1 - Les cigales et la fourmi

2 - Les roses

3 - Amnésie

4 - La mission

5 - La visite

6 - Le bilan

7 - Nuit trouble

8 - Rencontre nocturne

9 - Erreur de jeunesse

10 - Mes dernières volontés

 

 

 

1  Les cigales et la fourmi

 

L’aube a pointé le bout de son nez depuis longtemps, six heures du matin en plein mois de juillet c’est normal.

 

Ce qui l’est moins en revanche, c’est cette silhouette agitée, sur le balcon d’en face, au cinquième et dernier étage. Cette musique furieuse, à fond les ballons, qui réveille tout le voisinage, ces cris poussés par l’ombre folle à lier, son escalade du parapet, ses allers-retours, bras tendus, d’un bout à l’autre du balcon en équilibre instable. Ces cris encore, juste avant la chute, ces cris sauvages, puis un choc sourd sur la pelouse, en bas de l’immeuble.

 

« Soirée déchirée » à la Cigale Musclée, ce vendredi. Pour fêter le début des vacances, la fermeture de la salle jusqu’en septembre, du moins pour sa partie « cigale ». Car la partie « musclée » reste ouverte tout l’été. Pas question de laisser ramollir ses biceps !

 

« Soirée déchirée » : tout un concept ! Le dress code : arriver déchiré(e). Dans tous les sens du terme. Vêtements déchirés, mine déchirée, état déchiré, qui ne fera qu’empirer au cours de la fête.

 

On se la met grave, alcools forts et pétards, ce soir tout est permis, peut-être même quelques lignes sniffées dans les toilettes, va savoir… Musique rock tonitruante, filles maquillées, habillées délire pour l’occasion, gaies, souriantes, fumant des cigarettes, prenant la pose. Garçons punk, reggae, classique, rock, hardcore, cheveux longs, cheveux courts, jeans élimés, tee-shirts abîmés, chemises débraillées, parlant fort, verre à la main. Jeunes du quartier venus faire un tour, on les laisse entrer bien qu’il s’agisse d’une soirée « privée » ou annoncée comme telle…

 

Tout le monde est là, ça fait plaisir à voir. Il y a quelques culturistes échappés de leur salle de muscu, venus boire un verre de champagne, trinquer à leur santé et à celle de tous ces joyeux lurons, même s’il y en a qui feraient bien d’arrêter de fumer et de se droguer… La petite salle de concert de la Cigale Musclée est pleine à craquer ! Ce soir, il n’y a pas de groupes sur scène, le matériel est rangé, l’inventaire a été fait, on n’y touche plus avant l’automne.

 

Alors, la musique crache depuis les baffles de la sono, derrière le bar. CD ou vieilles cassettes de compils, il y aura de quoi écouter tout au long de la soirée ! Danser, bien sûr : remuer, sauter en l’air, s’énerver sur un pogo, se jeter dans un slam, avec des titres imparables comme « Where is my mind ? » des Pixies, « Smells like teen spirit » de Nirvana, « Tostaky » de Noir Désir, « Should I stay or should I go » des Clash, « Mala vida » de la Mano Negra et quantité d’autres tout aussi remuants : FFF, Thugs, Shériff, Nihil, Bérus, Cadavres, Specimen, Parabellum, Burning Heads, Ard’hons, PKRK, OTH, Zebda, Molodoï, Lofofora, Marcel et son Orchestre… Un peu de Bob Marley car les filles en demandent.

 

Elles commencent à être bien raides, d’ailleurs, les filles. Elles s’écroulent sur une chaise, à moitié comateuses, la clope au bout des doigts en train de se consumer quand elle n’est pas déjà tombée par terre (la clope, pas la fille, quoique…), elles vont vomir dans les toilettes ou bien dehors si les toilettes sont occupées, le long des murs en béton de la Cigale Musclée lorsqu’elles en ont le temps, sinon elles gerbent littéralement sur le goudron du parking !

 

Certaines se mettent à être chiantes, à devenir vulgaires. Ça sent la décadence, le maquillage a coulé, la coiffure est défaite. L’ire et la jalousie comme cheval de bataille, la méchanceté gratuite, leurs provocations insistantes entraînent des haussements de voix entre plusieurs mecs, que les autres se chargent de calmer vite fait avant que n’éclate une bagarre. On est venu pour s’amuser, c’est rien, c’est l’alcool qui met les nerfs à vif, c’est juste une prise de tête à cause d’une nana bourrée, allez tiens, prends une taffe…

 

Les couples se forment ou se reforment selon, certains s’enlacent et s’embrassent sous les néons rallumés au plafond. La fête se termine, il y aura le rangement avec ceux et celles qui resteront, le ménage à fond, les seaux d’eau, les raclettes, le ramassage à l’extérieur des verres et autres canettes.

 

Certains sortent prendre l’air, les solitaires dansent sous les néons presque verts à cette heure, d’autres trouvent encore de l’énergie pour se remémorer le Festival Rock du week-end précédent, accoudés au bar. Allez, encore une coupe, et un pétard roulé, pour la route !

 

Cinq heures du matin : José ouvre une dernière bouteille, avec les courageux(ses) qui sont resté(e)s pour tout « cleaner ». On lève son blida, on trinque, on se félicite les un(e)s les autres pour le succès de la saison écoulée, riche en rythmes, en guitares, en couleurs ethniques, que ce soit côté jazz (Christian Vander Trio, Didier Lockwood Quartet, Faton Cahen), côté blues (Tao Ravao, Paris Slim, Patrick Verbeke Quintet), côté racines (Kemang Kanouté, Foundada, Nouraï), côté local (les incontournables Nihil, les J’m’en fous, les Pom Pom, les tous jeunes Dakodak).

 

Oh ! Mais ne serait-ce pas l’heure de se coucher ? Il fait jour, dehors, allez, tout le monde au pieu ! La viande dans le torchon, comme on dit en Champagne, hein, chers bénévoles ! Je pars tout à l’heure dans le Tarn, Régine conduira, cela fait un petit bout de temps qu’elle est rentrée dormir. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un de responsable, dans la maisonnée ! A tchao, bon été à tous ! J’enclenche l’alarme, je ferme à double tour… Ça y est, José est en vacances !

 

Quelques voitures démarrent, certain(e)s rentrent à pied, ils ou elles n’habitent pas très loin : square Mozart, square Lully, square Chopin, square Bizet, square Offenbach, square Liszt (toujours difficile à écrire du premier coup sans faute), square Léo Delibes, rue Charles Gounod… Allée Édouard Lalo : au number four, la Cigale Musclée. C’est ici que l’on se quitte, en se disant à bientôt, à la rentrée !

 

Il y en a pourtant un que l’on ne reverra jamais. Il est dans un  piteux état, à l’heure qu’il est. Même s’il ne payait pas de mine, qu’il vivait à la ZUP, son cercueil rejoindra le caveau familial, en bonne place dans le cimetière de la ville. Eh oui, l’existence misérable qu’il menait ces derniers temps a éludé le fait qu’il est issu d’une vieille famille bourgeoise, ayant œuvré ici pour le rayonnement du vin de champagne à travers le monde : son industrialisation, sa mécanisation, ses lignes de chemin de fer à la grande époque, ses chaînes de dégorgement, de bouchonnage, d’encapsulage, d’étiquetage, d’emballage, d’expédition, ses robots à remuer les bouteilles par palettes entières…

 

Mais revenons à nos moutons. Qui était présent au moment de la fermeture des portes blindées par le responsable ? Qui est resté pour le ménage et pour le coup à boire ? Quand l’avez-vous vu ou aperçu pour la dernière fois ? Quelqu’un l’a-t-il accompagné sur le chemin ? Laissé en bas de son immeuble ? Mis dans l’ascenseur ?

 

Ah, l’ascenseur était encore en panne. Qui est monté avec lui pour l’aider à gravir les marches ? Qui a mis sa clé dans la serrure ? Qui s’est finalement introduit chez lui ? Cela fait de l’un d’entre vous un témoin, voire un suspect. Si c’est le cas, il ne vous reste plus qu’à  me donner le mobile, ça ira plus vite, car il y en a un, n’est-ce pas ? L’on ne tue pas sans raison l’un de ses meilleurs potes en le faisant basculer, comme ça, après une nuit de beuverie, de son cinquième étage !

 

Ce n’était pas l’un de vos meilleurs potes ? Une connaissance, plutôt ? Mais il était à la soirée ! Vous l’avez vu, tout de même ! Dans quel état psychologique était-il ? Joyeux ? Hargneux ? Dépressif ? Il avait beaucoup bu ? Il a consommé autre chose, à part la fumette ? Il ne buvait plus ? Il ne fumait plus, ni clope ni pétard ? Il ne touchait plus ni à une allumette ni à un briquet (et pour cause), il cuisinait exclusivement sur des plaques électriques ? Vous le connaissiez quand même un peu, alors ?

 

Des gens très lucides, vous savez, peuvent en arriver quelquefois à l’idée du suicide et à son exécution (oui, je suis drôle) dans la minute, cela dit je ne suis pas certaine encore qu’il s’agisse d’un suicide. On l’a peut-être aidé à monter sur la balustrade, on l’a peut-être encouragé à s’y trémousser jusqu’à tomber dans le vide « par accident », on l’a peut-être poussé et dans ce cas c’est un meurtre… Oh, il ne fallait pas grand-chose pour le déstabiliser, après cette « chouille » du tonnerre, n’est-ce pas ?

 

Il y avait cette musique de cinglés, aussi, dans le lecteur CD. Quelqu’un peut-il me dire si l’album « Suicide assisté » de ce charmant orchestre nommé Les Phacochères en rut était vraiment indiqué lorsque l’on a des idées suicidaires ? Vous n’étiez pas au courant, pour ses idées suicidaires ? Qui a fait jouer ce disque sur la platine, qui a mis le volume au maximum, la meilleure façon de se faire repérer par l’entourage, ceci dit ?

 

Apparemment, il a des antécédents, sa sœur me l’a confié ce matin. Vous le savez sans doute, si vous le connaissez un peu : il a foutu le feu chez lui il y a de cela quelques années à cause d’une cigarette mal éteinte. Il s’est endormi, coma éthylique, son appartement s’est embrasé, il s’en est sorti avec de graves brûlures, notamment au visage. Pas facile de revivre, hein, après ça ? Surtout lorsqu’on a coupé les ponts avec sa riche famille ? Depuis ce drame, il ne sortait plus qu’exceptionnellement, pas vrai ?

 

Et hier soir, il était invité à la « Soirée déchirée » ? Il est venu tout seul ? Non, vous êtes venu le chercher car sinon il n’aurait pas décollé, d’accord. En quel honneur était-il invité ? C’était une soirée privée, sur invitations nominatives, ils font ça bien, les rockeurs d’aujourd’hui. Ah bon, parce qu’il avait réalisé les illustrations de la Semaine Jazz en mars, et celles du Festival Rock début juillet ?

 

L’équipe de la Cigale Musclée voulait le rencontrer afin de le remercier, l’encourager, envisager avec lui d’autres projets graphiques… Si vous n’étiez pas passé le chercher, il serait resté tout seul chez lui, alors, comme d’hab. Personne ne le connaissait vraiment bien, alors ? Qui l’avait déjà vu, avant hier soir ?

 

Ah, vous… Veuillez parler, s’il vous plaît. Ainsi vous étiez sa petite amie dans les années quatre-vingt, vous alliez tous les deux au lycée à l’époque, vous avez souvent dormi ensemble mais sans jamais coucher, OK. Rien de plus frais, de plus actuel ?

 

Vous ne l’avez revu que ce soir, vous avez parlé un peu du bon vieux temps, sans plus ? Vous étiez accompagnée de votre ami du moment et vous êtes allée le rejoindre parce qu’il commençait à coller de trop près une grande brune horriblement fardée, vêtue d’un vieux drap sale laissant voir un sein ? Je vous comprends, bien sûr. Solidarité entre femmes oblige !

 

Et vous… Oui vous, crachez le morceau, maintenant ! C’est vous qui l’avez raccompagné, au petit matin, après la fête. Jusqu’où exactement ? Vous étiez trop raide, vous ne vous souvenez pas. Vous vous souvenez l’avoir raccompagné, oui ou non ? Vous l’avez quitté sur le chemin, en bas de son immeuble, au pied de l’ascenseur ou au pied des marches, plus haut dans les étages, jusqu’à sa porte, vous êtes entré avec lui à l’intérieur de son appartement ? C’est bien, mon jeune ami, continuez, je vous prie !

 

Est-ce vous qui avez mis « Suicide assisté » de ces affreux Phacochères en rut ? Vous n’avez fait qu’allumer la chaîne et appuyer sur « Play » machinalement, sans savoir s’il y avait ou non un disque ? Vous vouliez en mettre un autre, de disque, après toute cette folle nuit à écouter du bruit, ça vous manquait, bien sûr… D’accord, c’était déjà dans le lecteur, c’est même lui qui vous a demandé de mettre la chaîne en marche, afin de danser sur son album du moment. On avance, on avance !

 

Alors pourquoi n’avez-vous rien fait lorsque vous l’avez vu ouvrir la fenêtre du balcon, gesticuler et hurler comme un possédé, grimper sur la rambarde et s’y balader ? Vous vous en êtes douté, quand même, à ce moment-là, qu’il voulait se foutre en l’air ? Vous veniez de prendre de l’héro, vous étiez scotché comme dans un film, vous aviez l’impression d’assister à un spectacle donné spécialement pour vous par votre compagnon d’infortune… Bravo ! Non-assistance à personne en danger, ça vaut dans les combiens à votre avis ?

 

Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans l’appartement quand le corps est tombé, pourquoi n’avez-vous pas au moins appelé la police avant de vous enfuir, vous étiez aux premières loges, non ? Je sais, les voisins l’ont fait à votre place. Vous auriez pu attendre la police, dire que vous aviez été témoin du drame, expliquer ce qu’il s’était passé, honnêtement, calmement ?

 

Ah, vous n’êtes pas quelqu’un d’honnête et encore moins quelqu’un de calme, vous avez déjà fait de la prison. Ce matin, dans votre veste, il y avait une bonne quantité de doses d’héro et de coke, pour la revente, dès le début de l’après-midi. Montrez-moi ce que vous avez, là, dans vos poches ? Évidemment, vous avez pris soin de tout planquer avant votre convocation au commissariat, je vous félicite, quel professionnalisme !

 

Votre ami, là, le macchabée, il a laissé une lettre de plusieurs pages, glissée entre son ventre et sa chemise, une pièce à conviction qui plaidera certainement en votre faveur, mon cher ! Il l’a écrit dans un délire, sans aucun doute, mais il y dit qu’un jour, quand le moment sera venu, il se jettera de son cinquième étage, et comme tout seul il n’a « pas les couilles », il mettra son plan en pratique quand il aura trouvé des spectateurs.

 

« Suicide assisté » c’est son credo personnel, c’est ainsi qu’il veut mettre sa mort en scène, devant un public friand de ce genre de performance. L’œuvre d’art sublimée par cet acte irréversible, le trépas comme apothéose, la plus belle fin qui soit, faire un dernier tour de piste, etc., sortir sur le balcon, danser, crier, enjamber la rambarde, etc., basculer, sentir son corps voler, s’écraser, exploser dans l’herbe grasse, monter au ciel et retrouver J. R. R. Tolkien, Philip K. Dick, H. P. Lovecraft et autres larrons hallucinés…

 

Bon, on va arrêter là la séance de lecture et l’interrogatoire, je vous remercie tous, vous m’avez bien aidée. Le temps d’éclairer encore quelques points de l’enquête, et ce sera vite bouclé, heureusement. Ou plutôt, malheureusement. Malheureusement pour lui, pauvre type ! Dans sa boîte aux lettres, ce matin, il y avait un pli des Éditions Dargaud lui proposant un contrat, un rendez-vous à fixer en rappelant le secrétariat, le plus tôt possible. Quelle ironie du sort, quel destin tragique, vous ne trouvez pas ?

 

Il aimait faire des crobars, des petits Mickeys, de la Bande Dessinée ? Il avait du talent, vous me l’affirmez ? À une journée près, son parcours aurait pu changer du tout ou tout ! Le voilà qui a mis un terme à sa vie avec pour seul spectateur un ivrogne et camé de première, un mec traînant dans les affaires louches, voitures volées, trafic de drogue, ancien taulard… En tant qu’artiste il aurait mérité mieux, non, vous ne croyez pas ?

 

Ah, quand vous êtes descendu avec lui pour l’emmener à la soirée, il a voulu regarder dans sa boîte aux lettres, il attendait un courrier important mais vous lui avez dit qu’on n’avait pas le temps, que ça pouvait attendre demain, qu’on était déjà en retard. Oui, effectivement. Si vous deviez avoir quelque chose à vous reprocher, ce serait le fait de ne pas l’avoir laissé ouvrir sa boîte aux lettres hier soir. Le pli des Éditions Dargaud s’y trouvait peut-être déjà ?

 

Alex, convoquez le facteur qui fait sa tournée par le square Offenbach, qu’il vienne le plus rapidement possible, avant que sa mémoire ne flanche. À cette heure-ci, il doit avoir fini son travail, il doit être chez lui. Ramenez-le moi toute affaire cessante, son témoignage peut être capital pour mettre un terme à mon enquête.

 

Mesdames et messieurs, je vous remercie encore une fois pour votre aide précieuse. On conclura à un suicide, c’est évident. Tordu, certes, mais un suicide. Dix le mois dernier, déjà trois depuis début juillet, selon des modes opératoires qui prêteraient à rire si ce n’était pas dramatique de se donner la mort, pour un homme comme pour une femme. Le pire, c’est quand ils se tuent après avoir zigouillé toute leur famille… Brrr… Pathétique.

 

Bref. Vous restez, bien entendu, à la disposition de la police. Oui, vous ne risquez pas de vous promener par monts et par vaux après cette nuit blanche éprouvante, vous avez du sommeil à rattraper. Alors bonne nuit, les enfants ! Faites de beaux rêves ! Veuillez me suivre… Par ici la sortie.

 

 

2  Les roses

 

J’aurais tant voulu t’apporter des roses, de belles roses rouges, de la couleur de mon amour !

 

J’aurais tant voulu arriver chez toi par surprise, tu m’aurais ouvert, tu m’aurais fait entrer. Tu aurais vu les roses entre mes mains fébriles et tu aurais souri. Je t’aurais dit alors : « Elles sont pour toi ! » et tu les aurais prises en me disant merci.

 

Tu m’aurais proposé d’enlever mon manteau, de m’installer dans ton salon. Tu aurais déposé les fleurs sur la table basse, tu serais allé chercher un vase quelque part dans ton appartement.

 

Mon bouquet aurait été énorme : il aurait fallu un grand et haut vase, à la forme élancée. Vase en cristal, vase en porcelaine, vase en verre soufflé, vase en plastique, vase en poterie, peu importe ! Mon bouquet de roses se serait plu chez toi, entre nous deux.

 

Avant de venir t’asseoir en face de moi, tu nous aurais servi à boire. Tu m’aurais dit ton étonnement à me voir là ; tu m’aurais, naïvement, demandé l’objet de ma visite. Je t’aurais répondu, en te montrant les roses : « Elles parlent d’elles-mêmes, non ? »

 

Tu aurais pris un air gêné, plongeant le nez dans ton verre, et j’aurais continué : « Avec ces roses rouges, je t’offre mon cœur, je te donne mon amour, je te confie ma vie, je veux t’accompagner jusqu’à la fin des temps. Je t’aime. »

 

Nous n’aurions plus parlé pendant quelques instants puis tu m’aurais fait des excuses concernant ton long silence, ces mois entiers sans me donner de nouvelles, ton acharnement à me fuir, à refuser tout contact avec moi.

 

Tu m’aurais dit que ces roses te touchaient, que ma déclaration te faisait chaud au cœur, que tu m’aimais aussi, plus que je ne le pensais, qu’il fallait maintenant rattraper le temps perdu…

 

Tu aurais alors changé de côté pour venir près de moi, tout près de moi, j’aurais senti ton souffle. Tu m’aurais pris la main, tu l’aurais caressée, je t’aurais souri.

 

Nous serions restés longtemps dans les bras l’un de l’autre, sans rien nous dire, écoutant simplement les battements de nos cœurs. Nous nous serions embrassés, longuement ; nous aurions savouré le délice des retrouvailles.

 

Plus tard, nous nous serions parlé. Je t’aurais confié tous mes regrets de ne pas t’avoir assez montré mes sentiments, d’avoir eu l’air distant, comme si je n’accordais que peu d’importance à notre relation. Je t’aurais avoué que c’était une façade, une façon de me protéger ; j’avais peur de l’échec, comme si le bonheur ne m’était pas autorisé.

 

Tu m’aurais dit que j’étais bête, que le bonheur, je pouvais l’avoir avec toi, que j’allais en profiter, sans restrictions. Nous pourrions faire un tas de projets, ensemble : nous avions plein de goûts communs. Tu m’aurais demandé de rester dormir avec toi. Nous n’aurions pas beaucoup dormi.

 

J’aurais tant voulu t’apporter des roses, de belles roses rouges, de la couleur de mon amour !

 

Nous nous étions connus au cours d’une soirée, dans une petite salle où tu te produisais en concert, avec ton groupe. Tu étais bassiste. Nous avions fini la nuit ensemble, dans ta chambre d’hôtel.

 

À ton départ, nous avions échangé nos téléphones et nos adresses : nous nous étions promis de nous revoir le plus rapidement possible !

 

C’est toi qui as téléphoné. Tu m’as proposé de te rejoindre. Dès que j’ai pu, j’ai pris un train de nuit et nous avons passé ensemble ce merveilleux week-end de trois jours. Le miracle de l’amour : nous nous étions trouvés. J’étais si bien, avec toi ! Je ne me lassais pas de tes yeux gris énigmatiques, de ton accent étrange, si attachant…

 

Il m'a fallu repartir : un déchirement, déjà. Nous travaillions tous les deux durant l’été, une nouvelle escapade amoureuse semblait malheureusement bien compromise. Mais nous allions prendre nos congés en septembre, une semaine, deux si possible, pour pouvoir passer du temps ensemble. Cette fois-ci, c’est toi qui viendrais chez moi. Je t’invitais à m’y retrouver.

                       

Nous avons passé un mois et demi séparés. Dieu que c’était long et douloureux, d’attendre ! Nous restions en contact, malgré la distance : longues conversations au téléphone, échange régulier de lettres enflammées, de photos, de petits cadeaux… Tout ça aidait à faire passer le temps.

 

Nous nous sommes enfin retrouvés, un matin, à la gare : tu avais pris le train de nuit. Après un petit-déjeuner illuminé par ta présence, dans un café, pas loin, pour refaire connaissance, nous sommes allés chez moi. Nous n’en avons pas bougé jusqu’au lendemain midi.

 

Nous avions tant à nous dire et tant à faire, ensemble ! Les dix jours ont passé à une vitesse fulgurante. Je voulais te faire découvrir un maximum de choses, te faire connaître un maximum de gens, t’emmener dans un maximum d’endroits…

 

Comme gage de ma confiance et de mon attachement à toi, je t’ai montré la maison de mon enfance, je t’ai fait partager mon secret. Je pensais que c’était une belle preuve d’amour, je voulais que tu comprennes à quel point tu comptais pour moi !

 

Quand tu as repris le train de nuit en sens inverse, j’ai cru que j’allais en mourir. À peine le dernier wagon couchettes eut-il quitté le quai que tu me manquais déjà horriblement. Une souffrance sans nom, instinctive, animale. La privation de ton corps, tant caressé, tant enlacé, tant étreint… En rentrant chez moi, j’avais déjà envie de t’écrire, pour être avec toi, au moins par la pensée.

 

Je t’ai envoyé de longues et belles lettres, en septembre et en octobre, auxquelles tu n’as pas répondu. J’ai essayé maintes et maintes fois de te joindre au téléphone, mais chez toi, ça sonnait désespérément dans le vide. Tu m’avais bien parlé d’une absence pour raisons professionnelles pendant quelques semaines, mais là, ça semblait long, tout de même !

 

Je me trouvais dans un état infernal, intensément douloureux ; je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je vivais dans l’attente d’une manifestation de ta part !

 

J’ai fini par appeler une de tes amies qui m’a dit que tu allais bien, que tu n’avais pas rencontré quelqu’un d’autre, non, qu’elle ne comprenait pas pourquoi tu me laissais ainsi dans le silence radio le plus complet. Elle m’a promis de t’en parler.

 

J’ai essayé de te joindre, encore et encore, mais tu ne décrochais jamais pour moi. Je t’écrivais presque tous les jours, je n’étais que panique et souffrance, je vivais un calvaire effroyable, je n’arrivais plus à travailler…

 

Tu as fini par m’écrire, fin novembre, pour m’annoncer la fin de notre histoire, m’expliquant en quelques phrases laconiques que les choses étaient trop compliquées, qu’on habitait trop loin l’un de l’autre. Ça ne te convenait pas, tu ne m’aimais pas.

 

Je n’ai pas voulu te croire, je voulais qu’on s’explique, mais tu refusais toujours de me parler au téléphone. C’est alors que j’ai eu l’idée du fleuriste.

 

J’aurais tant voulu t’apporter des roses, de belles roses rouges, de la couleur de mon amour !

 

Comme tu habitais loin, je t’ai fait livrer un énorme bouquet, un bouquet de roses rouges, avec un message porteur d’espoir : « Avec ces roses rouges, je t’offre mon cœur, je te donne mon amour, je te confie ma vie, je veux t’accompagner jusqu’à la fin des temps. Je t’aime. »

 

J’ai reçu ta courte et sobre lettre quelques jours plus tard, elle portait presque les mêmes mots que la première. Elle se terminait par un : « Merci pour les roses. »

 

Ce fut l’effondrement complet. Pourquoi m’avoir fait subir ces mois d’attente pour en arriver là ? Pourquoi m’avoir fait souffrir inutilement ? Pourquoi un tel acharnement à me fragiliser, à me briser, m’anéantir ?

 

Tu n’aurais pas dû agir comme ça avec moi, tu sais ! Tu n’as vraiment pas eu de chance avec cette voiture folle qui t’a foncé dessus, devant ton immeuble, ce froid matin de décembre où tu partais travailler. Il faisait encore nuit, il y avait du brouillard, il n’y avait personne dans la rue, tout est allé si vite…

 

J’aurais tant voulu t’apporter des roses, de belles roses rouges, de la couleur de mon amour !

 

Je crois savoir que ça ne se fait pas. Alors, cette année, j'ai choisi de magnifiques chrysanthèmes aux fleurs rouge sang et or. Elles resplendissent dans le soleil de ce beau jour d’automne. Elles se plairont sur ta tombe, entre nous deux.

 

J’ai fait graver, sur une belle plaque en marbre, les mots de mon message, tu sais, celui auquel tu avais répondu si froidement.

 

J’aurais tellement aimé qu’il en soit autrement, pour nous deux ! J’ai pensé au suicide, et puis…

 

Tous les ans, au moment de la Toussaint, je prends le train de nuit et je viens jusqu’à toi, mon amour. Tu es à moi, à personne d’autre. Tu m’appartiens pour l’éternité.

 

 

3  Amnésie

 

Ce qu’il faisait là, étalé de tout son long sur le carrelage froid de ce qui  ressemblait à une salle de bain, il ne savait pas trop. Il avait horriblement mal à la tête, une douleur lancinante lui vrillait le crâne. Il sentit un liquide tiède, épais, poisseux, s’étaler sous ses doigts.

 

Il amena péniblement ses mains à hauteur de ses yeux. Malgré sa vision floue, déformée, imprécise, il vit ce rouge intense, qui lui couvrait la paume et une partie de l’avant-bras. Il porta instinctivement ses doigts à sa bouche : sur ses lèvres, le goût était douceâtre, la consistance visqueuse.

 

Toutes ces sensations étaient très désagréables. Que lui arrivait-il ? Est-ce qu’il allait mourir ?

 

Son cœur se mit à accélérer dangereusement, il en sentait les battements sourds dans tout son corps, jusqu’à ses tempes en feu. Il restait immobile, sur le dos, n’osant bouger la tête, de peur qu’elle n’éclate, ou qu’une partie de sa substance ne se répande sur le sol.

 

Sûr, il était en train de rêver, il faisait un vilain cauchemar, bourré d’angoisses terribles, suintant la peur de mourir… Il fallait qu’il se réveille, maintenant. Tout de suite !

 

Il releva brusquement le haut de son corps, ferma les yeux puis les rouvrit, regarda autour de lui. Rien n’avait bougé, c’était toujours la même lumière, aveuglante, chirurgicale. Il se mit à trembler, il eut soudain froid.

 

Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il se sentait perdu, il était paniqué, il n’arrivait pas à savoir où il était. Il voulut se mettre debout mais son corps était lourd, engourdi, ses jambes n’arrivaient pas à le porter. Son mal de tête s’était intensifié, la douleur lui donnait la nausée.

 

Il parvint à s’asseoir par terre, en tailleur. Le décor dansait devant ses yeux éblouis par un puissant néon, intensifiant la blancheur du sol, éclatante, lumineuse. Les carreaux étaient tachetés de petits ronds rouges, comme des étoiles, et formaient une étonnante constellation aux lueurs écarlates.

 

L’idée terrible du bloc opératoire s’imposa à lui, sa peur redoubla. Que faisait-il là, sur le carrelage ? Était-il hospitalisé, avait-il subi une opération, venait-il juste de se réveiller ? Pourquoi se trouvait-il par terre, dans cet état ?

 

Sa vision se stabilisa un peu, il embrassa la pièce du regard. L’image de l’hôpital disparut, laissant place aux lignes sobres d’une cuisine moderne, toute équipée, au mobilier en métal froid, mat, argenté. Ce lieu ne lui était pas familier !

 

Avait-il été kidnappé ? L’angoisse lui tenaillait les tripes. Tout était impeccablement rangé, ça brillait, c’était net, presque trop. Il y avait tout de même cette chaise renversée et ces taches de liquide rouge, par terre, un peu partout. Il regarda son torse, ses jambes, ses bras, ses mains : sa chemise et son pantalon en étaient maculés, il en avait aussi sur ses chaussures.

 

Dans un sursaut, il entreprit de se relever, au mépris de la douleur sous son crâne et de ses membres gourds. Son corps ne lui répondait pas correctement. Il prit appui laborieusement sur les poignées des placards de rangement, l’une après l’autre, jusqu’à atteindre le rebord du meuble. Puis il parvint, au prix d’efforts surhumains, à tirer une chaise à lui.

 

Il put enfin s’asseoir et reprendre son souffle, découvrant, plus haut, de nouvelles perspectives.

 

Un plat dorait dans le four, l’odeur du fromage chaud navigua jusqu’à ses narines. Lui vint l’idée du gratin dauphinois : il aimait ça, il en mangerait bien ! Ces envies gourmandes avivèrent son esprit. Il était plus lucide, d’un seul coup.

 

Sur la grande table noire laquée trônait une salade verte dans un grand récipient transparent, prête à être tournée avec de grands couverts en bois. Une bouteille de vin rouge était débouchée, les fromages patientaient sous leur cloche, un carton à pâtisserie pas encore déballé attendait les gourmands… Des coupes à champagne avaient été placées sur un plateau, laissant présager une fin de repas pétillante.

 

Il avait faim ! Il prit un morceau de pain coupé dans la corbeille en osier, le mâcha avidement, en prit un deuxième, un troisième, qu’il engloutit tout aussi rapidement. Il sentit les forces lui revenir.

 

Mais que faisait-il donc dans une cuisine apprêtée pour les grands jours, sans âme qui vive ? Il tendit l’oreille : seuls les grésillements de la cuisson et le souffle rauque de la hotte d’aspiration emplissaient l’air.

 

La porte de la cuisine était fermée. Il repéra la haute et étroite fenêtre : derrière la vitre se découpait un ciel bleu nuit. Il chercha une pendule murale, n’en trouva pas. Il posa un regard inquiet sur son poignet, puis sur l’autre : pas de montre, aucun moyen de savoir l’heure. Ah si. Les chiffres digitaux, sur le four, indiquaient curieusement 21:12.

 

Il se mit péniblement debout, sa tête lui faisait mal. Il fallait qu’il soit courageux ! Il respira profondément, plusieurs fois, cherchant à retrouver son souffle et un peu d’assurance. Il se dirigea, à petits pas, vers la porte peinte en blanc et tourna la froide poignée métallique. Elle n’était pas fermée à clé. Son cœur se mit de nouveau à battre la chamade.

 

Qu’allait-il trouver là, derrière ? Son cauchemar allait-il continuer ?

 

Des bruits de conversation animés, joyeux, des voix d’enfants enveloppèrent ses oreilles. Il sentit le calme se faire en lui : il entendait la vie. Il se laissa guider par les sons rassurants, traversa lentement un long couloir, ouvrit une porte vitrée.

 

Une femme, debout, poussa un cri en le voyant apparaître. Il aperçut un groupe de personnes attablées, dont les visages reflétaient l’étonnement, la surprise. Des enfants, qui jouaient près de la cheminée, se tournèrent vers lui, grimaçants, ricanants.

 

Il ne connaissait pas ces gens, ils ne les avaient jamais vus de sa vie, que faisait-il dans une maison d’étrangers ? Il était de nouveau effaré, épouvanté, mais incapable de fuir.

 

La femme qui avait hurlé se dirigea vers lui, le regard noir, accusateur. Elle avait les cheveux gris et un corps sec et maigre, aux mouvements nerveux, agités. Il restait planté à l’entrée de la salle à manger, tremblant, terrorisé, avec ses vêtements rougis, ses cheveux blancs tout hérissés, embroussaillés, ses mains salies…

 

La femme avait l’air très en colère. Elle s’adressa à lui d’une voix forte, qui le fit reculer : « Tu as saigné un cochon, ou quoi ? Tu t’es mis dans un état… Tu débloques complètement, ces derniers temps ! T’es bon pour l’asile des vieux, hein, toi ! »

 

La femme voulut s’approcher plus près de lui. Il esquissa un mouvement de recul et trébucha, trouvant maladroitement appui sur la poignée de la porte à laquelle il finit par s’agripper. Il était sans défense, suffoquant, haletant, comme une bête mise à mort.

 

Elle lui parla plus calmement : « Il faut que je regarde ce que tu t’es fait, papa ! Tu es tombé, c’est ça ? Et tu restes muet comme une carpe, évidemment ! On va appeler les urgences, hein… S’ils pouvaient te garder un peu là-bas, nous on pourrait souffler, à la maison. Allez, viens t’asseoir sur le canapé… »

 

Il se sentait démuni, complètement perdu. Il ne lui restait plus qu’à se laisser guider par la voix adoucie. Il s’appuya sur le bras de cette femme inconnue, poussa un long soupir. Elle lui avait tenu des propos bien étranges, qu’il n’avait pas compris.

                                  

Dans la salle à manger, on parlait de lui, de ses pertes de mémoire, de sa dépendance, chaque jour plus importante. On cherchait à lui faire intégrer une structure médicalisée, il devenait une charge bien trop lourde à supporter pour ses enfants et ses petits-enfants !

 

On se reprochait de ne pas avoir été plus vigilant, ce soir. On aurait dû l’accompagner jusqu’aux toilettes, mais c’était juste à côté, dans le couloir… On savourait l’apéritif, on en était à la deuxième tournée, la tension s’était relâchée… Voilà le résultat !

 

On pestait contre cette foutue maladie qui le rendait sénile. On était triste. Il était vieux, de toute façon, c’était normal. Ce soir-là, on avait réuni la famille pour son anniversaire. Il venait d’avoir quatre-vingt-dix ans.

 

 

4  La mission

 

Hervé avait profité d'une halte prolongée sur une aire d'autoroute pour prendre connaissance des nombreux messages laissés sur le répondeur de son appartement parisien. Il n'y était pas repassé depuis près de quatre jours. Il en était parti lundi à dix-neuf heures avec un gros sac de voyage rempli de vêtements de rechange, de quoi passer la semaine, voire un peu plus.

 

Il ne savait jamais à l'avance combien de temps exactement allaient durer ses missions. On était tôt jeudi matin, à peine six heures en ce début du mois de juin ; l'affaire dont il s'occupait touchait à sa fin. Encore une centaine de kilomètres et il serait à Biarritz, il pourrait livrer la lourde caisse en bois qui se trouvait dans son coffre et qu'il avait chargée la veille au soir à Lille. Une sacrée virée ! Enfin, ce n'était rien à côté des voyages interminables et éprouvants à travers toute l'Europe, parfois même jusqu'en Russie, lorsqu’il était chauffeur routier.

 

Au plus tard, il serait à Sète vendredi soir. Il pourrait passer quelques jours de repos bien mérités sur son voilier, on ne l'attendait à Paris que mardi en début d'après-midi. Il reviendrait en train de nuit, en ayant pris soin de restituer son véhicule de location, une voiture puissante, confortable, sentant le neuf, avec toutes les options issues des nouvelles technologies, et un coffre adapté au transport de la caisse.

 

Hervé avait pourtant communiqué précisément au loueur de voitures ses exigences en ce qui concernait la capacité du coffre, mais en arrivant à Lille, sur le lieu de rendez-vous avec son client, il s'était avéré que la caisse ne rentrait pas dans celui de la voiture qu'on lui avait louée.

 

Il n'avait pas pris la peine de vérifier les dimensions en prenant possession du véhicule, il avait accordé toute sa confiance à la personne qui avait effectué la réservation… C'était une erreur regrettable, une perte de temps inutile, contrariante, mal venue, qui risquait fort de ternir l'image de la société pour laquelle il travaillait. Elle était réputée pour son sérieux, sa diligence, son efficacité et, bien entendu, sa discrétion.

 

L'affaire s'était heureusement résolue en moins d'une heure, le temps, pour lui, de se rendre à l'agence de location la plus proche et de procéder à un échange de voitures, en déclarant posément que « celle-là ne convenait pas. » Il y en avait justement une autre, prête à partir, beaucoup plus spacieuse, avec un coffre immense…

 

Le client n'avait pas fait d'esclandre, il s'était montré patient, compréhensif, Hervé lui ayant assuré qu'il allait régler rapidement le problème. C'est ce qu'il avait fait. L'incident était clos, à l'avenir il lui faudrait être plus vigilant, ne négliger aucun détail. Il perdait son job, avec une bourde pareille ! Il s'en était plutôt bien sorti, sur ce coup-là !

 

Il avait roulé toute la nuit, le trafic était fluide. En arrivant sur l'aire d'autoroute, il avait immédiatement interrogé la messagerie de son portable, lequel avait sonné deux fois de suite au cours des derniers kilomètres avant son arrêt. Même avec un kit mains libres, il détestait téléphoner en conduisant. De toute façon, au vu de ses activités, c'était bien trop risqué.

 

Un manque d'attention, un coup de volant et hop, dans le décor ! Sans compter les contrôles routiers, les motards, les radars… Il devait passer inaperçu, avoir une conduite, au sens propre comme au figuré… irréprochable. Le message confirmait l'heure de livraison, le lieu du rendez-vous. Tout était nickel, il avait le feu vert. On l'attendait pour dix heures, il avait largement le temps de voir venir.

 

Il avait fait le plein d'essence, s'était rendu aux toilettes, avait pris un café bien sucré dehors, au soleil, tout en fumant une cigarette. Il en avait repris un deuxième puis avait ressenti le besoin de marcher, de faire quelques pas sur le parking pour se détendre, se dégourdir les jambes.

 

Revenu à sa voiture, assis au volant, sur le point de démarrer, il avait soudain pensé à Michèle, dont il avait fait la connaissance le samedi précédent au cours d'un dîner d'amis, dans un pavillon cossu de Villeparisis. Peut-être avait-elle cherché à le joindre ? Elle tenait absolument à ce qu'ils aillent ensemble à l'exposition consacrée au peintre italien Giorgio de Chirico, c'étaient les derniers jours.

 

Hervé n'avait pas osé lui dire qu'il ne serait pas disponible avant mi-juin, qu'il s'absentait pour ses affaires… Il ne voulait pas la décevoir, déjà, si vite… Alors, comme à l'accoutumée, il avait éludé, était resté très évasif, ne s'engageant pas franchement : « Oui, c'est très tentant, avec plaisir, mais je n'ai pas mon agenda, rappelez-moi en début de semaine, je vous dirai… »

 

Il avait donné à Michèle son numéro de téléphone fixe, à Paris, elle s'était étonnée qu'il n'eût pas de portable. « C'est tellement pratique » lui avait-elle dit en souriant. Cette femme encore belle, cultivée, intelligente, n'arrêtait pas de lui sourire depuis qu'ils avaient été présentés. « On a très bien vécu sans en avoir pendant des années, mais maintenant que ça existe, on ne peut plus s'en passer ! »

 

Il lui avait fallu encore se justifier, mentir un peu, arrondir les angles… Oui bien sûr, il avait un portable, mais il s'en servait très peu, d'ailleurs il ne l'avait pas sur lui, il était très distrait, il ne connaissait même pas son numéro ! « Mais sur mon fixe, rassurez-vous, ma chère Michèle, j'ai une boîte vocale, alors laissez-moi un message si je suis absent, je ne manquerai pas de vous rappeler ! »

 

Michèle avait ri encore, elle avait ri toute la soirée, elle était gaie, enjouée ! Elle s'était moquée gentiment, puis, posant sur lui ses yeux verts, brillants, pétillant de malice, elle avait eu cette phrase adorable, attendrissante, sonnant comme un aveu : « Hervé, vous êtes vraiment un homme original, on ne doit pas s'ennuyer, en votre compagnie ! »

 

Oui, il plaisait à Michèle, il en était sûr ; elle lui plaisait assez pour qu'il ait envie de la revoir. Ça pourrait peut-être marcher, entre eux. Qui peut savoir avant même d'avoir essayé ? Son point faible, pour une relation durable, c'étaient toutes ses absences, toutes ces contraintes professionnelles qui pouvaient le conduire à partir précipitamment au milieu de la nuit et ne revenir au bercail qu'une semaine après, sans pouvoir donner d'explications précises. Cela faisait cinq ans qu'il effectuait des livraisons.

 

Le flou artistique qu'il était obligé d'entretenir auprès de ses compagnes, concernant son travail, l'avait conduit, à chaque fois, à la rupture. À plus ou moins longue échéance, elles se lassaient, se fatiguaient, n'en pouvaient plus, jetaient l'éponge, claquaient la porte… Il les faisait souffrir, il le savait ! De toute façon, il n'avait jamais joué la carte de la franchise, avec les femmes. Toujours il se dérobait, dissimulait, inventait. Il tombait quelques fois dans ses propres pièges, s'engluait dans des mensonges plus gros que lui, alors il voulait fuir, ne jamais revenir.

 

Il avait écouté sa boîte vocale, bien remplie, impatient, le cœur battant plus vite à chaque nouveau message, jusqu'au dernier. Il dut alors se rendre à l'évidence : Michèle n'avait pas appelé. Par contre, sa sœur avait essayé de le joindre à plusieurs reprises, lui laissant de longs messages dans lesquels elle se répétait, inlassablement, obsessionnellement, au sujet du repas de famille au mois de juillet. Ils devaient se mettre d'accord sur une date, elle lui en proposait plusieurs, elle lui demandait de la rappeler le plus rapidement possible. C'était extrêmement urgent maintenant !

 

Ses amis de Villeparisis le conviaient à une garden-party dans leur jardin le dimanche suivant. « Michèle sera là » assuraient-ils. « Ça lui fera tellement plaisir de vous voir ! »  Il y avait aussi quelques appels de sociétés de télémarketing avec ce fond sonore caractéristique facilement identifiable. Et celui de son médecin qui lui demandait de passer à son cabinet au sujet de ses résultats d'analyses.

 

Presque sept heures. Même s'il avait de la marge, il n'était pas à l'abri d'un contretemps. En voiture ! Il aurait tout loisir de réfléchir à son week-end en conduisant, de changer ses plans s'il en ressentait l'envie. Rentrer plus tôt et retrouver Michèle, dimanche midi ?

 

Avant de prendre la route pour Sète, sa mission accomplie, il avait prévu de s’offrir un bon et vrai repas, puis de dormir un peu ; il pensait trouver un hôtel restaurant dans les environs de Biarritz. Les personnes qui devaient réceptionner la caisse lui indiqueraient certainement une bonne adresse, une auberge typique, une chambre et table d'hôtes, pourquoi pas au bord de la mer ? Les côtes étaient belles, par ici. Il lui tardait de les admirer.

 

À Sète, s'il voulait la compagnie d'une femme, il saurait où s'adresser, il avait ses entrées. Michèle était trop droite, trop entière, trop sincère pour accepter une relation avec un homme courant d'air, aussi peu fiable que lui. Fine comme elle l'était, elle avait sans doute déjà compris qu'il ne pourrait jamais lui proposer une vie stable, former un couple épanoui, se nourrissant l'un de l'autre et de plein d'autres choses. Elle, c'est ce qu'elle cherchait, lui avait-elle confié, et rien d'autre.

 

Michèle avait vu clair dans son jeu et dans ses manigances, elle avait percé à jour son personnage : vague, évasif, lointain, absent. Inconsistant. Il y a des personnes qu'on ne trompe pas, Michèle faisait partie de celles-là. Avoir une aventure avec elle, juste pour le plaisir de la conquérir ? Ce serait la trahir. Il la respectait trop pour ça.

 

Devenir des amis ? Pourquoi pas ! Il ne serait pas obligé de lui mentir, enfin, beaucoup moins. Ils déjeuneraient ensemble à Paris de temps en temps, se verraient au cours des soirées organisées par leurs amis communs, iraient peut-être ensemble arpenter les musées… Il pourrait même l'inviter à Sète ; elle ferait alors partie des personnes de confiance, des rares privilégiés à connaître l'existence de son voilier.

 

Hervé se donnait encore quatre ou cinq ans avant de décrocher. Ses missions comportaient parfois des risques, il ne savait pas forcément où il mettait les pieds, ses clients n'étaient pas tous des personnes honorables. La plupart du temps il ne connaissait pas le contenu de ce qu'il convoyait, de toute façon il préférait ne pas savoir. Avec ce beau paquet d'argent qu'il amassait, au fil des ans, il n'aurait plus jamais besoin de travailler.

 

Son rêve était de s'installer en Polynésie, couler des jours tranquilles, sur son bateau, pendant les vingt ou trente années à venir. À cinquante-cinq ans, il ferait un tout jeune retraité, avec du temps, encore, devant lui ! Peut-être rencontrerait-il une autre Michèle, avec laquelle il se sentira prêt à tenter l'aventure d'une véritable vie à deux ? Il ne savait pas ce que c'était, de vivre à deux, il n'avait jamais vraiment été présent pour l'autre, pour l'être aimé. Il n'avait peut-être jamais aimé.

 

Que transportait-il, cette fois-ci ? Que pouvait donc contenir cette caisse volumineuse, soigneusement scellée, qui pesait son poids ? Moins il en savait, mieux ça valait pour lui et pour la société qui l'employait. En cas d'arrestation, remonter le réseau s'avérerait impossible, la pelote était bien trop emmêlée. Même sous la torture, il ne pourrait communiquer aucune information !

 

On lui donnait un lieu de départ et un lieu d'arrivée, il devait livrer dans les meilleurs délais, c'était tout ce qu'on lui demandait. Sûr, il imaginait parfois les pires choses, il n'était pas dupe, il savait bien qu'il contribuait, par son activité, à alimenter des trafics : armes, stupéfiants, animaux exotiques, bijoux, contrefaçons, tableaux volés ; sans parler du blanchiment d'argent, des transferts de fonds vers les paradis fiscaux…

 

Oui, ce qu'il faisait n'était pas forcément vertueux (même si nombre de clients étaient par ailleurs fort respectables) mais il n'en avait pas honte. Il était hautement qualifié pour ce job, en retour il était largement payé. De plus, il voyageait, découvrant moult endroits en France, en Europe, dans le vaste monde. Il conduisait des véhicules en tout genre, moto routière, side-car, berline, break, pick-up, camping-car, minibus, ambulance, camionnette…

 

Il se souviendrait toute sa vie du convoyage, dans une simple estafette, de ce vieux coffre sculpté, imposant, qu'il avait fallu manipuler et sangler avec précaution, puis de son arrivée dans un petit village de Corrèze, en pleine nuit, où les « commanditaires » l'attendaient de pied ferme… devant le cimetière. Un homme l'avait guidé, en marche arrière, tous feux éteints, jusqu'au caveau familial. Hervé était reparti sans demander son reste, ébranlé par l'idée d'avoir fait, sans le savoir, six heures de route en compagnie d'un mort.

 

Hervé repensa à l'appel de son médecin. Il lui faudrait prendre rendez-vous, mardi matin si c'était possible… C'était important, ces résultats, ils auraient peut-être pour conséquence un changement de traitement, nécessiteraient des examens complémentaires… Il ne devait pas prendre son mal à la légère, même si on en maîtrisait beaucoup mieux les effets aujourd'hui. Grâce à tous ces médicaments, on paraissait bien portant, mais on était toujours malade, il ne fallait jamais l'oublier.

 

Il se rapprochait de Biarritz. Il prendrait bientôt la sortie indiquée par la voix impersonnelle et imperturbable de son GPS, il quitterait l'autoroute, s'acquitterait du péage.

 

Bientôt neuf heures, il était presque arrivé. Il prit la direction du centre commercial, au sud de la ville, et se gara sur le parking près de la station essence, comme cela lui avait été stipulé. Il aurait tout loisir de voir la mer après. Comme il était en avance, il en profita pour joindre le secrétariat de son médecin. Ce serait mardi à dix-huit heures trente, il n'y avait pas d'autre possibilité. Il se débrouillerait pour y aller. Sa santé faisait partie de ses priorités, il n'avait pas d'autre choix s'il voulait continuer à vivre.

 

Il releva la tête, il s'était légèrement assoupi. Une jeune femme vêtue d'un tailleur noir, coiffée d'un chapeau avec une voilette, se dirigeait vers sa voiture. Il ouvrit la vitre électrique, attendit qu'elle se présente, comme il était convenu. Elle fit un signe, une voiture gris métallisé s'avança. « Vous nous suivez » lui dit-elle froidement. « On ne va pas loin, juste dans un endroit plus discret. » Il acquiesça en hochant la tête, mémorisa la marque et le modèle du véhicule, son immatriculation, mit le contact et démarra.

 

Dans une heure tout au plus, Hervé serait, pour quelques jours, libre comme l'air. Il prit une longue et profonde inspiration. La bonne humeur l'envahit soudain, un grand sourire se dessina sur ses lèvres. Il avait sans doute tort, mais il en avait vraiment envie, il n'allait pas revenir dessus : il irait à Sète, comme prévu.

 

Il eut une petite pensée pour Michèle, assortie d'un léger regret. Elle attendrait. Son attention se concentra sur la voiture à suivre, le long des rues sinueuses, truffées de ronds-points, de la zone commerciale.

 

 

5  La visite

 

Le petit corps gisait, ensanglanté, sur la moquette écrue du salon chichement meublé, mais très encombré. Deux clic-clac fatigués, élimés, aux couleurs passées, se faisaient face ; des étagères croulaient sous les livres, les disques, les cassettes vidéo, les DVD.

 

Entre les deux canapés, trônait une grande table basse, sur laquelle se trouvait un fouillis indescriptible, peu ragoûtant : cannettes de bière, bouteilles de vin, verres encore pleins de breuvages indéterminés, couverts sales en plastique, emballages de pizza, cendriers débordant de mégots en tout genre…

 

Il y avait une chaîne hi-fi d'un autre âge, avec des baffles impressionnants, un grand meuble poussiéreux où était posée un grosse télévision et tout le nécessaire pour visionner des films.

 

Le sol à cet endroit était jonché de disques numériques dépourvus de pochettes, lesquelles étaient rangées en piles, par terre, à la manière de la tour de Pise. Ces édifices semblaient pouvoir tomber à n'importe quel moment, certains s'étaient déjà écroulés, rajoutant à l'apocalypse qui semblait avoir frappé les lieux.

 

Sur le papier peint jauni, déchiré, défraîchi, étaient punaisés des posters : Serge Gainsbourg, Bob Marley, The Doors. Une photo d'Hubert-Félix Thiéfaine en concert, encadrée, sous verre, était accrochée de travers.

 

Ici, le désordre régnait en maître. Le ménage n'avait pas été fait depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Il y avait, dans toute la pièce, une forte odeur de poubelles.

 

Comment avait-on pu s'acharner à ce point sur une créature aussi innocente, sans défense, inoffensive ? Elle n'avait pas pu résister longtemps, quelle méchanceté gratuite ! Le frêle cadavre reposait sur le dos, désarticulé, la tête sur le côté, les yeux restés ouverts.

 

Il baignait dans le sang, il en était couvert. Tout ce sang sans raison ! Il avait de multiples blessures sur le ventre, sur le cou, sur la tête… On s'était acharné, jusqu'à vouloir le démembrer, le briser, le déchiqueter.

 

Tout autour de lui, une myriade de petites taches rouges maculait la moquette, usée, poussiéreuse, presque grise. C'était abominable et révoltant : sans doute le travail d'un monstre, l'œuvre d'un dangereux psychopathe, à enfermer d'urgence.

 

Pour le moment, il ne fallait toucher à rien, laisser intacte la scène de crime, chercher des indices… Il y avait d'autres pièces dans l'appartement : il était temps d'y jeter un œil.

 

Dans la cuisine, un entassement de sacs poubelle, pleins à ras bord, lacérés par endroits, éventrés, vomissaient leurs déchets. Sur la petite table en formica, le même genre de nature morte que dans le salon : vieux restes de repas, cadavres de bouteilles, cendres et mégots…

 

La fenêtre était fermée, on ne pouvait que difficilement y accéder. Les sacs poubelle encombraient le passage, il faudrait les enjamber… La puanteur était infernale, insupportable, à en vomir : on devait aérer à tout prix, c'était intenable !

 

Il y avait là, sur les verres, les couverts, moult empreintes digitales qu'on devrait relever, qu’on pourrait identifier… À voir le mode de vie de la maison, il ne serait pas étonnant qu'y soient venus des gens de mauvaise fréquentation, des délinquants, des trafiquants, des voyous, des bandits, des sauvageons…

 

Ils y étaient sûrement pour quelque chose, dans la mort de ce petit être sauvagement agressé, reposant là, tout près, dans le salon. Un délire malsain, alcoolisé, shooté, qui avait mal tourné ? Les choses dérapent, ça finit dans le drame… Où sont-ils, maintenant, tous ces fêtards ? Les rats ont quitté le navire !

 

Il y a un long couloir qui mène à deux portes, celles des chambres ? Après tout, il y a peut-être des gens qui dorment, même si nous sommes en plein après-midi. Avec cette façon de vivre, ça n’aurait rien de surprenant.

 

Allez courage, il faut aller voir, s'y risquer, vaille que vaille, malgré la peur qui tenaille. Que va-t-on trouver ? L'enquête doit avancer, coûte que coûte ! Ça ne sent pas non plus très bon par là. Quelle infection ! À s'en boucher le nez ! L'une des deux portes est entrouverte.

 

C'est la salle de bain, avec les toilettes, à croire qu'on y a fait bien d'autres choses que s'y laver. C'est crasseux, répugnant, vomitif. Il y a des verres à bières, des verres à vin, des flûtes à champagne posés çà et là, renversés ou brisés par terre. Il y a des odeurs de vieille vinasse, d'alcool tourné, mêlé au tabac froid.

 

Des mégots ont été éteints dans le lavabo, il y en a aussi dans le bac de la douche. Au rideau en plastique percé d'une multitude de trous, des brûlures de cigarettes, comme autant d'étoiles, de petites planètes… Autant mettre un peu de poésie dans ce capharnaüm, c'est tellement glauque, tellement abject…

 

Des vêtements informes sont accrochés aux patères, il y a des traces de doigts suspectes, des dessins obscènes partout sur les murs… C'est écrit « FUCK » en grand, juste au-dessus de la cuvette des WC, dégoûtante, vraiment pas nette…

 

Rien de plus à tirer de cet endroit. C'est consternant, un laisser-aller pareil, un manque aussi flagrant de dignité humaine. Il vaut mieux refermer la porte et aller vers l'autre, celle qui est close. Là est la solution de cette énigme, sans aucun doute.

 

Pauvre petite chose morte, pas loin, dans le salon… Qui a pu lui faire ça ? Il faut s'attendre au pire, vu l'état de dévastation, de décomposition, de guerre nucléaire dans les pièces précédentes.

 

Cela vaut-il vraiment la peine de s'y aventurer ? Ne vaudrait-il pas mieux appeler les secours ? Ça sent mauvais, non, cette histoire ?

 

Des grattements se font entendre derrière la porte, et puis aussi des gémissements. Sans réfléchir, aller ouvrir, enclencher la poignée, ne ressentir aucune résistance, elle n'est donc pas fermée de l'intérieur, pousser le battant en grand, faire un pas dans la pièce…

 

Voir soudain s'échapper une bête hurlante, tel un bolide télécommandé, filer à fond de train dans le couloir. Quelques secondes de réflexion, puis un mauvais pressentiment. Le cœur qui bat, la sueur qui perle, courir vers le salon, mais il est déjà trop tard…

 

Le sinistre animal achève son méfait, ayant déjà englouti une partie de sa proie, dont il ne reste dorénavant que l'arrière-train… C'est pathétique, navrant, rageant. Il n'y a plus de scène de crime, plus de victime, avalée par ces monstrueuses babines, ces canines aux éclats carnassiers !

 

Il n'y a plus rien à faire, maintenant. Dans un coin, près de la fenêtre donnant sur le balcon, on aperçoit la cage, vide, ouverte.

 

En avoir le cœur net. Retourner dans la pièce du fond, finir la visite de l'appartement, aller au bout des choses… Remonter le couloir, hésiter quelques instants puis entrer prudemment.

 

C'est une chambre où règne, apparemment, moins de désordre que partout ailleurs. Les rideaux sont tirés, créant la pénombre. Il y a une forme allongée sur le lit, quelqu'un qui dort ? Trouver l'interrupteur, mettre de la lumière, s'approcher…

 

Dans les draps se tient une femme, une vieille femme, à la peau très pâle, aux cheveux tout blancs. Elle repose sur le dos, la tête sur un gros oreiller, les mains jointes, les yeux fermés, un léger sourire sur ses lèvres, figées pour l'éternité.

 

 

6  Le bilan

 

Je suis né le douze juillet 1963 : depuis hier, j’ai quarante ans. Coup de massue, clou enfoncé. Un cap terrible, que je ne suis pas sûr de surmonter. J’ai si mal…

 

Ça a commencé à me serrer les tripes à peine ma trentième année passée et ça n’a fait qu’empirer : la peur est là, plus méchante que jamais. J’avance vers un âge qui s’éloigne, inexorablement, de la jeunesse. On n’y peut rien, me direz-vous.

 

Il y a ces terribles crises de paralysie qui m’assaillent, me terrassent, m’anéantissent. Elles sont de plus en plus fréquentes. C'est à chaque fois plus long pour m’en remettre ! Mon corps est devenu si vulnérable… Je me sens comme un vieux, à devoir garder le lit des jours entiers, avec le dos bloqué et ces douleurs affreuses…

 

Voilà qu’aujourd’hui, je me retrouve encore à ne plus pouvoir bouger. Une fois de plus. Une fois de trop ! Tout ça parce qu’hier soir, après ma fête d’anniversaire (tout le monde y tenait, sauf moi), j’ai voulu ranger tout seul le mobilier de jardin dans le garage. Évidemment, j’ai trop forcé.  Une semaine d’arrêt maladie, peut-être deux… Voilà ce que j’ai gagné.

 

Mes idées noires en profitent pour refaire surface : elles s’immiscent au plus profond de mon cerveau, jusqu’à m’en rendre dingue. Je deviens dingue ! Ne vaudrait-il pas mieux que j’en finisse maintenant ? Je me suis déjà retenu plusieurs fois d’avaler tout mon stock de somnifères et d’antidouleurs avec une bouteille de vieux rhum, et puis… La vie a toujours repris le dessus.

 

Finalement, je me trouve toujours un tas de bonnes raisons pour continuer la route. Le prochain voyage… Ah ! Les voyages ! S’il n’y avait pas eu les voyages ! Les médecins ne prédisent pas d’amélioration à mon état : irrémédiablement mon corps va décliner, se déliter et s'atrophier, au fil des années. Je ne pourrai le supporter. Ma chère bouteille est là, tout près. Et les cachets… Ici, dans le tiroir de la table de chevet.

 

Il n'y a personne à mon chevet. Maman est passée un peu avant midi pour m'apporter les médicaments qu'elle est allée chercher pour moi à la pharmacie. Elle n’a pas pu rester, je lui en veux énormément. Elle devait déjeuner avec mon père, ensuite elle avait plein de choses à faire… Toujours très occupée !

 

Mais elle viendra ce soir, elle me l’a promis, elle me préparera à manger, elle restera un peu pour papoter. Elle remettra en place les oreillers, elle bordera mon lit comme quand j'étais petit garçon, elle me donnera plein de baisers… Vivement ce soir ! Peut-être que, si je parviens à me lever, je pourrai voir avec elle le feu d’artifice, de la fenêtre ?

 

J’ai trop chaud, je transpire, je suis trempé. Il n’y a pas cinq minutes, je tremblais de froid. Je n’ai pas la force d’appeler mes potes, ils ne pourraient rien faire pour moi, de toute façon… Je n’ai envie de rien. La douleur est insupportable, au-delà de tout. Quand cet enfer va-t-il cesser ?

 

J’ai eu de bons moments dans ma vie, pas vrai ? Pas grand-chose à jeter, j'ai tout consommé. Consumé ? J’ai vécu à ma façon, sans rendre de comptes à personne. La solitude s’est imposée, naturellement : il ne m’est jamais venu à l’idée de fonder un foyer. C'est totalement hors de ma portée. J’avais déjà assez à faire avec moi-même, alors, avec une femme et des gosses !

 

J’ai suivi mon petit bonhomme de chemin, je me suis fait tout seul : un bon job, ma maison, mon jardin, ma collection de disques, mes bouquins, mes sorties, mes bons amis… Et puis mes voyages ! Si j’ai tenu jusqu’ici, c’est grâce à mes voyages ! Une bonne partie du globe explorée, arpentée, découverte.

 

J’ai prévu d’aller à Cuba, l’hiver prochain. Trois bonnes semaines. Mon billet est d’ores et déjà acheté, alors… Y renoncer ? Je souffre tant, c’en est intolérable. J’ai envie de hurler ! Mille épées chauffées à vif me transpercent le corps. C'est un calvaire, Dieu me punit. Je dois expier mes fautes.

 

Mon dernier voyage, je l’ai fait au Brésil : Rio de Janeiro, soleil à gogo, musiques chaudes, percutées, balancées, déhanchées… Sur la plage de jeunes corps dorés, hâlés, ambrés, cuivrés. Nuances de peau, du noir profond au brun léger… J’en ai bien profité !

 

Les voyages sont les seuls moments de mon existence où je m’abandonne à l’amour. À l’amour, et surtout au sexe. J’aime le sexe ! Ses tentations suprêmes, ses sensations extrêmes. Ses perversions, ses jeux cruels et sans limite. C’est toujours très facile de faire des rencontres, dans les endroits où je vais.

 

La première fois, c’était en Thaïlande. J'avais tout juste vingt ans et envie d'exotisme… Elle, à peine seize ans, un joli petit corps de femme, des jambes sublimes, finement ciselées : elle s’est montrée experte pour m’emmener, très vite, sur de sombres terrains aux troubles parfums de vice.

 

Je l’ai aimée, comme elle voulait être aimée. Elle me montrait comment faire, elle m'incitait, elle m'excitait. Je l’ai baisée, baisée encore et puis je l'ai frappée. Elle en redemandait. Elle a voulu jouer à l'étrangleur et à l'étranglée avec l'un de ses bas qu'elle faisait coulisser sur son cou gracile et j’ai serré. Légèrement d’abord, puis plus fermement.

 

Je n’ai pas pu m’arrêter de serrer. J'ai eu du plaisir à la voir agoniser, se débattant, cherchant l’air, la bouche grande ouverte, les yeux exorbités. Puis elle n’a plus bougé. J’ai possédé cette fille jusqu’à son dernier souffle. Une fille de joie, une fille des rues, une inconnue, une fille perdue.

 

L’année suivante, c’était en Inde. J’ai craqué pour cet homme d’une trentaine d’années, au corps mince, bien dessiné. Il m’a ouvert à d’autres possibilités. J’ai apprécié, je l’ai aimé. Puis étouffé, sous l’oreiller. J’ai continué.

 

Voyage après voyage, d’un continent à l’autre, j’ai recherché des plaisirs toujours plus raffinés. Savoir que le moment viendrait, quand je l'aurais décidé, amplifiait mon désir, décuplait ma jouissance. Garçon ou fille, sans préférence : il ou elle me plaisait, il ou elle m'appartiendrait. Je n'étais pas contre, non plus, les mélanges de genres.

 

Si je fais le bilan, je dirais qu’aimer dix-huit fois en vingt ans, ce n’est ni trop, ni pas assez : une bonne moyenne, en quelque sorte. Je pense avoir été sincère, à chaque fois. Je les ai tous aimés, mes amants étrangers. Une relation intense, fulgurante, passionnée.

 

Les histoires courtes sont les meilleures. Je leur ai révélé le meilleur de leur existence, eux m'ont donné ce qu'ils avaient de plus précieux. Ils n'auront vécu que pour me rencontrer et pour m'aimer jusqu’à la mort.

 

Je pense à mes voyages passés en préparant celui à venir. Je regarde mes photos, je me repasse mes vidéos : moments uniques, instants sublimes, des heures et des heures de souvenirs. Des monuments, des paysages, des plages, des rues, des corps, un visage, un regard, l’intérieur d’une chambre…

 

Je m’envole pour Santiago de Cuba juste après Noël, je fêterai là-bas le premier jour de l’année 2004. Les deux autres semaines, je visiterai une bonne partie de l'île… Allez, faire ce voyage, même si c'est le dernier !

 

Vivre un ultime amour… J’ai six mois de répit. Après seulement, à mon retour, je tirerai ma révérence. Je suis contre l'acharnement thérapeutique. Je veux une mort propre, digne, librement choisie.

 

J'aurai mené une vie paisible, très ordinaire. Des brocantes, des concerts, des cocktails au rhum qui mettent la tête à l’envers, de bons petits plats diététiques, des repas entre amis, du jardinage, du bricolage, de la déco, quelques plaisirs en solitaire…

 

Je me sens si faible ! J’ai une de ces fièvres ! Je suis brûlant, comme de la braise. Mais j’ai moins mal, maintenant. Les épées ne sont plus que de fines épingles, je respire, ça va mieux. Boire un bon verre d’eau fraîche… Je vais dormir un peu. Le temps passera plus vite, en attendant maman.

 

 

7  Nuit trouble

 

L’envie l’avait reprise, il lui fallait un homme. Maintenant. Ce ne serait pas plus difficile que toutes les autres fois ! Sur l’autoroute, vers Paris, elle passa en revue ses conquêtes de l’été. De beaux mâles, dans l’ensemble : jeunes, fougueux, musclés. Elle avait bon goût, en la matière ; elle était rarement déçue.

 

« Eux aussi ont eu plutôt bon goût ! » plaisanta-t-elle, esquissant une moue satisfaite. Elle attirait les hommes, les hommes l’attiraient : de beaux hommes, exclusivement. Elle-même était une très belle femme. Elle prenait soin d’elle, elle aimait séduire, sentir l’autre troublé….

 

Elle craquait pour les corps harmonieux, bien proportionnés, depuis toujours, lui semblait-il. Elle aimait sentir ses mains parcourir une peau douce ou plus burinée, explorer la grâce d’un torse ; elle appréciait la fermeté des pectoraux, la rondeur d’une épaule, la courbe d’un bras, la dureté des muscles.

 

Elle liait ses caresses au regard, suivant des yeux le mouvement de ses mains sur le corps appétissant de son partenaire. Elle gardait les yeux ouverts quand elle s’aventurait plus bas, vers le ventre, et puis plus bas, encore… Son cœur se mit à battre fort à l’évocation des souvenirs de ses dernières vacances.

 

Les séances de massage avec ce surfeur breton avaient été exquises. Il était doré de la tête aux pieds, de la couleur du pain d’épices : elle n’en avait fait qu’une bouchée.

 

Elle s’était régalée de la peau noire aux saveurs enchanteresses de ce musicien africain, dont elle avait palpé le corps parsemé d’étranges cicatrices, durant des heures, du bout des doigts.

 

Elle avait fondu pour ce nordique, blond aux yeux bleus. Pour lui, elle s’était presque usé la langue à force de lécher chaque parcelle de sa peau claire, presque trop blanche, délicieusement sucrée.

 

Ça lui manquait, ces sensations. Un sourire malicieux se profila sur ses lèvres gourmandes. « Ce soir, il me faut du grand art » se dit-elle. « Mon désir est intense dans le creux de mon ventre, je dois l’assouvir. Je veux un homme à ajouter à ma collection. C’est là, en moi, je ne peux résister. »

 

Elle se concentra sur sa conduite. Bientôt le périphérique, la sortie vers le centre, la Seine, les quais, les grands boulevards, une place pour se garer, là, sur le trottoir, le long d’une rue étroite… Elle arrivait enfin. Il était temps que les affaires reprennent.

 

Elle s’était décidée à revenir ici, dans cet endroit accueillant, cosmopolite. Les hommes y étaient peu farouches, plutôt entreprenants, recherchant les contacts. La dernière fois elle était repartie bien avant le jour, enlacée à un rocker mince et nerveux, un petit brun aux cheveux longs, santiags et perfecto. Il n’habitait pas loin, ils y étaient allés à pied.

 

C’était vraiment un coup minable. Quand elle est partie de chez lui, le jour n'était pas encore levé. Elle a repris sa voiture pour rentrer chez elle, elle rentrait toujours chez elle, de toute façon. Elle se douchait longuement avant de sombrer dans un sommeil profond, enfin apaisée. Au moins pour un moment.

 

Une musique entraînante, aux guitares saturées, montait du sous-sol enfumé. Elle se sentait d’humeur badine, un peu moins dans l’urgence, maintenant qu’elle était arrivée. La nuit ne faisait que commencer ! Elle pourrait prendre le temps de s’amuser.

 

La salle était bondée, de nombreux danseurs s’agitaient sur la piste. Elle alla voir de plus près, repéra quelques hommes à son goût. Elle commanda un soda alcoolisé frais et sucré, s’accouda au bar, souriante, aux aguets.

 

La chasse était ouverte. Les hommes qui s’approchèrent d’elle la laissèrent indifférente. Le premier n’était vraiment pas son style, le suivant déjà bien soûl, celui-ci un peu gros, celui-là trop âgé…

 

« J’aime l’amour ! » lança-t-elle tout haut, l’esprit rendu léger par l’alcool circulant dans ses veines. « Moi aussi ! » lui répondit une voix masculine à sa gauche. « J’ai très envie de vous connaître ! Vous êtes d’accord ? » Elle répondit par l’affirmative, un large sourire découvrant ses jolies dents bien plantées. Ils échangèrent quelques plaisanteries avant de rejoindre la piste de danse.

 

Le courant était passé entre eux et ils s’accordaient merveilleusement pour danser. Physiquement, il lui plaisait. Fin, musclé, les cheveux châtain coupés court, jeans, chaussures de sport, tee-shirt moulant mettant en valeur une carrure athlétique… « Tu ne manques pas d’humour, toi ! » conclut-elle en l’enlaçant soudain. Elle avait besoin de l’avoir près d’elle, sentir son odeur, goûter sa peau en sueur. L’entente de leurs corps ne laissait aucun doute.

 

« Mes amis vont partir » dit-il un peu plus tard, alors qu’ils discutaient au bar. « Je n’ai pas pris ma voiture. Tu voudras bien me raccompagner ? » « Le plaisir sera pour moi » lui répondit-elle en effleurant, de l'index, son menton. « Qu’est-ce que je ne ferais pas pour un homme aussi charmant que toi ! » ajouta-t-elle en riant.

 

Ils dansèrent encore quelque temps, serrés l’un contre l’autre, attisant leur désir par des mots et des caresses. Ils se décidèrent à aller chez lui, en banlieue est proche de Paris. Le trajet fut rapide. Elle trouva à se garer juste à côté. Il la félicita pour son créneau, qu’elle réussit du premier coup.

 

Il habitait au rez-de-chaussée d’un immeuble neuf, résidentiel. Il la fit entrer, lui enleva son manteau, lui fit faire le tour du propriétaire. Quand il lui montra sa chambre, elle lui confia, avec aplomb, qu’il pourrait lui demander de faire tout ce qu’il voulait dans toutes les pièces de l’appartement, mais certainement pas dans celle-là. Une chambre, c’était fait pour dormir. Et ce qu’elle voulait maintenant… C’était tout sauf dormir !

 

« J’ai du champagne au frais, ça te dit ? » demanda-t-il, enjôleur. « Ah mais j’adore le champagne ! Je suis d’origine champenoise, tu sais ? Cela me rend très exigeante ! J’espère que tu as choisi une bonne cuvée, sinon… Je m’en irai fâchée ! » Pendant qu’il s’activait dans la cuisine, elle regardait avec attention, dans le salon, toutes ces photos de pays lointains accrochées aux murs.

 

« Je voyageais, avant » lui confia-t-il en rapportant deux coupes et la bouteille. « Avant quoi ? » « Eh bien, avant que je rencontre ma femme, il y a trois ans, la mère de mon fils… »  Elle resta sans voix un moment, puis reprit de l’assurance : « Je te remercie pour ta franchise. J’espère seulement qu’ils ne vont pas débarquer dans les heures qui suivent ? » Il lui assura que non, qu’il serait seul dans son appartement jusqu’au lendemain soir.

 

Elle n’allait tout de même pas rebrousser chemin pour ce genre d’histoire. Il était consentant, après tout, il l’invitait chez lui… Il savait ce qu’il faisait, non ? S’il s’offrait une aventure, c’était pour aujourd’hui, pas pour demain. Cinq heures du matin : il était grand temps pour elle de s’intéresser de plus près à son ravissant compagnon. Surtout qu’il n’y aurait pas d’autre fois, elle en était certaine.

 

Ils trinquèrent joyeusement à leur rencontre, elle le félicita pour le choix du hampagne. Ils mirent de la musique, tamisèrent la lumière du salon et commencèrent à danser, soudés l’un à l’autre, afin de reprendre les choses là où ils les avaient laissées. Ils restaient debout, leurs corps ensorcelés par la musique, mi-orientale, mi-celtique. Elle se délectait de ce corps solide, de toute beauté, bien charpenté.

 

Ça la rendait folle. Elle le complimenta ardemment sur son physique avantageux, frôlant la perfection. « C’est du grand art, vraiment ! » murmura-t-elle en plongeant son regard bleu acier dans ses yeux clairs et brillants. « Mais tu n’as pas encore tout vu ! » lui souffla-t-il en prenant sa main avec empressement.

 

Il lui proposa de continuer leurs ébats sur le canapé blanc du salon. Il s’allongea et la laissa poursuivre, les yeux clos. Au comble de l’excitation, elle lâcha soudain : « L’heure est venue, mets-toi à l’aise, je vais te faire goûter à ma spécialité. Ta femme pourra aller se rhabiller, je suis la meilleure dans ce domaine ! »

 

Plus tard, l’amant comblé glissait vers une torpeur proche de la béatitude. Le moment était venu : elle se releva, saisit son sac à mains, en sortit son couteau, un Laguiole parfaitement affûté, trancha le cou de l’homme d’un coup net, avant qu’il ne puisse prononcer un seul mot. Le sang s’écoulait déjà de la blessure franche.

 

Elle se mit à laper le liquide épais, à l’aspirer à petits coups rapides, avec application. Ses dents, rouges de sang, s’acharnant sur le cou de l’homme, étincelaient, parfaitement aiguisées. Quand ce fut terminé, elle s’essuya la bouche d’un revers de la main, rassembla ses affaires avant de passer à la salle de bain.

 

« Je te l’avais dit que ce serait du grand art ! » lança-t-elle au cadavre exsangue, tout en se dirigeant vers l’entrée. Elle s’assura qu’il n’y avait personne dans le couloir, referma la porte derrière elle, sortit prudemment pour aller jusqu’à sa voiture. Le moteur démarra au quart de tour.

 

Il était huit heures, l’air était frais, il faisait à peine jour en ce début d’automne. Elle allait être tranquille pour un moment. La prochaine fois, il lui faudrait redoubler de prudence, choisir un endroit en province où elle n’était encore jamais allée…

 

Bien au chaud dans son lit, elle se remémora sa nuit mouvementée avec ce bel amant qui l’avait tant troublée. Il avait vraiment très bon goût, un bon goût de vanille : ce fut sa dernière pensée avant de s'endormir, pour jouir, enfin repue, d'un repos mérité.

 

 

8  Rencontre nocturne

 

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager notre vessie, éprouvée par de longues heures de conduite dans les embouteillages. Là, sur cette aire d’autoroute, entre Meaux et Château-Thierry.

 

Une aire minimale, avec des places de parking pour les voitures et d’autres pour les poids lourds, une pelouse rabougrie, de maigres bouquets d’arbres et un bloc sanitaires, fort attractif, pour lui, comme pour moi.

 

Après notre besoin naturel respectif satisfait dans une cuvette circulaire métallique qui, à la dernière goutte, avait craché un liquide bleu visqueux le long de ses parois, nous nous trouvâmes aussitôt un autre besoin, moins naturel mais tout aussi pressant : fumer une cigarette.

 

Nos voitures étant garées côte à côte, il nous fut très facile d’engager la conversation. Oh ! Des choses anodines ! Je ne sais plus si c’est lui ou alors moi qui a commencé par : « Ça fait du bien, une pause pipi et une bonne clope, n’est-ce pas ? » L’autre a alors répondu : « Oui, sortir de Paris un vendredi soir, c’est toujours la galère ! Que d’heures perdues ! »

 

En inspectant la carrosserie de nos voitures respectives et les inscriptions qui s’y trouvaient, nous nous aperçûmes que nous travaillions tous deux dans le commerce, dans des domaines certes différents, mais commerciaux néanmoins. De quoi alimenter les échanges, tout en fumant.

 

« Moi, je travaille avec des collectionneurs d’objets d’art anciens » me confia-t-il. « Une clientèle triée sur le volet, exigeante, mais qui paie bien. » Je lui dis que je vendais du matériel informatique de pointe, pour les petites et les moyennes entreprises. Moi non plus je ne me plaignais pas, les affaires marchaient plutôt bien, même en ces temps de crise.

 

Les voitures s’arrêtaient, déversant leur flot de conducteurs et de passagers pressés d’aller se soulager aux toilettes, puis elles redémarraient, retrouvaient l’autoroute en direction de l’Est. Nous allumâmes une deuxième cigarette pour justifier la poursuite de notre dialogue, qui s’avérait de plus en plus intéressant.

 

Nous avions en commun le goût pour la natation et la plongée sous-marine, nous étions sportifs tous les deux mais nous aimions aussi les repas gastronomiques, les bons vins, les petites clopes et un pétard, de temps en temps. Nous avions fréquenté la même école de commerce, mais pas à la même époque. Il était plus âgé que moi de presque vingt ans, mais il en paraissait beaucoup moins, grâce à sa stature athlétique, fine, élancée.

 

« Où allez-vous, au fait ? » lui demandai-je, dans un élan. « À Thionville, dans le centre, j’ai rendez-vous demain matin avec des clients réguliers, pour leur proposer une collection d’antiques masques africains, issus de différentes tribus. Rare et très cher ! Ils m’ont réservé une chambre d’hôtel à proximité. Nickel ! » Il me posa la même question en retour, à laquelle je répondis très évasivement : « Oh, j’ai une livraison à faire, dans une zone artisanale à proximité de Metz, je dois appeler quand j’y serais. »

 

Ainsi, nous en conclûmes que nos chemins allaient malheureusement se séparer, que nous n’aurions pas l’opportunité d’approfondir les choses ce soir, que les affaires étaient les affaires, mais que demain, peut-être, au retour, nous nous croiserions à nouveau sur une aire d’autoroute ?

 

Nous prîmes donc rendez-vous, demain, même heure, à la tombée de la nuit, sur cette même aire, enfin sa jumelle symétrique, dans l’autre sens, évidemment. Nous ne nous quittions pas des yeux, il avait l’air d’aimer les jeunes et j’étais plutôt bien de ma personne, mince, veste grise, chemise noire ouverte et chaussures fines au bout carré. Il était plus décontracté, avec son jean, ses baskets de marque, son polo bleu clair à manches longues.

 

Nous allumâmes une troisième blonde : « La dernière, pour la route ! » tout en abordant des sujets plus intimes. Nous nous sentions devenir complices et déjà, amoureux. Nous étions tous les deux seuls au monde et nous allions avoir du mal à nous quitter. Nous remontâmes chacun, à contrecœur,  dans notre break, nous faisant des signes à travers les vitres.

 

Je le laissai partir devant, honneur aux plus âgés, puis connectai mon GPS où j’avais préalablement enregistré l’adresse de la livraison. Je transportais, certes, du matériel informatique high tech, oui mais du matériel volé, pas par mes soins d’accord, mais en le véhiculant, je faisais du recel. J’avais conscience des risques mais c’était l’argent qui m’attirait avant tout et plus j’en gagnais, plus j’en voulais. Plus j’en avais besoin.

 

Vendre mon corps, jamais. Alors, quitte à entrer dans la délinquance, autant attaquer directement par le haut du panier. C’est un ami respectable de mon père, cet ingrat, qui m’a fait introduire dans le milieu informatique et le braquage industriel. Conduire une belle voiture ? À travers la France, dans différents pays européens ?

 

Rouler incognito, sous une fausse identité, en prenant une autre personnalité ? Pouvoir m’offrir des fringues de luxe, un pied à terre à Paris (pour les affaires), un autre à Marseille (pour les loisirs) et toutes sortes de plaisirs ? La voiture fournie gracieusement alors que j’ai toujours aimé faire de la route ?

 

Oui, cet homme m’intéresse, mais certainement pas pour ce qu’il croit. Enfin, pas seulement. À son retour de Thionville, si ses transactions se font, il sera assurément en possession d’une forte somme d’argent, et là… Réglons d’abord nos affaires, on verra plus tard. Une bonne nuit de sommeil après ça, un peu de tourisme dans cette bonne vieille ville de Metz, un tour au Centre Pompidou, un restaurant étoilé… Je l’aurai bien mérité !

 

Alors, s’il pouvait y avoir la cerise sur le gâteau, le cadeau Bonux, le nec plus ultra… Mon arme est en sûreté, dans la boîte à gants ; elle pourrait bien me servir, dans quelques temps. Volée, évidemment. Et non identifiable, par aucun service de police, on me l’a juré. Ah ! Voilà les abords de Metz, je ne vais pas tarder à arriver. Croisons les doigts pour que tout se passe sans incident…

 

Nous nous étions arrêtés, tous les deux, au même endroit, au même moment, pour soulager nos envies, éprouvées par vingt-quatre heures d’attente insoutenable, lui à Thionville et moi à Metz. Là, sur cette aire d’autoroute, entre Château-Thierry et Meaux.

 

Il était ponctuel et, quand je le vis garer sa voiture, aisément identifiable, je vins vers lui en souriant. Moi j’étais là depuis longtemps, tout s’était conclu parfaitement à Metz. J’avais déposé l’argent de la transaction sur un compte dans une agence à la périphérie et ma part, un joli pactole, dans une autre. Je m’étais juste accordé une petite marge en liquide, pour « voir venir. »

 

Il pleuvait légèrement, il faisait sombre, j’avais mis mon imper gris anthracite, dans la poche duquel j’avais dissimulé mon arme, un revolver élégant mais surtout efficace. « Alors, comment vont les affaires ? » lui demandai-je gaiement.

 

« Ah ! Ne m’en parle pas, des petits joueurs, les mecs ! Heureusement que l’hôtel était déjà payé, parce qu’à part ça, à Thionville, j’ai perdu mon temps ! Ils avaient convoqué un expert, il s’est avéré que certains masques étaient des faux, de belles reproductions, certes, mais du XXIe siècle ! Ah la honte ! Viens plutôt me consoler, m’entourer de tes jolis bras, oui, là, comme ça… »

 

Je me laissai faire, ne lui laissant pas apparaître ma mine déconfite. La poule aux œufs d’or était belle et bien plumée, il fallait que je me rende à l’évidence. Un vieux, pas trop moche, pétri d’expériences, après tout, ça ne se refuse pas. Main dans la main, nous prîmes la direction des bosquets.

 

« Alors, il est où, ton fric, petite frappe ? C’est que ça coûte bonbon, du matériel informatique volé ! Tu l’as mis où, l’oseille juteuse de tes trafics, hein ? La baise avec toi, c’était sympa, merci, mais pas de quoi casser trois pattes à un canard, non plus. Tu manques d’inspiration, jeune Padawan ! Si j’avais le temps, je ferai ton éducation mais là, tu vois, je suis pressé. Alors tu me dis où tu l’as planqué, et on est quittes. Je t’évite la prison, tout rentre dans l’ordre, chacun repart chez soi, ni vu ni connu… »

 

J’avais rencontré plus fort que moi, qui me croyais invulnérable. Je reçus un premier coup de poing dans la figure, puis un deuxième. Mon nez m’a fait mal, le sang coulait déjà. Puis, un nombre invraisemblable de coups de pied est venu percuter mon ventre, et plus bas. Je tombai à terre, me mis en position fœtale et hurlai de douleur. « J’ai rien sur moi, je te jure, j’ai tout mis sur des comptes à Metz, j’ai juste dix mille euros, dans ma veste, prends-les et laisse-moi partir, je ne dirai rien, s’il te plaît ! »

 

Mon amoureux transi me dépouilla fissa, tel un sauvage, encore un flic pourri qui avait pris la grosse tête… Je ne me débattais même pas, j’avais surtout peur. Il trouva aussi mon arme, s’en empara, la déverrouilla, vérifia la présence des balles en faisant tourner le barillet, me força à l’empoigner de ma main droite tout en continuant à me taper dessus, mit mes doigts sur la détente (lui, il avait des gants), le tourna vers ma tempe, appuya…

 

Un suicide au revolver avec la main droite lorsque l’on est gauchère, ça a paru suspect aux policiers chargés de l’enquête. Comme ils ne parvinrent pas à retrouver la provenance de l’arme, que mes parents n’expliquaient pas mon geste, qu’en creusant un peu ils découvrirent que je n’étais pas la jeune fille de bonne famille que je prétendais être, ils ont conclu à un règlement de compte, à une rencontre qui avait mal tourné.

 

 

9  Erreur de jeunesse

 

Vous m'avez tant manqué, je vous manque de si peu ! Nous voilà tout de même réunis, en quelque sorte. Qu'il en soit ainsi. On ne peut rien contre ce sale coup du destin.

 

Dire que nous aurions pu passer notre vie ensemble ! Si seulement j'avais voulu… Nous aurions pu construire quelque chose de fort, de grand, de beau, d’exceptionnel, n'est-ce pas ? Mais j'ai refusé. De m'engager. Auprès de vous.

 

Vous veniez de finir vos études, vous aviez commencé à travailler. Vous auriez vite une bonne situation ! Vous vouliez fonder un foyer, vous installer, avoir des enfants… Et vous marier, absolument.

 

Pour moi c'était trop tôt, nous avions bien le temps ! Pourquoi précipiter les choses ? Pour vous, c'était une preuve d’amour. Si je ne voulais pas, c'était parce que je ne vous aimais pas. Vous m'avez lancé un ultimatum : le mariage avant la fin de l'année, ou bien…

 

Je n'ai pas supporté que vous me mettiez ainsi au pied du mur. C'était cruel ! Alors j'ai fui. Pour ne pas avoir à vous dire oui. À travers le pays, puis à travers le monde.

 

 

Où que j'aille, je pensais à vous. Comment ne pas avoir de remords ? Mais m'aviez-vous vraiment laissé le choix ? Si seulement vous aviez fait preuve de patience ! 

 

Un jour, j'ai su qu’il me fallait rentrer. Au fil du temps, des expériences, j'avais mûri. Les voyages forment la jeunesse, comme on dit ! J'allais vous retrouver, et ne plus vous quitter. Vous étiez mon seul et mon unique amour ! Je voulais passer le reste de ma vie avec vous !

 

Mais qu'est-ce que je croyais ? Je débarquais comme ça, sans crier gare ? De quel droit vous déclarais-je une flamme qui n'avait plus lieu d’être, après toutes ces années ? Sans vous donner une seule nouvelle ? Loin des yeux, loin du cœur ! Vous aviez tourné la page ! C'était trop tard ! Vous faisiez votre vie ! Depuis longtemps ! Sans moi !

 

Moi, je n'ai jamais vraiment fait la mienne. Une vie de solitaire n’est pas vraiment une vie. Je m’en rends compte, à présent. Je n'ai jamais assumé mes responsabilités, de toute façon. Si nous nous étions mariés, n'aurais-je pas fui tout de même, un jour ou l’autre ?

 

J'ai repris les voyages, j'en ai fait mon métier. Toujours en action, reportage sur reportage, dans des pays en crise, en guerre, dévastés par les épidémies, les attentats, les catastrophes, les cataclysmes… Il y a toujours eu de quoi faire, de par le monde. La misère humaine…

 

L'heure de la retraite a sonné. À peine le temps de me retourner, toutes ces années passées… Retour en France, à mes racines, dans la propriété familiale. Priorité : vous retrouver. Vous ne seriez plus en colère, après tout ce temps ! J’aurais tant voulu que vous me pardonniez.

 

Nous aurions évoqué tant de souvenirs… Vous m’auriez raconté vos joies, vos peines, les événements importants de votre existence, votre famille, vos enfants, votre carrière professionnelle, les mariages, les naissances…

 

Vous avez eu une vie heureuse, n’est-ce pas ? C’était ce que vous souhaitiez, non ? Le bonheur conjugal, la fidélité, la stabilité… Moi, je n'ai fait que vous chercher à travers tous ces êtres fluets, sans personnalité, qui ont jalonné ma vie, ici ou là.

 

Je n'ai jamais pu vous oublier. Je n'ai aimé que vous. Je peux bien vous le dire, aujourd'hui, et je vous le dirai encore, chaque jour qu'il me restera à passer sur cette terre. Car je vais revenir vous voir, vous savez ! Je ne vous lâche plus, maintenant. Vous me revenez tard, c’est tout.

 

Si seulement je n’avais pas eu ce fâcheux contretemps… J'aurais dû venir vous voir la semaine dernière, comme nous en avions convenu tous les deux, au téléphone ! Nous aurions pu alors bavarder en tête-à-tête, vous dans votre lit, moi sur une chaise, tenant vos mains, une dernière fois…

 

Votre demeure est là, désormais, à gauche, tout au fond de l’allée. Elle n'est pas difficile à trouver : c’est l’endroit le plus fleuri du cimetière.

 

 

10  Mes dernières volontés

 

En premier lieu, mes économies serviront à payer tous les frais résultant de ma disparition. Je communique, sur un feuillet à part, mes numéros de compte, mes codes d’accès, tous les renseignements nécessaires afin de faciliter les choses à ceux qui devront s’acquitter des démarches.

 

S’il reste de l’argent après toutes les formalités effectuées, qu’il aille à une association pour la défense de la cause animale. Peu m’importe laquelle. Ça m’étonnerait qu’il reste grand-chose, de toute façon. N’est-ce pas, monsieur le notaire ? La mort, ça coûte cher… Je n’ai pas souscrit de contrat obsèques, qu’on se débrouille avec ce que je laisse. Mon assurance vie revient à mon seul et unique frère, il n’y a pas de raison qu’il n’en profite pas.

 

Concernant mes chats, occupez-vous bien d’eux ! Recueillez-les, chouchoutez-les, surtout pas de refuge ! Adoptez-les ou faites-les adopter, voyez dans la résidence si quelqu’un est intéressé, mettez des affichettes chez les commerçants, informez les cabinets vétérinaires, démenez-vous pour leur trouver rapidement un nouveau bon foyer. Merci pour eux ! Leurs carnets de santé sont rangés dans le tiroir de droite du meuble blanc de la cuisine. Ils sont stérilisés, tatoués à l’oreille droite, à jour de leur vaccination, régulièrement traités contre les puces et les tiques, vermifugés. Prenez soin d’eux, je vous les confie, qu’ils continuent à être heureux.

 

Donnez ma voiture à quelqu’un qui en a besoin, mon vélo aussi, organisez chez moi un vide grenier gratuit pour libérer l’appartement de mes livres, mes disques, mes DVD, mes vêtements, mes chaussures, mes foulards, mes écharpes, mes bonnets, mes chapeaux, le linge de maison, la vaisselle, le mobilier, mes plantes vertes…

 

Servez-vous, prenez ce que vous voulez, si toutefois mon bric-à-brac vous intéresse. J’ai une belle collection de livres d’art, des guides de voyage, des recueils de poésie, quelques bandes dessinées, les premiers numéros des Inrocks au bon vieux temps des Inrockuptibles, des vinyls d’époque, des statuettes de chats, des albums photos témoignant de ce que fut mon existence depuis le 20 septembre 1963… On naît, on vit, on meurt. C’est aussi simple que ça.

 

Jetez, brûlez tout le reste, ces tonnes de paperasses dorénavant inutiles. Mes classeurs de travail, mes manuels de classe dont la plupart sont obsolètes, toutes ces lettres et ces cartes postales que j’ai conservées et qui ne servent plus à rien, mes agendas gardés depuis la nuit des temps, mes carnets de notes, mes poèmes manuscrits des années quatre-vingt, les textes de mes chansons des années quatre-vingt-dix, des cassettes audio dont je n’ai jamais pu me séparer, des cassettes vidéo antédiluviennes… Fini, tout ça ! On accumule, on accumule, alors qu’on devrait voyager de plus en plus léger. « Traveling light », chante Leonard Cohen, dans son dernier album paru juste avant sa mort. Ça ne pèse pas lourd, une vie, une fois qu’elle est finie. Pas vrai ?

 

On peut prélever mes organes, pas de problème, allez-y, servez-vous ! Je souhaite la crémation, avec conservation de mes cendres dans une petite niche, au cimetière de Sézanne. C’est celui que je connais le mieux, je m’y suis rendue si souvent… Oui, qu’il reste une infime partie de moi près de mes grands-parents. Achetez une concession à perpétuité au columbarium, si cela est possible. J’avoue ne pas m’être informée à ce sujet. Ce que je sais, c’est que je veux ma place auprès des morts, un endroit où l’on pourra venir se recueillir en ma mémoire et m’apporter des fleurs.

 

Vous aurez les codes nécessaires pour ouvrir mon ordinateur. Pas de compte Facebook, pas de secrets bien gardés, pas de cadavre dans le placard, si je puis me permettre d’employer cette expression en ces circonstances malheureuses. J’ai créé deux blogs, ils sont toujours en ligne, ne les supprimez pas ! Laissez-les vivre, cela fait bien longtemps déjà qu’ils tournent en roue libre. Qu’ils continuent à exister, même si je ne suis plus là. Qu’il reste une part de moi sur la toile, ad vitam aeternam !

 

Sur mon disque dur, rien de sensationnel, rien de plus banal. Un dossier musique, un dossier photos, un dossier Word où sont archivés mes textes, tous ceux que j’ai écrits depuis l’acquisition de mon premier ordinateur, à l’orée de l’an 2000. Si vous prenez le temps de les lire, peut-être aurez-vous envie de les faire publier à titre posthume ? Je n’ai trouvé personne pour les éditer, jusqu’à présent. Je n’ai pas non plus beaucoup cherché, je dois dire. Oui, sans doute, j’ai écrit en pure perte. Ça ne vaut pas grand-chose, allez, soyez honnête !

 

Effacez donc toutes les données de mon ordinateur, reformatez-le, faites les mises à jour, offrez-le à une école publique de la Seine-Saint-Denis, je vous laisse des adresses. Donnez aussi l’imprimante, mon appareil photo, mon petit matériel informatique, mon téléphone fixe… Le téléviseur à tube cathodique, foutez-le à la benne, cela va sans dire !

 

Je possède également un piano électrique avec prise midi et touches de sons orgue, chœurs, vibraphone, clavecin… Un Yamaha, vintage en diable ! Vous le trouverez dans sa housse, avec son pied de support, son pupitre et sa pédale d’effets, ainsi qu’une quantité de choses diverses et variées, dans la caisse de rangement sous le canapé-lit.

 

Envoyez un mail annonçant mon décès à tout mon carnet d’adresses électronique, comme ça vous serez sûr de n’oublier personne. Faites-le seulement lorsque vous connaîtrez le lieu, le jour et l’heure de la cérémonie laïque prévue en mon honneur. Vous gagnerez en efficacité, car vous aurez du pain sur la planche, je peux vous l’assurer. Vous trouverez sur la feuille jointe le nom de ceux qui doivent être prévenus par téléphone en priorité. Avec leur numéro, bien entendu.

 

Seule ma famille sera autorisée à me voir lors de mon séjour aux Pompes Funèbres, avant la fermeture du cercueil. Choisissez le moins cher, le plus écologique, évidemment… Je souhaite qu’un maximum de gens garde de moi une image vivante, pas figée dans la mort, les yeux clos, le visage arrangé… Habillez-moi de noir, des pieds à la tête, c’est la couleur que j’ai le plus portée.

 

Pour le funérarium, assurez-vous qu’il y ait bien une sono digne de ce nom, un vidéoprojecteur ainsi qu’un écran, bien sûr. J’ai préparé une clé USB où se trouvent des fichiers audio et des photos de mes voyages à montrer en diaporama. Je la glisserai dans l’enveloppe. Vous les visionnerez au cours de la cérémonie avec, en fond sonore, la compil que j’ai concoctée en prévision de ce moment particulier.

 

Il y aura Jacques Brel, Georges Brassens, Jean Ferrat, Boris Vian, Barbara, Jeanne Moreau, Juliette Gréco, Françoise Hardy, Alan Stivell, Gilles Servat, Jacques Higelin, Brigitte Fontaine, Alain Bashung, Gérard Manset, Jean-Louis Murat, The Beatles, Supertramp, The Who, Pink Floyd, The Doors, Led Zeppelin, Joe Jackson, The Cure, The Clash, Depeche Mode, Téléphone, Noir Désir, Charles de Goal, Poésie Noire, Anne Clark, Danielle Dax, Clan of Xymox, The Sisters of Mercy, Sonic Youth, Arno, Rachid Taha, Rodolphe Burger, Les Négresses Vertes, Les Satellites, Sttellla, Manu Chao, Vive la Fête, Bob Marley, Jimmy Cliff, Peter Tosh, Fela Kuti, Ali Farka Toure, Mamani Keita, Zenzile, Ibrahim Maalouf, Erik Truffaz, Guillaume Perret, Vincent Peirani, Daniel Darc, Abd Al Malik, les poèmes de Michel Houellebecq dits par lui-même ou chantés par Jean-Louis Aubert, Dominique A, Florent Marchet, Orange Blossom, Otto Matik, Cosmo Zikmo, Kalimbazar, Talkmina, l’Offertorium (Domine Jesus-Hostias) du requiem de Mozart, pour faire pleurer dans les chaumières… La liste est longue, n’est-ce pas ? De quoi tenir un siège ! Ah ! Ah ! Ah !

 

Lisez les textes que vous avez écrits en mon hommage, lâchez-vous, soyez fous, n’hésitez pas ! J’ai entendu si peu de compliments de mon vivant, faites-le au moins en cette occasion ! Allez, dites-le que j’étais une chic fille ! Un peu trop effacée sans doute, assez timide, parlant peu d’elle, trop sage, trop raisonnable, un peu coincée, en fait.

 

Certains se souviendront des « parties de jardin » que j’organisais tous les ans, fin septembre, pour mon anniversaire. D’autres évoqueront des moments passés en ma compagnie, mes préférences musicales, mon attrait pour la lecture, mes goûts en matière d’art, mes conditions de travail parfois difficiles, ma passion pour le ski, les randonnées pédestres, l’aquagym et la natation, le VTT, la course à pied, ces derniers temps les voyages…

 

Curieuse, cultivée, mélomane, éclectique, sensible, rêveuse, fantasque, bohème, réservée, modérée, légèrement décalée, parfois déprimée, malchanceuse en amour, fidèle en amitié… Voilà une liste d’adjectifs que vous pourrez employer pour parler de moi, si par hasard vous vous trouvez à cours d’inspiration.

 

Ce « temps de recueillement autour de la défunte » aura lieu un samedi de préférence, afin que les gens prennent leurs dispositions, si toutefois ils jugent opportun de me rendre une dernière visite avant que mon corps ne soit brûlé. « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes dans la terre, d’où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. » (La Genèse : chapitre 3, verset 19)

 

J’ai bien gagné ma vie, je me suis assumée. Libre de mes mouvements, fière de mon indépendance. J’ai aimé exercer mon métier, j’ai eu plaisir à transmettre le savoir à des enfants, leur apprendre à lire, écrire, compter, réfléchir, s’exprimer, progresser, aimer l’école… Concernant ma vie privée, j’en ai bien profité, d’une façon générale. J’ai quand même pris quelques bonnes baffes, connu pas mal de déceptions, encaissé des défaites.

 

En confidence, je vous dirais que je n’ai pas vécu assez pleinement. Pas assez sûre de moi, toujours sur mes gardes, solitaire, routinière, me contentant de peu… Sans le savoir, j’ai dû laisser passer des occasions qui auraient changé le cours monotone de ma petite vie tranquille, pâle et falote. Mais je n’étais sans doute pas programmée pour ça, pour le bonheur durable. Je n’ai récolté que des miettes.

 

Il est temps de conclure, maintenant. Je crois m’être acquittée de ma dette, ici-bas. Ah justement, j’oubliais. Pour recouvrir la petite case en béton qui me tiendra lieu de dernière demeure, bien au chaud dans mon urne, je veux une plaque toute simple, en marbre blanc, avec mon nom, les dates ad hoc, et l’épitaphe : « Monnaie rendue ! »