couler mon eau, au robinet de la cuisine. C’est un caprice que j’ai pris, avec l’âge ; j’aime boire le filet rafraîchissant de cette boisson vitale, juste après mon repas. Je remercie chaque jour ma maîtresse d’être attentive à mes envies de vieux chat, de tant me faire plaisir !

 

Bientôt, il y aura les grandes vacances. J’espère qu’elle ne va pas vadrouiller par monts et par vaux, je voudrais profiter un peu plus de sa présence, qu’elle profite de la mienne… Je ne suis pas éternelle.

 

Kiwi

Ma maîtresse, partie samedi aux aurores aux alentours de sept heures et quart, n’est revenue chez nous qu’à deux heures du matin ! Encore plus gaie et plus pompette, son haleine parfumée au vin, toute excitée par un nouveau « super concert » ! Charles de Goal, cette fois-ci. Ce que j’en entends parler, de Charles de Goal, depuis mes plus tendres années ! Apparemment, son histoire avec ce groupe parisien, qui chante en français, tout à la fois «  électro, punk et coldwave » comme elle dit, dure depuis les 80’s ! C’est qu’elle n’est pas toute jeune, ma maîtresse !

 

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de l’ancêtre. Increvable ! Quelle longévité ! Bravo, la momie ! C’est aussi le premier jour de l’été, la fête de la musique, la fête des pères… Il y a de multiples occasions de faire la fête, avec l’espérance de voir mon ordinaire amélioré. J’ai faim !

 

Tempo

J’ai retrouvé ma place sur le coussin du fauteuil rouge, tout près de ma maîtresse, à son bureau bien sûr, devant son écran. Il fait frais dehors, j’ai plus chaud à l’intérieur pour faire ma sieste. Il n’y a pas un bruit ici, à part celui des mouches qui volent, le tapotement des touches sur le clavier et, venant de l’extérieur, le chant des oiseaux, le rare passage d’une voiture.

 

La vieille est toujours vivante, elle a même retrouvé sa bonne humeur depuis qu’elle a un nouveau traitement. On n’est pas prêt de l’enterrer, celle-là, malheureusement ! À bas l’acharnement thérapeutique, vive l’euthanasie ! Ce que je peux être méchant, tout de même… Non mais, sans blague ! Respect, la vieille ! Incroyable !

 

Léa

D’après ce que j’ai pu voir vendredi soir, lorsque ma maîtresse a rangé les courses, c’est qu’en plus des boîtes et des sachets de nourriture pour chats, il y avait trois petites portions individuelles. J’ai toujours un fin museau, elle achète ce genre de produit pour les grandes occasions, Noël ou le réveillon… Mais là, je sais que c’est pour mon anniversaire !

 

Eh bien je les aurai atteints et mérités, mes vingt ans ! J’ai toujours autant envie de vivre, de profiter de chaque jour, dès le matin (même si dors beaucoup), lorsque ma maîtresse se réveille et me dit : « Salut, vieux chat ! » Quand il sera temps pour moi de partir, je le ferai dignement, paisiblement, contente et satisfaite de ma riche existence.

 

 

Les bonheurs passés

 

 

4  Les bonheurs passés (année 2016)

 

Janvier 2016

 

Léa, vingt ans et demi

Tes vingt ans ont été fêtés en grande pompe le dimanche 20 septembre 2015 lors d’une mémorable partie de jardin ensoleillée. Je t’avais déjà souhaité ton anniversaire le 21 juin, car j’avais décidé que tu étais née ce jour-là.

 

Le temps passant, ponctué, chaque mois d’octobre, par les visites pour le rappel de tes vaccins, j’en étais venue à penser qu’il serait bon de fixer un « vrai » jour, pour ta venue au monde. Tous les ans, je me disais : « Encore un ! » Tu battais tous les records ! Sur ton carnet de santé ne figurait, pour ta date de naissance, que le mois et l’année : juin 1995. J’ai choisi le 21 et à partir de ce moment, la Fête de la Musique est devenue aussi le jour de ton anniversaire.

 

Tout ce qui a contribué à ce que je t’adopte a été douloureux, un affreux sentiment de perte qui revient de temps en temps, comme aujourd’hui. Tu as, en quelque sorte, remplacé les deux autres, ceux auxquels je tenais tant, ceux qui ont disparu, par négligence des personnes à qui je les avais confiés, pendant mon absence. Ils étaient si complices, ils se sont sauvés ensemble…

 

Un soir d’octobre, en 1995, je suis venue te chercher là-bas, je t’ai ramenée chez moi. L’espoir de les retrouver était éteint, je n’ai jamais su ce qu’ils étaient devenus. Toi, tu partages ma vie depuis plus de vingt ans, tu te rends compte ! C’est ça, l’important. Tu poursuis tranquillement ton existence à mes côtés, fidèle, coriace, combative, tellement présente ! C’est si rare, à peine croyable, et pourtant…

 

J’ai connu une période difficile, lors de ces premiers mois partagés avec toi. Je me suis arrêtée de travailler, une dépression sévère. J’ai quitté le village où j’avais mon travail et mon domicile, t’emmenant avec moi pour aller chez les uns chez les autres : mon père, ma mère, ma meilleure amie, mon frère et sa compagne…

 

Partout où j’allais, ça ne se passait pas très bien, ça ne pouvait pas bien se passer ! Une souffrance atroce me dévorait nuit et jour, je ne parvenais pas à y faire face et les médicaments prendraient un certain temps avant de faire effet. Je portais en moi tant de chagrin, blessée au plus profond de mon être. Avec toutes ces pensées, tous ces regrets de n’avoir pas su être à la hauteur dans cette histoire.

 

Voilà comment tu as débarqué dans ma vie. Tu étais jeune, joueuse, facétieuse. Tu l’as remplie, tu l’as égayée, tu m’as aidée à oublier. La famille s’est agrandie, au fil des ans. J’en ai pris un, parti sans revenir, et puis un deuxième, disparu lui aussi… À croire que tu voulais rester seule avec moi, que tu leur jetais un mauvais sort !

 

J’ai retenté l’expérience avec celui-là : lui est resté, il s’est accroché. Lui aussi partage ma vie, depuis de longues années. Il fait beaucoup sa vie dehors, il faut dire ce qui est. Tu ne l’as jamais vraiment apprécié, tu continues à lui montrer que tu ne l’aimes pas, quelles colères, parfois ! Il faut dire qu’il n’a jamais été sympa. Sur le qui-vive en permanence, jamais content, toujours un mauvais coup caché derrière une apparente gentillesse… Un caractériel. Il vaut mieux s’en méfier. Comme de la peste.

 

La petite dernière, c’est une vraie crème. C’est elle qui m’a choisie. Elle vous voyait, tous les deux, si heureux de vivre ! Elle a voulu en être, elle aussi. Je l’ai laissée s’installer, prendre ses aises. Vous êtes trois sous mon toit, dorénavant, et c’est très bien comme ça. Je vous aime, tous pareils. Toi, tu franchis les années les unes après les autres. Tu m’étonnes d’être toujours là, d’assumer ton grand âge.

 

Le 21 décembre 2015, tu as eu vingt ans et demi. J’ai tenu à te les souhaiter, c’est tellement extraordinaire ! Et puis on a remis ça le 31, avec mes amis. Tu étais là, avec nous, et avec les deux autres. Tu as aimé le froid gras. La petite crème, elle, c’était la bûche au chocolat. Le caractériel était vautré sur le canapé.

 

Ce soir-là, on a porté un toast à ton incroyable longévité et j’ai été très fière de dire à mes amis : « Ce chat tigré, c’est Léa, elle a vingt ans et demi ».

 

Léa, née le 21 juin 1995

 

Octobre 2016

 

Kiwi, huit ans neuf mois

Tu avais pris la fâcheuse habitude de traverser la rue, d’aller et venir entre les deux résidences. Tu agrandissais un peu trop à mon goût ton terrain de jeux.

 

Lorsque je descendais au centre-ville, si je n’y prenais pas garde, je te trouvais à me suivre, longeant le trottoir ou zigzagant au milieu de la chaussée, toute émoustillée à l’idée de m’accompagner. Moi, je jugeais ce jeu bien trop dangereux ! Alors, je faisais le chemin inverse, t’invitant gentiment à rejoindre l’appartement, où je t’enfermais le temps de mon absence.

 

Une fois, je me souviens t’avoir laissé faire, tout en te surveillant de près. Je voulais savoir jusqu’où tu irais. Tu as déclaré forfait aux trois-quarts de la rue, t’arrêtant soudain, te figeant sur place. Je t’ai vue faire demi-tour, remonter rapidement le trottoir en direction de la résidence.

 

J’ai tourné à l’angle, côté boulangerie. J’ai attendu un peu, puis j’ai vérifié que n’étais plus là. Je pouvais vaquer à mes occupations sans t’avoir derrière les talons ! Un peu inquiète, tout de même, à l’idée qu’il t’arrive quelque chose…

 

À mon retour, je t’ai trouvée à m’attendre, postée sur le muret. Tu es venue vers moi en trottinant, toute contente de me voir. Tu étais saine et sauve ! Je n’ai jamais refait cette expérience. Lorsque je me rendais au centre-ville, tu étais consignée dans l’appartement.

 

Là où nous habitions avant, les choses étaient différentes, les rues plus éloignées, les dangers moindres. Il y avait ce grand jardin, ce vrai air de campagne, cette porte grillagée toute rouillée permettant d’accéder aux sentes et aux chemins en direction du centre de la petite ville. C’était aussi le départ pour de grandes balades, vers les champs, les prés, les forêts…

 

Oui, c’est là-bas que tu avais pris l’habitude de te promener avec moi. Tu adorais ça ! Nous faisions ensemble notre petit circuit quotidien, oh, pas bien loin ! Nous longions tranquillement les jardins, passant dans les sous-bois, affrontant parfois les ronces et les orties, écoutant les bruits de la nature… Puis, après une petite boucle, nous retournions sur nos pas, tu trottais devant moi, vers la maison, tellement contente !

 

Tu étais mon « chat-chien » noir et blanc, ma petite « tuxedo », j’ai appris cela il y a peu. Le blanc de ton plastron assorti à tes pattes, à tes longues moustaches et à un peu de ton ventre, le reste de ta fourrure étant d’un noir soyeux, épais, lustré.

 

Tu étais raffinée, toujours élégante, un peu précieuse et capricieuse, parfois. Tu prenais grand soin de ta toilette, c’était l’une de tes occupations principales. Tu te lavais méticuleusement, de façon énergique, presque obsessionnelle. Quel plaisir j’avais à te regarder faire !

 

Tu étais câline, affectueuse, très attachée à moi. Tu ronronnais au quart de tour dès que j’approchais ma main pour te caresser. Et tes jolis yeux verts levés vers moi, reflétant tout l’amour du monde !

 

Sur le canapé-lit, le soir ou à tout autre moment de la journée, quand je lisais, faisais des mots croisés ou regardais un film…, tu venais t’allonger à ma gauche, ne tardant pas à dévoiler ton ventre et à me réclamer des papouilles par de petits miaulements autoritaires, irrésistibles. Et hop ! C’était parti pour la machine à ronrons.

 

Le jeudi 12 mai 2016, je reprenais l’aqua vélo, après une longue période d’arrêt. J’avais eu des petits problèmes de santé entre mars et avril. Cette fois, j’étais bien décidée à retourner à la piscine ! À cette fin, j’avais préparé mon sac le mercredi soir et je l’avais déposé dans ma voiture, bien en évidence sur le siège avant, pour me donner du courage, le lendemain.

 

Tu m’avais certainement accompagnée jusqu’au parking en gambadant. C’était un jeu entre nous deux, tu aimais tant me suivre ! On se promenait souvent dans la résidence, à défaut de la sente au fond du grand jardin.

 

Le matin du 12 mai, en me dirigeant vers la voiture, j’ai réalisé que j’allais rentrer tard, il fallait me faire à cette idée. Les derniers temps, j’avais pris l’habitude de revenir chez moi le plus vite possible après mon travail. Je visionnais une série passionnante tout en te caressant le ventre… Tout un programme ! Tu étais casanière, toi aussi, très Belle au Bois Dormant. Que j’aille à la piscine ou pas n’y aurait rien changé de toute façon.

 

Ce matin-là, tu te trouvais sur le chemin en dalles menant au parking. Tu faisais ta toilette, très consciencieusement. Tu avais passé la nuit entière à mes côtés et la veille, le mercredi, tu n’étais pas beaucoup sortie. Il me semblait légitime que tu restes dehors, je n’avais aucune raison de te faire rentrer à la maison.

 

Je me suis approchée pour te flatter, pour te souhaiter une bonne journée. La pensée incongrue m’est alors venue que je ne te reverrais jamais. Je me suis attardée, effleurant tes longues moustaches du bout des doigts. Je t’ai regardée une dernière fois, dans le rétroviseur, avant de tourner pour rejoindre la route.

 

Avant la piscine, comme j’avais du temps devant moi, la séance de vélo dans l’eau n’étant qu’à dix-huit heures, j’ai fait un tour en ville. Flânant dans les rues piétonnes, inspectant les vitrines les unes après les autres, je fus attirée un moment, à la devanture d’une boulangerie, par les photos d’une jeune chatte blanche proposée à l’adoption.

 

Je me suis dit que j’en avais déjà trois et que c’était bien suffisant, que je ne pouvais pas accueillir chez moi toute la misère féline du monde, que j’en reprendrais peut-être un autre si l’un d’entre vous disparaissait… Ce que je souhaitais le plus tard possible, évidemment.

 

Loin de moi l’idée que tu t’étais fait renverser le matin même, qu’on t’avait retrouvée morte, vers midi, dans le caniveau, à deux pas de la résidence, de l’autre côté de la rue. Je t’ai pleurée tout le week-end qui a suivi.

 

Puis la petite chatte blanche de l’annonce s’est imposée à mon esprit. Je voulais m’éviter d’avoir trop de chagrin, et surtout qu’il dure… Je ne t’oublie pas, tu sais, je ne t’oublierai jamais. Tu étais une vraie crème. La plus mignonne, la plus gentille, la plus têtue. La plus imprudente, aussi.

 

Kiwi, née le 18 août 2007, décédée le 12 mai 2016

 

Novembre 2016

 

Tempo, quatorze ans deux mois

Tu dois commencer à me connaître, depuis tout ce temps, tout de même ! Depuis ton adoption, un jour de novembre, je m’en souviens encore très bien ! Je voulais offrir un nouveau compagnon à la vieille coriace, qui n’était pas si vieille, à ce moment-là, ni trop coriace ; je désirais voir la maison plus remplie, avoir un petit être à câliner…

 

Tu n’as jamais été très câlin. Tu lâches prise, parfois, rarement, quand les conditions s’y prêtent, que tout va bien pour toi dans ta petite tête… Tu es très solitaire et tu l’as été encore davantage à partir de mai. Je ne te voyais plus qu’aux heures des repas ! Tu ne dormais même pas à la maison, tu ressortais tout de suite, jamais un mot aimable, pas un signe de reconnaissance. Ingrat !

 

Tu exagères ! Mais bon… Il t’a fallu du temps avant de l’oublier, notre chère et précieuse… Tu la cherchais, elle te manquait, ça se voyait. J’ai voulu rétablir l’équilibre, alors j’ai adopté celle-là, tout de suite après. Tu vas l’aimer de plus en plus, j’en suis certaine, les mois passant. Déjà, tu te montres fort gentil avec elle, je trouve. Tu acceptes sans broncher les bisous affectueux qu’elle te fait. Ah pour être câline, celle-là elle est câline !

 

Plus tard, quand elle sera plus grande, quand elle aura le droit de sortir comme bon lui semblera, je suis sûre que tu la prendras sous ton aile, si je peux m’exprimer ainsi. Tu reprendras avec elle les jeux nocturnes que tu avais avant, avec la noire et blanche. Dans la résidence, il y en a deux autres qui nous manquent : Pirouette la petite teigne, renversée elle aussi, et le rouquin Monsieur Patate, suite à une maladie…

 

Depuis que le temps s’est refroidi, je te vois davantage à la maison. Tu viens t’y reposer la journée, sur l’une ou l’autre des chaises ; tu oses même le canapé et son gros plaid moelleux ! Tu ne dénigres pas mes caresses, sauf s’il te prend l’envie subite de me griffer et de me mordre, avec tes yeux soudain devenus fous…

 

Caractériel ! Psychopathe ! Sauvageon ! Moi qui te chéris tout autant que les autres, toujours aux petits soins pour toi, voilà comment tu me remercies ! C’est une honte ! Mordre la main qui te nourrit !

 

Tu as toujours été comme ça. Ombrageux, imprévisible, hargneux, même. En alerte, sur la défensive, perpétuellement inquiet. Heureux lorsque tu manges. Tu es gourmand, alors là tu ronronnes à ton aise ! Je peux te flatter sans que tu m’agresses, préoccupé par le contenu de ta gamelle que tu dégustes consciencieusement, avec application.

 

Tu es ainsi. Tu as tes périodes, tu as tes phases, tu as tes lubies, tu as tes humeurs, je n’y peux rien, je ne te changerai pas. Chacun son caractère ! Même si le tien est celui d’un cochon ! La couleur de ton pelage, noir comme le jais, n’arrange rien. Ni ta taille imposante, ni ton regard fuyant. Créature maléfique !

 

Malgré tout, comme la vieille coriace et la jeune toute blanche, si tu as des défauts, tu as certainement aussi des qualités ! Il faut bien chercher, c’est tout. Elles sont bien cachées ! Oui, je sais, tu n’apprécies pas mon sens de l’humour. Tu n’as aucun humour !

 

Allez, va, je t’aime comme ça. Tu es fidèle et c’est beaucoup, déjà. Tu vis ici, avec moi. Tu fais partie de la maison, tu sais qui est ta maîtresse.

 

Tempo, né le 4 septembre 2002

 

Décembre 2016

 

Lutin, deux ans

Sur ton carnet de santé, il est indiqué que tu es née le 2 décembre 2014. Tu as été trouvée, en décembre 2015, errant, en piteux état, dans un quartier pavillonnaire de Bussy-Saint-Georges.

 

Une association t’a prise en charge, tu n’étais pas farouche, tu t’es laissée soigner, nourrir, dorloter… On t’a placée dans une famille d’accueil, on s’est bien occupé de toi. On t’a gardée quelque temps bien au chaud puis, comme tout se passait bien, on t’a proposée à l’adoption. Tu étais tatouée, stérilisée, révélée négative au test de leucose et de sida.

 

En mai 2016, est apparue, sur la devanture d’une boulangerie de Lagny-sur-Marne, une affiche avec ta photo accompagnée d’un petit texte écrit à la main. Il fallait s’adresser directement à la boulangère pour obtenir le contact avec l’association.

 

Je lui ai téléphoné. Je lui ai expliqué ma situation, je lui ai parlé de Léa et de Tempo, de la petite dernière retrouvée morte dans le caniveau… J’étais tout à fait disposée à accueillir une nouvelle locataire, dont je prendrais bien soin. La boulangère m’a fait confiance et m’a communiqué le numéro de la responsable de l’association.

 

Avec elle aussi, je me suis entretenue longuement au téléphone. Je lui ai juste menti sur la taille de mon appartement, je lui ai dit que j’avais un grand deux-pièces. Elle s’était montrée réticente concernant les logements trop petits, il n’y avait pas assez d’espace… De l’espace, j’en avais dehors, lui ai-je confirmé. De quoi se dégourdir les pattes, se rouler dans la pelouse, grimper aux arbres, même. Du moment qu’on n’allait pas vers la route…

 

Il a été décidé que je viendrais te voir le mercredi 25 mai, rendez-vous était pris à Bussy-Saint-Georges, pour quatorze heures. J’avais pris le panier de transport dans ma voiture, il y avait de fortes chances pour qu’il ne revienne pas vide… Tu étais toute mignonne, dans la grande cage où l’on t’avait consignée pour que tu ne te sauves pas. Tu jouais avec les peluches mises à ta disposition. Côté terrasse, c’était ouvert en grand, de nombreux pensionnaires allaient et venaient.

 

Tu avais deux seuls défauts, m’avait confié la responsable. Ta patte arrière gauche était un peu faiblarde et tu faisais pipi debout, à la façon des mâles. Sinon tu étais très câline, tu aimais te blottir sous les draps, dormir tout près de la tête de tes maîtres, ceux de ta période « d’observation » et « d’acclimatation ». Tu t’entendais bien avec les autres locataires félins et canins de la maison, tu te révélais plutôt dominante.

 

Alors je me suis décidée. La seule crainte étant que Léa et Tempo te rejettent, que ça ne se passe bien entre vous trois, que tu sois stressée, agressive, pas à l’aise… J’allais tenter le coup, ça m’occuperait l’esprit. Je penserais moins à ma chère absente, celle dont les cendres reposaient dorénavant dans ce coffret en bois clair, posé sur l’étagère où elle aimait venir faire sa toilette.

 

Je suis allée chercher le panier que j’avais laissé dans la voiture, nous avons fait le nécessaire pour l’adoption, tu es repartie avec moi. Sur le chemin du retour, j’ai repensé à ce que m’avait dit, en riant, la dame de l’association, à ton sujet : « Vous verrez, elle n’a pas l’air, comme ça, mais elle fait des bêtises ! C’est un petit lutin ! Vous n’allez pas vous ennuyer ! »

 

Lutin, bien sûr ! Ton nom était trouvé ! Ce serait mieux que l’officiel Blanche, car on le sait que es blanche, de l’extrémité des oreilles jusqu’au bout de la queue… Ton museau rose clair, les coussinets aussi… Tes grands yeux vert pâle, en amande. Ton corps souple, tout en rondeurs. Une vraie beauté, une pure merveille.

 

Tu as ton petit caractère, ta personnalité. Tu sais te faire entendre et te faire respecter. Tu bouscules un peu Léa, tu taquines Tempo, tu ouvres seule le placard de la cuisine, sous l’évier, tu éventres le paquet de croquettes afin d’en profiter tout à ton aise…

 

Tu es gourmande ! Joueuse, aussi ! Tu viens volontiers avec moi dehors, j’agite un fin et long bâton que tu te mets à suivre, que tu veux attraper… Ça peut durer des heures, tu fais le chat de cirque ! Toute occasion est bonne pour toi de t’amuser !

 

Il y a une certaine harmonie entre vous trois, vous vivez bien ensemble. Toi, tu apportes la fougue de ta jeunesse, l’affection, la gentillesse, la douceur dans tous les sens du terme. Lutin, Tempo, Léa : le trio gagnant, dorénavant. Puisse cela durer encore longtemps.

 

 

Lutin, née le 2 décembre 2014

 

Les bonheurs qui restent

 

 

5  Les bonheurs qui restent (juillet 2017)

 

Mes petits compagnons ont eu leur repas du soir, chacun à son poste. Tempo, dorénavant, occupe la place du chef, sur la machine à laver. Ces derniers temps, il peine à y monter, même en passant par l’étape de la chaise placée à côté. Tant qu’il pourra, il mangera là. Il vieillit, l’air de rien. Début septembre, il aura quinze ans. Ça ne nous rajeunit pas !

 

Lutin, la petite dernière, grimpe d’elle-même sur l’évier, me fait des mamours, au plus près de sa maîtresse et de la nourriture. Alors elle mange là, à côté de Tempo, sur un grand plateau qui me sert aussi de support pour préparer mes repas. Sa présence illumine mon quotidien depuis plus d’une année, déjà. Depuis que Kiwi a eu la sale idée de traverser la rue et de se faire buter par une voiture.

 

Et Léa, dans tout ça ? Léa a eu vingt-deux ans le 21 juin dernier. Elle poursuit sereinement sa vieillesse, avec ses plaisirs et ses désagréments, ses aléas, ses dégradations… Qui n’a jamais eu un très vieux chat ? Je n’en avais pas fait, jusqu’à présent, l’expérience. Tous ceux que j’ai eus ont disparu, sont morts prématurément, par maladie ou accident. La condition féline est ainsi faite, pour le plus grand drame des humains qui les chérissent… À notre échelle, de petites vies.

 

Mais vingt-deux ans, ça commence à faire, imaginez… J’avais juste la trentaine lorsqu’elle est arrivée chez moi, chaton tigré de quatre mois. Ouais, même pour moi, ce n’est pas facile à imaginer… Putain, vingt-deux ans ! J’avais la vie devant moi et j’ai foiré pas mal de choses, avec le recul c’est tellement flagrant. Tu es témoin, Léa, des affres de mon existence, de tous ces appartements minables où tu as habité avec moi, au fil des années. Toujours seule avec toi, ma Léa.

 

Ma jeunesse s’enfuit, et l’amour aussi. Toi, tu en es à la toute fin de ta vie, mais tu t’accroches, tu résistes, tu as cette énergie de vivre, coûte que coûte… Bon, il faut dire tout de même que mes visites fréquentes chez le vétérinaire y sont certainement pour quelque chose. Moi aussi je m’accroche, je résiste, j’ai envie que tu vives. Tant que tu as de l’appétit, pas de problème. J’assume les perfusions hebdomadaires, les soins, les consultations. Tant que tu te tiens correctement sur tes quatre pattes, tout va bien, on va dire. Hein, Léa ?

 

Je ne m’acharne pas, je te laisse tranquillement finir ta vie. Va jusqu’au bout, jusqu’à ce que ton petit corps déclare forfait. Ton heure n’est pas venue, nous avons encore de beaux jours devant nous. Je prends bien soin de toi, comme je l’ai toujours fait. Je m’occupe de ta toilette, je te brosse, je te nettoie les yeux et les oreilles, je te coupe les griffes quand c’est nécessaire. Tu ne vas plus dans ta caisse, tu fais pipi un peu partout, alors je lave les serpillières qui jonchent le sol de l’appartement, je ramasse les crottes que tu t’obstines à faire dans le couloir, derrière la porte d’entrée… Je n’aime pas quand tu vomis, plus parce que ça m’inquiète sur ton état de santé que parce que je dois faire le ménage.

 

Hier soir, voyant le mal que tu avais à t’accroupir devant ta gamelle placée en bas du meuble de la cuisine, j’ai eu l’idée de la rehausser, avec deux plateaux mis l’un sur l’autre. J’ai immédiatement constaté que cette installation te facilitait la tâche, toi qui as toujours autant de plaisir à manger, à dévorer même, quand sonne l’heure des repas.

 

Et toi, la petite Blanche, que penses-tu de tout cela ? Tu es heureuse d’être ici, je le sais, moi aussi j’apprécie ta compagnie ! Mimine, Chaton, Minouche, mon p’tit Lutin, ma toute blanche… Quel enchantement depuis que tu es là ! Des fois j’ai envie de t’appeler Kiwi, mais tu n’es pas Kiwi. Dorénavant tu fais la paire avec Tempo, en « black and white », duo de choc. Tu as su l’amadouer, celui-là. Il joue même avec toi ! Vieux farceur !

 

Tu aimes cette vie, pas vrai ? À la maison, endormie en rond sur l’une des chaises à ta disposition, ou bien alors dehors, en position de sphinx, à regarder voleter les merles, les pies, les tourterelles, les perruches vertes… Tu les observes, mais tu ne les attrapes pas ! Tu es malhabile, gauche, un peu pataude, pas assez vive… Mais tu t’es bien musclée depuis que tu peux sortir à ta guise. Tu ne t’éloignes pas, tant mieux. Si tu te trouves hors de ma vue, il me suffit de t’appeler pour que tu rappliques illico, sortie d’on ne sait où, mais pas de très loin en tout cas.

 

Lutin, ça te va bien. Oui, tu en fais, des bêtises, tu en renverses, des choses ! Tu t’accroches aux rideaux pour jouer avec les mouches, tu abîmes mes plantes en pot, tu rudoies Léa, tu taquines Tempo… Toujours ces miaulements que tu pousses lorsque tu es dehors et que tu veux rentrer, lorsque tu es à l’intérieur et que tu veux sortir, lorsque tu as faim… Tu l’as bien mérité, ton surnom de « petite sirène » !

 

Et nos séances de jeux sur la pelouse, dans le bosquet en face… Tu y tiens, à poursuivre le bâton que j’agite dans l’herbe, dans les haies, dans la terre, dans les feuilles, dans le lierre ! Tu réussis souvent à l’attraper, à le griffer, à le mordiller, à lâcher prise pour que ça recommence ! C’est toi qui me sollicites, maintenant, pour jouer ! Le must, c’est lorsque je fais tourner le bâton autour de moi et que tu t‘embarques dans le manège. Tu cours en rond sur plusieurs tours, comme au cirque… Sacrée petite chatte qui, comme Kiwi, aime se balader avec moi dans la résidence, mais jamais plus loin. Surtout pas vers la route.

 

Tempo, tu es toujours une énigme pour moi. Comment se fait-il que tu te méfies autant, que tu manifestes de l’inquiétude à mon égard ? Je ne t’ai jamais martyrisé, pourtant. Un peu brusqué, de temps à autre, certes ! Il y a bien eu, ce matin, ce moment de grâce où tu t’es abandonné au sommeil, sur le lit, tout près de moi, acceptant mes caresses. Attention ! Il ne faut pas grand-chose pour que cela t’irrite et t’énerve, et alors là, gare à ma main et à tes griffes qui risquent de se planter dedans !

 

Tu ne prends plus autant soin de ta fourrure, tu ne la lisses plus, tu n’effectues plus de toilette complète, ça je l’ai remarqué. Tout juste te laves-tu les babines après les repas. Tu vieillis, voilà, tu te négliges… Alors, j’ai bien été obligée de te brosser, même si tu n’as pas apprécié ma démarche, afin de te débarrasser de tous ces poils morts qui ternissaient ta robe. Après plusieurs séances, elle a retrouvé son éclat, noir et lustré. Ne me remercie pas, mais tu es bien plus beau ainsi !

 

 

Tu profites de la vie, à ta façon de gros mâle solitaire, aimant les endroits discrets de la résidence où tu peux deviser à ta guise, haies, taillis, murets, terrasses… Ce que tu veux, c’est qu’on te laisse tranquille, mener ta barque comme tu l’entends. À ton service, monsieur chat ! Je m’octroie tout de même le droit de t’emmener chez le vétérinaire, pour ta santé et ton bien-être. Oui ! Tu as subi un détartrage et l’arrachage d’une dent cariée parce que je me soucie de ton confort, mon cher Tempo ! Tu vivras mieux, tu vivras vieux, tu verras !

 

Les bonheurs fugaces

 

 

6  Les bonheurs fugaces (19 août 2017)

 

Réveil aux environs de neuf heures. Lutin allongée à mes pieds, Tempo miaulant derrière la porte-fenêtre, Léa château branlant se dirigeant vers la cuisine. Distribution de nourriture pour tout le monde ! Léa inaugure le rehausseur avec ses petites gamelles en métal qu’Elisabeth lui a offert la veille, ça lui convient très bien. Elle dévore, presque. Tempo, comme toujours, est satisfait du repas servi. Lutin, plutôt fine gueule, semble apprécier cette fois-ci. Tant mieux !

 

Je me prépare un café, en savoure les premières gorgées en regardant mes chats manger avec plaisir. Après quelques menus rangements dans la maison, une petite vaisselle, le démarrage d’une lessive avec les nombreuses serpillières que j’étends au sol à cause des pipis de Léa, j’ai prévu de retourner au lit pour visionner un nouvel épisode de la série danoise « The Killing ». J’en suis presque à la fin.

 

Je compte bien en faire profiter mon vieux chat, je l’installerai tout contre moi, à portée de ma main pour lui prodiguer des caresses. Depuis que je suis rentrée de vacances, elle dort avec moi, elle se blottit contre moi quand je regarde un DVD. Je profite de sa présence, de son petit corps chaud, doux et vibrant, sa tête ronronnante et dodelinante, son bonheur d’être ainsi au plus proche de sa maîtresse.

 

Certes, elle est de moins en moins alerte, de plus en plus chancelante, je le vois bien. Elle semble avoir très mal, parfois. Elle se met à miauler fort et plaintivement, elle grogne si on la touche… Ma chaleur la réconforte, la soulage de ses maux.

 

Elle ne parvient plus à escalader comme elle le faisait pour se hisser sur le fauteuil, rejoindre la table, sauter sur le canapé-lit… Non, c’est moi qui la porte, dorénavant. Je l’installe avec douceur et précaution, je l’entoure de la fine et chaude couverture rouge… Elle y a fait pipi plusieurs fois, de grandes taches claires. Elle s’oublie pendant son sommeil maintenant, ça ne lui arrivait pas avant. Je nettoie en conséquence, je fais tourner des lessives, je fais sécher… C’est ça aussi de s’occuper d’un chat âgé.

 

Direction les toilettes, la salle de bain. Léa a fait une belle crotte encore toute chaude dans le couloir. Je la ramasse avec satisfaction, un signe de bonne santé ! Elle a bien uriné aussi, tant mieux, preuve que tout va bien de ce côté-là. Cette nuit, elle ne s’est pas lâchée sur le canapé-lit, ce n’était pas humide sur la couverture rouge, comme les autres fois.

 

Léa vient vers moi, je la caresse, je la complimente, j’en profite pour lui nettoyer les yeux. J’étale des serpillières propres dans le couloir, je vaque à des occupations ménagères qui me paraissent urgentes, j’ouvre la porte-fenêtre pour laisser entrer l’air frais de ce matin ensoleillé plein de promesses. L’objectif suivant, je m’en réjouis à l’avance, est de rejoindre mon canapé en position lit pour l’épisode 18 de « The Killing », confortement installée avec ma mémé chat dans les bras. Lutin nous rejoindra sûrement.

 

Je vais me resservir un mug de café en prévision. Je constate que Léa n’est plus dans l’appartement. Elle n’est pas sur la pelouse, ni cachée sous le mobilier de jardin. Elle a dû aller faire un tour plus loin, là où elle aime bien, dans le tournant de l’allée du parking… Je franchis la haie, je croise une voiture le quittant. Sur le goudron éclatant Léa est allongée, en plein soleil. J’accours, j’entends la voiture s’éloigner, je me penche vers elle, il y a du sang.

 

Je la prends dans mes bras, elle a quelques sursauts, sa nuque est brisée. Je la dépose sous les arbres en face de ma terrasse, je m’agenouille, je regarde son petit corps s’agiter encore, puis se raidir, soudain. Je vais chercher une serviette de toilette, la rose fuchsia, je pose Léa dessus, je regarde le sang s’écouler de sa tête, je hurle « Elle est morte ! ». Un peu plus tard, j’irai annoncer la nouvelle à Elisabeth, j’appellerai le cabinet vétérinaire, je ferai tout comme pour Kiwi.

 

Certes, je m’inquiétais de voir ses forces décliner, au fil des derniers jours. Je me demandais à quel moment il me faudrait prendre une décision, la limite raisonnable imposée étant celle du jour où elle n’arriverait plus à marcher. Elle avait des faiblesses dans le train arrière, ça n’irait pas en s’arrangeant.

 

Ce serait arrivé, à un moment ou à un autre, je m’y préparais depuis un certain temps. Pas de cette façon-là, évidemment. La journée avait pourtant agréablement commencé. Léa avait bien dormi, elle avait mangé, elle avait fait ses besoins. Elle a marché tranquillement vers le soleil pour profiter de ses rayons.

 

Voilà. Léa, vingt-deux ans et deux mois. Sacrée Léa ! Combien de temps aurais-tu vécu encore ? Lutin et Tempo sont à la maison cet après-midi, ils m’accompagnent. L’une dort paisiblement sur la chaise placée devant la porte-fenêtre, l’autre est en rond sur le clic-clac remis en position canapé, il n’était plus question de regarder quoi que ce soit aujourd’hui, tu t’en doutes… Je ne reprendrai pas de troisième chat, tu sais. Je l’avais décidé ainsi. Autant bien m’occuper des autres, des deux qu’il me reste.

 

 

Léa, née le 21 juin 1995, décédée le 19 août 2017