1 - La fête

2 - Dans l’attente

3 - En colère

4 - Les principes de Bertrand

5 - Amoureuse

6 - Guerre des nerfs

7 - Félicitations

8 - Les poissons rouges

9 - En retard

10 - Révélation

11 - Conspiration

12 - Clara

 

 

 

1  La fête

 

Nous étions en plein dans les préparatifs. Les invités arriveraient dès dix-neuf heures trente, il était déjà dix-sept heures et nous avions l'impression que rien ne serait prêt. Où étaient donc les seaux à glace ? Les bouteilles de champagne étaient-elles bien toutes au frais ? Il y avait encore une montagne de toasts à tartiner : pâté, tarama, œufs de lump, tapenade… Qui allait s'en charger ?

 

Toi, tu t'étais déclaré expert en mojitos pour la première partie de soirée et disc-jockey pour la deuxième. La sono, installée par tes soins, diffusait la musique enchanteresse des vieux Cubains du Buena Vista Social Club. Tu avais disposé, derrière le bar, tous les ingrédients nécessaires à la réalisation du rafraîchissant cocktail : feuilles de menthe, citrons verts, sucre de canne, eau gazeuse, bonnes bouteilles de rhum…

 

La glace pilée attendait bien sagement dans le compartiment congélateur du réfrigérateur. Les verres allongés, légèrement évasés, lavés et essuyés, étaient parfaitement alignés sur le comptoir. Tu avais aussi prévu un pilon, incontournable, des pailles et des « touillettes ». Pour le moment, tu faisais des essais, tu testais différentes préparations, tu goûtais tes mélanges, tes yeux pétillaient.

 

Moi, je m'activais à la décoration de la grande pièce, couvrant les tables de nappes colorées, gonflant des ballons puis en formant des grappes que j'accrochais aux murs, certainement blancs autrefois, maintenant gris de saleté et de poussière. Jusqu'à présent je n'avais pas remarqué toutes ces toiles d'araignée, il me faudrait les enlever si jamais je trouvais un balai… Je devrais ensuite disposer les assiettes, les couverts, les serviettes en papier assorties aux nappes.

 

J'apercevais, dans la cuisine, les verres à eau, mais où étaient donc les verres à vin ? Et les coupes de champagne ? Avait-on pensé aux jus de fruits, aux sodas et à l'eau minérale ? Tout le monde ne buvait pas d'alcool, il y aurait des enfants… Et les bouquets de fleurs, pour égayer les tables ? Avaient-ils été livrés ? Pour le gâteau, heureusement, tout était déjà réglé.

 

Je me demandais si j'aurais le temps d'aller me refaire une beauté avant l'arrivée des premiers convives. Y avait-il au moins, dans cette salle louée pour l'occasion, un miroir au-dessus du lavabo des toilettes pour dames ? Oh, je voulais juste faire un petit raccord de maquillage, remettre ma coiffure en ordre, rajouter un peu de laque… Vingt ans déjà ! Que le temps avait passé vite !

 

C'était maintenant la salsa colombienne de Yuri Buenaventura qui emplissait gaiement l'espace. Je suis allée vers toi, tu n'avais pas bougé du bar, rythmant mes pas sur ceux de la musique, te toisant gentiment et te souriant, pour que ce soit plus convaincant. Je t'ai demandé tendrement, mes mains posées sur tes épaules, de bien vouloir prendre en charge l'opération toasts, puisque, apparemment, pour les mojitos, tout était fait.

 

Tu m'as répondu en bégayant et en ricanant que c'était toi qui étais fait, et bien fait, comme un rat ! Décidément, tu ne changerais pas, on ne pouvait jamais compter sur toi. Et où était la principale intéressée ? Elle avait pourtant promis de nous donner un coup de main, elle n'était toujours pas arrivée…

 

Il faisait très chaud en cette fin de printemps. J'accélérais la cadence, je courais sans répit, passant d'une tâche à une autre, d'une pièce à l'autre et plus le temps passait, plus je trouvais de choses à faire. Tu t'étais à moitié endormi sur les toasts, au coin d'une table, dans la cuisine. La musique s'était tue, rendant l'ambiance pesante.

 

J'allais te réveiller, te houspiller, faire preuve d'autorité, t'ordonner de finir ce que tu avais commencé ! Non, pas le temps de discuter, encore moins de se disputer. Nous réglerions nos comptes plus tard. Et elle ? Que faisait-elle ? Elle n'était toujours pas là, elle exagérait, tout ça c'était pour elle, je commençais à paniquer… Elle n'allait pas tout de même pas nous planter !

 

Je transpirais à grosses gouttes, mes vêtements étaient trempés ; ce n'était pas d'un raccord de maquillage dont j'aurais besoin, mais d'une bonne douche glacée ! J'aurais aimé me retrouver sur la banquise, en compagnie des phoques, des pingouins et des ours blancs.

 

Pour le moment, j'avais d'autres chats à fouetter : la fête d'anniversaire de notre fille unique, vingt ans aujourd'hui, allait bientôt commencer… J'entendis des pas sur le gravier : arrivait-elle, enfin ? Apparemment accompagnée ? À la bonne heure ! Il était dix-neuf heures !

 

Une famille endimanchée, bruyante, gesticulante, se présenta sur le seuil de la salle de réception. Des gens imbus d'eux-mêmes, des casse-pieds, des sans-gêne, des pique-assiettes. Qui les avait invités ? Je réalisai soudain que j'avais oublié d'acheter les bougies ! J'allais leur donner pour mission de m'en trouver.

 

 

2  Dans l’attente

 

Mon cher ami,

 

Le facteur ne passera pas. Pas aujourd’hui, en tous les cas ! On est dimanche, alors… Alors je passe mon temps à ne savoir qu’en faire. J’attends de tes nouvelles. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ? Te concernant, rien n’est moins sûr ! Me voilà bien médisante. Allez… demain, peut-être ; après-demain, au plus tard mercredi ? Je te donne toutes les excuses du monde pour ne pas m’avoir encore répondu, je te pardonne d’avance ! Mais le fait est : tu ne m’as pas encore écrit.

 

Ai-je eu une attitude inconvenante, ou un mot déplacé au cours de notre entrevue de la semaine dernière ? Me suis-je montrée un peu trop entreprenante et cela t’aurait-il choqué, au point de ne plus vouloir me donner signe de vie ? Tu m’as dit qu’il te faudrait du temps pour réfléchir, que je n’étais pas la seule sur ta liste, que tu devais voir d’autres candidates avant de faire ton choix. D’autres candidates : tu ne manques pas d’humour, toi, au moins !

 

Moi, j’ai su tout de suite que c’était toi. Dès la première seconde, au premier regard, aux premiers mots échangés. Déjà, le côté énigmatique de ta petite annonce m’avait intriguée et… attirée, bien sûr ! Le mot FEMME, écrit en toutes lettres, m’avait interpellée. La plupart du temps, pour ce genre d’annonce, les hommes se contentent de la lettre F. Toi, tu voulais une femme, tout entière, avec ses rondeurs placées là où il faut, ses petites manies et toutes ses coquetteries qui la rendent irrésistible… Tu m’as vue, je suis plutôt une belle plante, pas vrai ? Pas assez arrosée ces derniers temps, mais ça va rapidement s’arranger ! Je suis sûre d’être celle qu’il te faut : laisse tomber les autres !

 

Ton annonce demandait une disponibilité de deux jours par semaine : certaines femmes trouveraient cela très cavalier, moi je n’y vois aucun inconvénient. Bien au contraire ! Je ne réponds pas aux hommes qui évoquent immédiatement la vie commune dans le libellé de leur annonce. Comme si c’était un but en soi, la vie commune… S’il est tout de suite question de quotidien, ça ne me fait pas rêver ! Alors deux jours par semaine, au moins dans un premier temps, ça me convient tout à fait. On se voit chez toi, ou chez moi, on se fait des sorties et des petits câlins sympas, mais après, chacun chez soi ! On a toute la semaine pour penser l’un à l’autre, on attend le moment où l’on sera de nouveau réunis, on ne montre que nos meilleurs côtés… Sur ce plan-là on est d’accord, n’est-ce pas ?

 

Tu m’as reçue chez toi, dans ce grand appartement dont tu as hérité, m’as-tu confié. J’ai été émue par ton empressement à me faire visiter les pièces les unes après les autres, en me donnant plein de détails, comme si nous étions déjà intimes. J’ai un peu moins apprécié le fait que tu insistes autant sur le placard à balais et l’emplacement des produits d’entretien ; encore moins que tu te lamentes sur la montagne de linge à repasser ! Je t’ai dit que je veillerai à remettre de l’ordre dans tout ça, mais je peux te l’avouer maintenant : c’était juste pour te faire plaisir. Je te donnerai un coup de main, bien sûr, mais je ne jouerai pas à la fée du logis ! J’ai d’autres qualités dont il me tarde de te faire quelques démonstrations. Tu verras, tu ne seras pas déçu du voyage ! Ah ! Un bel homme comme toi !

 

Nous avons discuté dans ton salon, tu m’as offert un verre. Tu étais curieux de connaître mes références et je t’ai parlé avec passion de mes écrivains, cinéastes, musiciens, artistes préférés du moment. J’étais avide d’en connaître plus sur toi, sur ta vie, sur tes goûts, culturels et autres… Mes questions ont eu l’air de te surprendre, tu es resté très évasif. C’est ton côté beau brun ténébreux ? Tu sais entretenir le mystère, toi, au moins !

 

Au bout d’un moment, tu as regardé ta montre et tu as dit, tout en me souriant : « Bien, on va s’arrêter là, je vous écrirai. » Pourquoi ce vous académique, après la conversation délicieuse que nous venions d’avoir ensemble ? Moi, je t’avais tutoyé dès le début ; maintenant que j’y repense, tu as dû me trouver bien familière ! Sans doute est-ce pour cela que tu n’as pas voulu me donner ton numéro de téléphone. J’ai insisté, mais rien à faire ! Tu m’as encore souri en te levant, puis tu m’as raccompagnée très galamment jusqu’à la porte d’entrée. Ah ! Ton sourire ! Il m’a fait vibrer comme jamais ! J’étais sur un petit nuage, en sortant de chez toi !

 

Je crois que si tu as été distant avec moi, c’était pour mieux cacher ton trouble. Allez, avoue-le, je t’ai troublé, pas vrai ? Alors, pourquoi  tardes-tu tant à me répondre ? Tu auras ma lettre mercredi, au plus tard : tu connaîtras ainsi ma folle envie de te revoir ! Au diable les autres candidates ! Tu feras ton choix en ma faveur, et pour toutes les faveurs que je t’accorderai ensuite, mon bel amour !

 

Mercredi soir, je vais me faire belle, rien que pour toi. Je viendrai te chercher à vingt heures précises. Sois ponctuel, s’il te plaît ! Nous irons dîner dans mon restaurant préféré : j’ai déjà réservé. Nous n’y boirons que du champagne : boisson divine, qui sait délier les langues et aviver les sens ! Nous poursuivrons notre petit tête-à-tête jusqu'à ce que nous ayons envie de nous rapprocher, de nous goûter l’un l’autre... La question sera alors : chez toi ou chez moi ? Nous aviserons le moment venu. Nous choisirons peut-être un autre endroit ? Gardons un peu de place pour l’imprévu ! Je te promets, dans tous les cas, un corps à corps torride et débridé ! Jusqu’au petit jour, oui monsieur ! La candidate idéale, je te dis !

 

Mais attention… Je ne vais pas lâcher le morceau comme ça, tu sais ! Je suis prête à tout pour te revoir ! Si par hasard, pour une raison ou pour une autre, tu n’étais pas au rendez-vous, je reviendrais jeudi, même heure. Et si besoin, je reviendrai encore, jour après jour, jusqu’à ce que tu te rendes à l’évidence : je suis la femme qu’il te faut ! La seule, l’unique ! Mais mercredi, tu seras là, n’est-ce pas ?

 

À très bientôt, alors !

 

Dans l’attente d’un signe de ta part, je t’embrasse avec fougue,

 

Philomène

 

PS : Tu m’as trouvée, quelle chance ! Je suis ta femme de mystères, ta femme de mots, ta femme de musiques : je suis tout ça pour toi, rien que pour toi. La FEMME DE M. de ton annonce, c’est moi ! Je suis à toi et je t’adore !

 

 

3  En colère

 

Comme souvent le mercredi après-midi, je prends ma voiture jusqu'à la grande ville voisine. Je dois passer à la médiathèque pour rapporter quantité de livres, CD, DVD, cassettes vidéo. Je les ai glissés dans un sac en plastique orange vif. Je suis de bonne humeur, il fait soleil ; à cette heure de la journée, les rues ne sont pas embouteillées et je trouve facilement une place pour me garer.

 

Dans le hall de la médiathèque, je lance un « Bonjour ! » avenant et enjoué aux employées installées derrière le comptoir semi-circulaire. Aucune ne me répond, elles m'ignorent complètement. Puis je perçois le haussement d'épaules de l'une, la mine dédaigneuse de l'autre. Je me sens profondément déçue par ce manque d'amabilité, je me mets à ressentir très fort l'hostilité de ces deux femmes envers ma personne. J'avance vers elles pour rejoindre les étages, par les escaliers : elles détournent leur regard et commencent à parler à voix basse. Je fais semblant de rien, mais je sens monter la rage.

 

Je monte énergiquement jusqu'au deuxième étage. L'effort physique me fait du bien, ma bonne humeur revient. Je me dirige, guillerette, vers l'espace des livres et je dépose un à un les ouvrages sur le comptoir. Je fais un large sourire à la bibliothécaire. Elle enregistre les retours puis me lance, l'œil mauvais : « Vous avez du retard, mademoiselle ! » Elle brandit un doigt accusateur devant mon nez et répète la phrase assassine, un ton plus haut et plus méchant : « Vous avez du retard, mademoiselle ! » Me voilà terriblement déconcertée, bien contrariée, soudain très énervée.

 

La colère monte en moi, mon corps bouillonne, ma tête explose, un flot d'insultes s'échappent de ma bouche hurlante sans que je puisse contrôler quoi que ce soit. Je crie à m'en casser la voix, je tape du pied, je deviens folle à lier, démente, délirante, bonne à enfermer. Cette femme a osé m'affronter, maintenant elle s'en prend plein la gueule !

 

Ma violence verbale se déverse sur elle en de longs flots baveux, visqueux, acides. La bibliothécaire ploie sous mes injures puis elle s'écroule, tombe sur le sol où elle se brise, comme une statuette de faïence ou de verre. Je m'enfuis en courant, dévale les escaliers, pousse avec force les lourdes portes de l'entrée avant de me retrouver sur le porche, épuisée, les joues en feu. J'ai honte. Dehors, il pleut.

 

 

4  Les principes de Bertrand

 

Tu t'en souviens comme moi, mon cher Nestor, ce dimanche-là, le réveil a sonné à six heures trente minutes exactement.

 

D'habitude, le dimanche matin, tu en es témoin, je m'octroie deux heures de sommeil supplémentaires. Mais attention : pas une minute de plus, pas une minute de moins. Juste ce qu'il faut pour remettre les compteurs à zéro, et repartir bon pied bon œil, dès le lundi matin.

 

C'est que j'ai des principes, moi, Bertrand, cinquante et un ans ! Il ne faut pas dormir plus que nécessaire ! Trop de sommeil, c'est perdre son temps. La vie est bien trop courte pour la passer à dormir !

 

Ce samedi soir-là, précisément, je me suis couché un peu plus tôt qu'à l'accoutumée. J'avais déjà tout préparé pour le lendemain, alors plutôt que de tourner en rond comme un lion en cage, je suis allé au lit.

 

Je me suis bien gardé d'avancer de deux heures les aiguilles de mon réveil, comme je le fais tous les samedis !

 

J'étais excité comme une puce, essayant de lire sans y parvenir, me tournant et me retournant mille fois dans les draps, sans trouver le sommeil. J'étais si impatient ! J'ai mal dormi. J'ai peu dormi.

 

Toi, mon fidèle animal de compagnie, tu me surveillais du coin de l'œil, très étonné de me voir dans cet état ! Moi qui ai un sommeil de plomb, en temps normal… Tu n'as pas bien dormi non plus, n'est-ce pas ?

 

Et quand le réveil a sonné, à six heures trente précises, je l'ai maudit ! Je lui ai lancé à la tête de ces insanités ! Ensuite, la raison pour laquelle j'avais supprimé ma petite « grasse » dominicale m'est vite revenue à l'esprit !

 

C'est que, Nestor, j'avais un rendez-vous de la plus haute importance ! Un rendez-vous avec une dame ! Sais-tu au moins ce qu'est une dame ? Il est vrai que tu n'as pas vraiment eu l'occasion d'en voir beaucoup ici !

 

La factrice, de temps en temps, pour un colis… La boulangère en tournée, dans son estafette… Quelle commère, celle-là ! En ce qui concerne ces personnes de sexe féminin, peut-on vraiment parler de « dames » ?

 

Celle avec laquelle j'avais rendez-vous en était une, j’en étais sûr ! Je ne me trompe que rarement sur mes congénères. Cette personne-là, j'avais eu le temps de la connaître, grâce aux nombreux courriers que nous avions échangés.

 

J'avais aussi reçu sa photographie, un portrait magnifique, plein de grâce et de distinction ! Elle avait beaucoup apprécié le mien, tu sais, celui où tu poses avec moi, sur ton joli coussin…

 

Il semblait évident que nous devions nous voir !  Mon train n'était qu'à neuf heures et quart, ce matin-là, mais je ne voulais surtout pas être pris au dépourvu par un événement de dernière minute ! J'ai en horreur les imprévus, Nestor ; ça me contrarie terriblement, tu l'as bien vu !

 

Je voulais être certain que tout se passerait bien : me lever tranquillement, te nourrir et m'occuper de toi mon Nestor, prendre le temps pour mon petit-déjeuner, ma toilette, ma tenue…

 

Je n'aurais plus qu'à remplir mon panier d'osier de toutes ces bonnes victuailles préparées la veille, emballées avec soin, puis partir à pied, sans affolement, vers la petite gare du village…

 

Je monterais dans le train pour une heure et quarante-deux minutes de voyage, j'en profiterais pour finir la lecture de ce vieux roman de Marcel Aymé qui me rappelle tant ma jeunesse, j'arriverais en gare de l'Est à dix heures et cinquante-sept minutes…

 

Elle m'attendrait, au bout du quai, une ombrelle à la main : c'était le signe de reconnaissance dont nous avions convenu… Moi, je ne devrais pas passer inaperçu avec mon grand panier en osier !

 

Dimanche matin, six heures trente minutes : la sonnerie du réveil me fait sursauter, j'ai la sensation de m'être endormi il y a cinq minutes à peine. Je peste, j'injurie, je fulmine, puis je me souviens de mon rendez-vous, tant espéré, tant attendu !

 

J'allume la petite lampe de ma table de nuit et je reprends conscience du monde qui m'environne. Tu es là, à mes côtés, comme toujours, mon brave Nestor !

 

Pourtant, il me semble bien que quelque chose cloche, un je-ne-sais-quoi me dérange. Je hume l'air : des effluves de terre mouillée parviennent à mes narines. Je dresse l'oreille : gargouillis, écoulements.

 

D'un bond je sors du lit, je vais à la fenêtre, j'ouvre mes volets… Oh non ! Il pleut à verse ! Des trombes d'eau, le déluge, mille cascades ! Déconfiture, triste figure, mine défaite…

 

La dame va avoir bien piètre allure, avec sa robe à fleurs et son ombrelle en dentelles ! Et moi, j'aurai l'air dépité dans mon petit costume printanier, chaussé de sandalettes, coiffé d'un canotier ! Quelle rigolade, quelle mascarade !

 

Un pique-nique sur les bords de Seine ? C'est à se tordre ! Tout est fichu, tout est gâché ! Je te prends à témoin, mon fidèle Nestor : qu'avais-je de mieux à faire, au vu de ces conditions météorologiques extrêmes ?

 

Ce dimanche matin-là, j'ai refermé les volets et je me suis recouché.

 

Je me souviens m'être endormi comme une masse, emporté vers un sommeil profond, sans rêves, sans espoirs, sans chimères… Quand je me suis de nouveau réveillé, les aiguilles du réveil affichaient pile huit heures trente.

 

Je n'avais pas failli à mon rituel du dimanche ! Huit heures trente et une minutes : derrière les volets, une surprise m'attendait. Le ciel était d'un bleu limpide et les oiseaux chantaient.

 

J'ai fait alors quelque chose d'insensé, d'incroyable, d'impensable. Habillé de pied en cap en un quart d'heure, prenant à peine le temps de te donner ton repas, je me suis précipité en courant jusqu'à la gare, sans panier en osier ni bonnes victuailles…

 

J'ai eu mon train in extremis ! Et arrivé à Paris… Quelle belle journée nous avons passé ! Mon Nestor, je t'adore !

 

Oh ! Mais on frappe à la porte ! Ce doit être Clémence ! Ce ne peut être qu'elle ! Ma douce, ma tendre, ma chère Clémence ! Je te parlais, je n'ai pas entendu arriver sa voiture…

 

Rappelle-toi, Nestor ! Tu te dois de lui faire le meilleur accueil ! Sois aimable, mais pas trop familier… Vous devez faire connaissance, vous apprivoiser !

 

Je vais lui ouvrir.

 

Un p'tit coin d'parapluie, contre un coin d'paradis…

 

 

5  Amoureuse

 

Elle s'en fichait, de ses rondeurs, elle était amoureuse. De ses rondeurs à elle, car lui était petit, tout fin, presque maigre. Plus petit qu'elle, et c'était bien ainsi !

 

Elle était aux anges quand il posait sa tête entre ses deux seins lourds, s'y blottissant, soupirant d'aise, et qu'il lui murmurait : « Tu es si généreuse ! »

 

Il embrassait ses seins longuement ; il les tétait fiévreusement, l'un après l'autre. Ses doigts fougueux les caressaient, les soupesaient, les pressaient, les empoignaient, les pétrissaient, provoquant en elle un plaisir affolant.

 

Comme elle se sentait vivre, sous ses mains brûlantes ! Elle l'étreignait de tout son corps, de tout son être ; elle le couvrait tout entier de ses baisers ardents. Elle l'accueillait en elle, confiante, heureuse, ouverte ; elle se donnait à lui, elle lui donnait tout d'elle.

 

Oui, c'était cela : elle était généreuse. Pas grosse, ni imposante, ni bien en chair, ni plantureuse : simplement généreuse.

 

Il le lui rendait bien.

 

 

6  Guerre des nerfs

 

— Ah ! Je savais bien que je vous trouverais là, devant ce cinéma !

 

— Bonjour, madame. À qui ai-je l'honneur ?

 

— Vous le savez très bien, ne faites pas l'innocente ! C'est donc vous, la madone des salles obscures ?

 

— Mais enfin…

 

— Ne le niez pas, je vous ai vue entrer ici même, dans ce petit cinéma minable, pas plus tard que la semaine dernière ! Et vous n'étiez pas seule, n'est-ce pas ?

 

— Madame, ma vie privée ne vous regarde pas !

 

— Bien sûr que si, elle me regarde, surtout quand elle concerne aussi la mienne ! Je suis venue vous dire qu'il ne viendra pas vous rejoindre aujourd'hui. Je me demandais ce qu'il pouvait bien fabriquer, tous les samedis après-midi ! Depuis quelque temps, il avait toujours une bonne excuse pour éviter les corvées de courses ou de ménage, les rendez-vous de la petite chez le dentiste, ses cours de danse…

 

— Ah, votre fille fait de la danse ? Danse classique, danse contemporaine, danse folklorique, danse de salon, modern jazz ?

 

— Ne détournez pas la conversation, s'il vous plaît, et écoutez bien ce que j'ai à vous dire. Moi, j'ai toujours détesté la science-fiction. Et, qui plus est, au cinéma. J'ai toujours refusé de l'accompagner. C'est tellement navrant ! Tenez, par exemple… « La Guerre des étoiles » : « Star Wars », in english. C'est ce que vous allez voir, là, pas vrai ? Je n'ai jamais accroché à tout cet amusement puéril, à ces robots gnangnan, à cette guéguerre dans l'espace avec tous ces vaisseaux qui font boum boum, à ce pilote extraterrestre qui pousse des cris de primate, à cet éternel conflit père fils, à ce remake perpétuel des gentils contre les méchants… Cet affreux Dark Vador et sa respiration sifflante, quelle comédie !

 

— C'est votre droit le plus légitime de ne pas aimer les films de George Lucas, mais n'en dégoûtez pas les autres !

 

— Ah oui, je vois. C'est donc avec vous qu'il explore le côté obscur de la Force ? Les salles obscures, lieux de luxure, oui ! Mais qu'est-ce que vous trafiquez, avec lui ? Vous faites dans l'extraconjugal cinématographique ? Ça vous amuse ? Vous vous en fichez comme de l'an quarante, hein, de la princesse rebelle et du beau Han Solo ? Tout ce qui vous intéresse, c'est de vous taper mon mari, pas vrai ? Oh ! Si je ne me retenais pas, je vous flanquerais une de ces gifles !

 

— Allons madame, gardez votre calme, pour qui me prenez-vous ? Je ne vous permets pas ! Soyons sûres que nous parlons bien du même homme, ensuite nous aviserons… Comment s'appelle votre mari ?

 

— Luke, très chère madame. Luke Skywalker. Ça vous dit quelque chose ?

 

— Je connais Luke, en effet, mais de là à penser qu'il vous trompe… Et avec moi ! Oui, c'est vrai, nous allons ensemble au cinéma, mais nous ne faisons rien de mal !

 

— Rien de mal, rien de mal, c'est vite dit ! Vous vous retrouvez tous les samedis au cinéma depuis deux mois et vous voulez que je trouve ça normal ? Je l'ai suivi, je l'ai vu vous rejoindre pour la séance de quinze heures trente, dans ce même vieux cinoche, samedi dernier. On y donnait « L'Empire contre-attaque », si je ne m'abuse. Vous comprenez, c'est mon mari, c'est mon Jedi à moi. Je veux qu'il reste pur, qu'il ne soit qu'à moi. Vous m'entendez, c'est avec moi qu'il doit passer sa vie ! Alors n'allez pas tout gâcher, avec vos airs de sainte-nitouche et vos deux macarons sur les côtés !

 

— Que vous a dit Luke exactement, madame, sur la nature de nos relations ?

 

— Il voulait me parler, tout à l'heure, mais j'ai refusé de l'écouter. Je lui hurlais ma rage, j'étais hors de moi ! La seule chose qui m'intéressait, c'était l'heure et l'endroit de votre nouvelle rencontre. J'aurais dû m'en douter, que c'était encore ici, dans cette salle miteuse, toute décrépie ! J'ai sauté dans le premier taxi : je voulais être sûre de vous coincer ! Vous faites moins la fière, maintenant, pas vrai ?

 

— Vous auriez dû écouter votre mari, madame. Vous auriez su la vérité, cela vous aurait évité toute cette colère ! Ouh là là ! J'en ai pris plein dans la figure, moi, et pour pas un rond ! Calmez-vous et écoutez-moi. Alors voilà. Je suis sa sœur, Leia. Nous avons été séparés juste après notre naissance, si bien que nous avons longtemps ignoré notre existence. Nous nous sommes retrouvés il y a deux mois environ, c'était l'aboutissement de dix ans de recherches laborieuses, pour lui comme pour moi. Il ne vous en a donc jamais parlé ? Il vous aime, vous savez, il me l'a dit. Soyez compréhensive ! Il a besoin de sa sœur, comme moi aussi j'ai besoin de lui. C'est mon frère jumeau… Nous partageons les mêmes passions, des trucs de gosses, peut-être… Ce qui nous paraît important, c'est de vivre des choses ensemble, de rattraper le temps perdu en allant au cinéma, tous les deux, comme si nous avions dix ou douze ans. Il comptait bien vous parler de moi, me présenter à vous, bien sûr. Et à votre fille. Pour vous, c'est fait ! Venez donc avec moi voir le dernier épisode de la trilogie ! Ça s'appelle « Le Retour du Jedi ». Je vous expliquerai. Allez, faites un effort, quoi ! On se tutoie ? Que la force soit avec toi ! Que la force soit avec toi ! Que la force soit avec toi !

 

— Je ne vous crois pas ! Je ne vous crois pas ! Je ne vous crois pas ! Mais qu'est-ce encore que cette histoire autour du beau Luke Skywalker ? Ma parole, c'est une obsession ! Bon sang, il faut que ça s'arrête ! Ah ! Cette foutue sonnerie… Et vous, mes bestioles, miaulez un peu moins fort s’il vous plaît, vous me faites mal à la tête. Obi-Wan ? Maître Yoda ? Vous avez faim ? Oui, je me lève !

 

 

7  Félicitations

 

Cher Gérard,

 

Ce matin, la nouvelle se trouvait en première page du journal local. C'est vraiment génial ! Félicitations ! Ce n'était pourtant pas ton fort, la comédie, quand on se fréquentait !

 

Mon pauvre ami ! Tu mentais si mal ! Tu arrivais en retard à nos rendez-vous ou alors tu me posais carrément un lapin, et tu avais toujours une bonne excuse pour te faire pardonner. Panne de voiture ou train raté de justesse, ça passait encore.

 

Mais quand tu t'embarquais dans des histoires rocambolesques, alambiquées, avec enlèvement, séquestration, règlement de comptes, bataille au couteau ou fusillade (tu te trouvais toujours là par hasard) et que ton visage s'empourprait, devenait cramoisi…

 

Tu t'embourbais, tu t'empêtrais dans des mensonges plus gros que toi. Je ne pouvais m'empêcher de rire, et de te rire au nez ! C'était si drôle ! Mais où allais-tu donc chercher tout ça ?

 

Remarque, ça ne m'étonne pas trop que tu sois devenu comique. Artiste comique ! Et tu as du succès, ce qui ne gâche rien ! Difficile de faire rire, de nos jours, pas vrai ?

 

Tu nous fais donc l'honneur de jouer « chez nous » prochainement, de présenter ton dernier spectacle dans cette charmante petite ville provinciale où tu es né, où tu as passé ton enfance et ton adolescence, où tu as connu tes premiers émois, en l’occurrence avec moi…

 

Et moi, et moi, et moi, te souviens-tu de moi ? Je vais venir te voir, sacré Gérard ! Vas-tu au moins me faire sourire ? Vais-je rire autant qu'au temps où nous étions ensemble ?

 

Avec toi, j'ai souvent ri de bon cœur, aux éclats, à me pisser dessus, même. J'ai ri jaune, aussi, ceci étant. J'ai même pleuré à chaudes larmes lorsque tu es parti, du jour au lendemain, me quittant sans explication. Sur ce coup-là, pas de discours invraisemblable, pas d'excuse, même bidon ! Rien !

 

Je n'ai plus jamais eu de tes nouvelles. J'ai même cru que tu étais mort, que tu t'étais suicidé, qu'on t'avait tué. J'ai mis des années à m'en remettre ! Avec le recul, je comprends parfaitement que tu aies voulu tenter ta chance ailleurs, loin d'ici, que tu sois « monté » dans la capitale, comme on dit. Mais pourquoi ne m'as-tu pas proposé de t'accompagner ?

 

On formait un beau couple, toi et moi, non ? On aurait pu créer un sacré duo ! Toi dans le rôle du beau parleur, moi dans celui de la chiante pas très futée… On pouvait facilement s'inspirer du vécu !

 

Tu sais, j'ai suivi et je continue à suivre de façon assidue les cours de l'atelier théâtre, à la MJC de mon quartier. Ça m'a beaucoup aidée. Deux fois par an, pour Noël et pour l'arrivée des vacances d'été, nous montons un spectacle, tous ensemble, petits et grands.

 

Nous n'avons beau être que des amateurs, des provinciaux, ceux dont tu te moques tant dans tes sketches, nous nous débrouillons bien ! Tu devrais venir nous voir, à l'occasion. Ça t'inspirerait peut-être…

 

Je crois savoir qu'en ce moment, tu es célibataire. C'est, en tout cas, ce qu'écrivent les journaux. M'inviteras-tu à te rejoindre dans ta loge, après ton spectacle ? J'aimerais bien te faire part de mes impressions à chaud !

 

Quand la fête sera finie, peut-être auras-tu envie d'un dernier verre chez moi plutôt que de rentrer seul à ton hôtel ? J'ai réservé, dès l’ouverture de la billetterie du théâtre, une place au premier rang. Tu me reconnaîtras à mon rire. Si tu parviens à me faire rire, bien sûr ! Alors à bientôt, mon Gérard !

 

Ta Janine

 

 

8  Les poissons rouges

 

Le soleil s’est invité dans l’appartement au cours de cette belle matinée de fin d’automne particulièrement douce, s’y lovant tout entier, attiré par les fenêtres ouvertes. C’est le moment où l’on aère, où l’on fait un peu de ménage, où l’on range chez soi.

 

Nous sommes dimanche, chez quelqu’un qui travaille la semaine, quelqu’un qui vit seul et qui profite de la matinée pour faire de l’ordre dans son appartement. Dehors, le ciel est d’un bleu limpide, on voit de hauts immeubles d’habitation, un boulevard, des canaux, des arbres alignés, un petit parc. Le soleil se reflète dans les vitres et dans l’eau, jusqu’à l’aveuglement.

 

Deux poissons rouges sommeillent dans leur bocal posé sur un guéridon, dans un angle de la pièce. Ils ont eu leurs daphnies dès le lever du jour. Nous sommes dans le salon, deux grands canapés confortables se font face, la table basse est au milieu, des magazines sont empilés. Contre le mur, un living-room, avec écran plat, chaîne hi-fi, télécommandes, une multitude de CD et de DVD impeccablement archivés.

 

Sur le mur opposé, une impressionnante bibliothèque, avec des livres jusqu’au plafond. On aime lire, ici. Des romans français et étrangers, en poche ou en grand format, des ouvrages de photo, de peinture, de sculpture, des guides touristiques, des albums d’exposition…

 

Il y a quelques plantes vertes, près des fenêtres, posées sur le rebord. Leur feuillage est brillant, on les a arrosées à l’aube, on leur a ajouté un peu d’engrais. On est aux petits soins pour elles ! Dans l’autre coin de la pièce, un bureau aménagé, avec des livres encore, des CD, des DVD, des dossiers, un ordinateur, un disque dur externe.

 

Le long de la bibliothèque, une table rectangulaire et des chaises, pour six, et sous les chaises, à l’abri sous la nappe, trois créatures noires dormant en rond sur un coussin, ronflant à qui mieux-mieux, digérant leur repas du matin servi avec délicatesse, en temps et en heure, comme tous les autres jours.

 

Plus tard, ils bâilleront en grand, découvrant leur langue rose et leurs babines nacrées. Ils ouvriront leurs yeux, d’un joli vert émeraude, trois véritables beautés. Le tout petit, aux poils longs, ébouriffés, au museau renfrogné. Le grand mince, longiligne, athlétique, à la tête allongée et aux grandes oreilles. Le moyen tout rond, aux pattes larges et dodues, au ventre rebondi…

 

Ils tiendront conseil, sous la table. Quel mauvais coup allons-nous préparer aujourd’hui ? Il fait trop beau pour que ça dure ! Qui allons-nous faire tourner en bourrique ? Le propriétaire des lieux seigneur et maître, les poissons, les plantes vertes ? Des livres, des CD, des DVD à faire tomber, des dossiers à éparpiller, saccager la litière, faire pipi à côté, grimper sur les étagères du living-room ou de la bibliothèque, se suspendre aux rideaux, casser des objets précieux ?

 

La radio est allumée, c’est l’heure des informations et quatre canaris au plumage jaune vif, perchés sur les fins barreaux en bois de leur cage dorée, pépient gaiement sur les mauvaises nouvelles (les nouvelles sont mauvaises, d’où qu’elles viennent). Ils ont eu leur assortiment de graines au début du jour, leur cage nettoyée, leur eau changée. Alors pour eux, que du bonheur !

 

La personne qui habite ici se laisse tomber sur le canapé, elle a terminé son ménage dominical, elle fait une pause, voilà une bonne chose de faite. Maintenant, elle va se mettre à penser au repas du midi. Elle va sortir, une fois douchée et habillée, pour aller au marché, en quête de produits frais. La liste est dans sa tête et de toute façon, elle aime bien céder aux impulsions, devant les étals bien achalandés.

 

Où sont les chats ? Avant de partir, elle aimerait s’assurer qu’ils ne sont pas dans le salon, pour éviter toute tentation malsaine, comme de rendre fous les poissons en tournant le vite possible autour de leur bocal au risque de le faire tomber du petit guéridon, ou alors d’effrayer les oiseaux en montrant leurs canines pointues et leurs griffes acérées tout en leur crachant dessus, jusqu’à renverser la volière…

 

En vrais pachas ils ont accès à toutes les autres pièces, quand le propriétaire des lieux et vénéré maître s’en va. La cuisine, les WC, la salle de bains, sa chambre à lui, la chambre d’amis qui est aussi la chambre des chats quand il n’y a pas d’amis, avec griffoirs, portiques, jeux d’éveil, plaids et coussins moelleux… Mais le salon, non, pas question, pas en son absence. Il est fermé précautionneusement à clé, c’est plus prudent !

 

Là, il les cherche partout, il ne les trouve nulle part, où donc sont-ils allés se fourrer ? Qu’ont-ils encore trouvé comme nouveau spot pour dormir ? C’est qu’ils changent sans arrêt de place ! Ils ont des cycles, des préférences, des lubies !

 

Oh, qu’ils sont mignons, ils dorment tous les trois sur les chaises du salon, ils se sont bien cachés, les petits trésors ! Bon, je ne vais pas vous déranger, ça va être encore un drame d’essayer de vous déloger de là, vous allez grogner, je vais me faire griffer…

 

Puis-je vous faire confiance pour une fois, mes chéris ? Je vais jusqu’au marché, je vous rapporterai du cœur, du poumon et du foie, alors en attendant vous allez être sages, hein ? Pas de bêtises, je reviens vite ! Dormez à poings fermés, je ne suis pas d’humeur à vous faire déguerpir, vous êtes trop chou. À tout à l’heure, mes amours !

 

 

9  En retard

 

Je me réveille en sursaut, je suis chez moi, je me sens en retard, dans l'effervescence. J'ai un train à prendre, un examen à la fac ou au lycée, un rendez-vous chez le médecin, un entretien pour une embauche, un spectacle à ne pas rater, une séance à la piscine, un déjeuner en  amoureux, des vacances prévues de longue date…

 

Je suis dans un état d'angoisse et de confusion extrême, ne sachant par quoi commencer. M'habiller ? Me laver ? Manger quelque chose ? Faire ma valise ? Trouver mon cartable ? Mon sac de piscine ? Car évidemment, la veille au soir, je n'ai rien préparé. Je suis vraiment très en retard, mes mouvements s'engluent et s'ankylosent ; chaque tentative pour gagner du temps m'en fait perdre, tout fonctionne à rebours. Je suis entraînée dans une spirale, je m'affole, j'essaie tant bien que mal de reprendre le dessus sur des événements qui me dépassent.

 

L'heure tourne : les aiguilles, pointées sur les gros chiffres accusateurs, sont obsédantes ; elles deviennent menaçantes. Je m'active, je m'essouffle, je me fatigue, je brasse de l'air : impuissance, état d'urgence, fébrilité stérile.

 

Quoi que je fasse, quoi que je tente, je serai en retard ; je ne pourrai jamais mener à bien tous mes projets. Je suis en sueur, exténuée, toujours en pyjama ou en peignoir ; quelquefois même, complètement nue. Rien n'est prêt, tout est épars. Je n'y parviendrai pas ! C'est trop tard.

 

Je me réveille en sursaut, je suis chez moi, je me sens en retard, dans l'effervescence. Je lève anxieusement les yeux vers les chiffres rougeoyants de mon radio réveil. 04:36. Tout va bien ! Je réalise que ce matin, on est dimanche et que je n'ai rien de particulier à faire, sinon me rendormir sur mes deux oreilles.

 

 

10  Révélation

 

Tu t'appelais Vincent, nous étions voisins. Tu habitais, avec ta famille, dans les bâtiments du collège. L'appartement que j'occupais avec mes parents (et peut-être déjà mon petit frère) était situé à quelques pas, au-dessus des classes de l'école primaire.

 

Dans la cité scolaire, pas de rue à traverser pour nous retrouver. Les jours sans classe, nous nous donnions rendez-vous en bas de chez moi pour jouer au vélo. Un immense terrain de jeux s'offrait à nous, les possibilités de parcours y étaient infinies.

 

Nous pouvions rouler sous le préau, contourner les tilleuls dispersés dans la cour de l’école, monter en danseuse le petit raidillon menant au collège, redescendre de l'autre côté jusqu'au garage à vélos, avant de repartir pour un nouveau circuit. Nous nous mettions à l'épreuve sur une piste de graviers : c'était à celui qui ne mettrait pas pied-à-terre.

 

Quand nous étions fatigués, nous allions nous asseoir tout en haut d’un escalier extérieur en béton, sur la plate-forme menant à une salle de classe. Nous avions une vue imprenable sur notre univers. Nous choisissions souvent d'y goûter.

 

En bas, sous les marches, nous pouvions être à l'abri quand il pleuvait. S'y trouvait notre cimetière pour petits animaux. Nous organisions de belles funérailles à ceux que nous trouvions morts. Nous fleurissions leur tombe, fabriquions de petites croix en bâtons d’esquimau… Nous murmurions d’une seule voix de troublantes prières que nous étions seuls à comprendre. C’était l’enfance et nous étions amis. Nous avions nos joies, nos peines, nos secrets.

 

Un jour, j'ai voulu te confier une découverte si importante qu'elle avait changé ma vision du monde : le Père Noël n'existait pas, j'en étais sûre, même que c'étaient les parents qui… Ton visage est devenu tout rouge, tu m'as regardée bouche bée, tu as fondu en larmes et laissé là nos jeux pour te précipiter chez toi en hurlant.

 

Tu as dû être très fâché contre moi car depuis ce jour, nous n'avons plus jamais joué ensemble. Je croyais que nous pouvions tout nous dire : j’avais tort. Ma révélation, bien maladroite, eut pour effet de mettre fin à mon premier amour.

 

As-tu une petite pensée pour moi, au moment de Noël ?

 

De toute façon tu l’aurais su, un jour ou l’autre.

 

 

11  Conspiration

 

Trois p’tits chats ronronnent dans un grand panier en osier, de ceux qu’on utilise habituellement pour aller au marché. Au fond de ce panier, un vieux pull en laine, doux et moelleux, sur lequel ils dorment en rond, les uns blottis contre les autres.

 

Le premier est tout maigre, et tigré. Le second, le plus gros, a le pelage noir. Le dernier, rond, dodu, est noir aux pattes blanches, ses moustaches aussi. Pour le moment, ils se reposent, profitant les uns de la chaleur des autres, ronflant bientôt en chœur, une petite fabrique de bonheur.

 

Trois p’tits chats bâillent, s’étirent, ouvrent les yeux après dix bonnes heures de sommeil, sans que rien ni personne ne vienne le troubler. Ils sont au calme, en sécurité, dans cet espace qui leur est réservé au salon, près de la cheminée, bien au chaud dans leur panier tressé.

 

Quand viendra l’heure du dîner, ils s’extirperont l’un après l’autre de leur tanière, le tigré en premier, le tout noir en deuxième, le petit précieux aux patounes blanches en dernier. Ils se dirigeront vers la cuisine et miauleront à qui mieux-mieux, balançant la queue, ne tenant pas en place, mourant de faim.

 

C’est vendredi soir, il est pile dix-neuf heures. Ce matin, les maîtres sont allés au marché du village où ils ont fait, comme tous les vendredis, des achats à l’étal poissonnerie. Pour eux, et pour les chats, aussi !

 

Chaque vendredi soir, c’est la fête à la maison, la grande foire de la mer, le festival des huîtres, le plat royal de coquillages (et crustacés), le menu moules frites à volonté, la paella géante, la farandole de sardines grillées, la choucroute bretonne, l’assortiment spécial de fins poissons marins…

 

Trois p’tits chats s’en mettent plein la lampe, chacun a sa place attitrée pour le repas, avec son écuelle remplie d’eau, toujours fraîche. Ils sont reconnaissants aux maîtres, de s’occuper si bien d’eux, de leur donner autre chose à manger que la pâtée écœurante de ces affreuses boîtes cylindriques.

 

Tous les soirs, c’est le festin ! Les maîtres adorant cuisiner, mitonner, concocter, mijoter des plats du monde entier, les accompagner de bons vins…, ils inventent aussi des recettes spécialement pensées pour leurs félins gastronomes. À dix-neuf heures sonnantes, c’est le souper des chats.

 

Quel régal, tous ces mets préparés par les maîtres ! C’est parfois surprenant, mais toujours agréable au palais et parfaitement adapté à leur dentition. Ils lapent, ils croquent, ils mordillent, ils broient, ils déchirent, ils mâchent, ils mastiquent, ils en font profiter babines et papilles, ils déglutissent avec soin, sentant peu à peu leur ventre se remplir.

 

Pendant que les maîtres se mettent à table dans la salle à manger, s’ouvrent une bouteille, se servent une large tranche de saumon sauvage fumé de façon authentique et traditionnelle, trois p’tits chats se lèchent consciencieusement une patte avant, puis l’autre, se la passant sur le museau, visiblement satisfaits du contenu de leur écuelle, léchée, reléchée, parfaitement nettoyée. Au menu : tartare aux deux poissons arrosé d’huile d’olive !

 

Que réclament-ils ensuite impérativement, après ce repas raffiné et la petite toilette réglementaire ? Sortir, bien sûr ! Les maîtres le savent bien, les maîtres s’y attendent, l’un des deux se lèvera pour les accompagner jusqu’à la porte, au fond du couloir, une antique porte en chêne dans laquelle ils ne se sont jamais résolus à percer une chatière.

 

Les trois p’tits chats devront franchir le seuil ensemble, pas question de jouer à « Tournez manège ! », je sors, et puis non, je veux rentrer, ah j’ai une impérieuse envie de ressortir… Ensemble ils dorment la journée, ensemble ils vont dehors la nuit, sans discuter. Passée une certaine heure, les maîtres ne veulent plus qu’on les dérange.

 

Mais demain, à six heures tapantes, comme tous les matins quelle que soit la saison, la lumière s’allumera derrière les volets de leur chambre. Un peu plus tard, ils descendront à la cuisine. Trois p’tits chats affamés devront attendre encore un peu ! Les volets s’ouvriront en grand, les maîtres les appelleront gaiement à la fenêtre. Un breakfast les attendra, copieux, odorant, tiède à point, présenté avec délicatesse.

 

Pour le moment, il est dix-neuf heures trente, trois p’tits chats gambadent sur la pelouse, creusent la terre du jardin, font leurs besoins, les recouvrent méticuleusement, puis se dirigent, en file indienne, le tigré devant, le tout noir en deuxième, puis le noir et blanc, vers la vieille grange, au bout du chemin : c’est le premier repaire de leurs activités nocturnes.

 

Débarrassé des minous, le couple a repris son dîner, savourant une brandade de morue faite maison, accompagnée d’un vin blanc du Chili et d’un bol de salade subtilement assaisonnée. En fin d’après-midi, ils avaient pris une douche et enfilé des vêtements d’intérieur épais, confortables, mis leurs chaussons fourrés en peau de mouton, ravivé le feu dans la cheminée, commencé à s’activer devant les fourneaux, chacun apportant sa petite touche.

 

Ce soir, le thème était : « Les trésors de la mer ». Pour lui, elle serait sa sirène, pour elle, il serait son marin perdu.

 

Ils écoutent en boucle les chansons qu’ils ont sélectionnées pour leur soirée : « La maman des poissons » de Bobby Lapointe, « Sur la plage abandonnée » de Brigitte Bardot, « Salade de fruits » de Bourvil, « Les filles du bord de mer » d’Adamo (et la version avec Arno), « Oh, mon bateau » d’Eric Morena, « Santiano » de Hugues Aufray, « Dès que le vent soufflera » de Renaud, « Toi mon toit » d’Eli Medeiros, « L’amour à la plage » de Niagara, « Naufrage en hiver (les colliers de varech) » de Mikado, « Manureva » d’Alain Chamfort, « Saint-Lunaire dimanche matin » d’Etienne Daho, « Les vacances au bord de la mer » de Michel Jonasz, « Tri Martolod » d’Alan Stivell, « Le bagad de Lann Bihoue » d’Alain Souchon, « Eleanor » de Gilles Servat, « Finir pêcheur » de Gérard Manset, « Brave marin » de Guy Béart, « Dans le port d’Amsterdam » de Jacques Brel, « Comme à Ostende » de Jean-Roger Caussimon, « Le scaphandrier » de Léo Ferré et, pour relever le niveau, « Les sardines » de Patrick Sébastien, « Du rhum, des femmes » de Soldat Louis, « Elle préfère l’amour en mer » de Philippe Lavil…

 

Ils s’en donnent à cœur joie, ils chantent à tue-tête, ils remplissent leur verre, ils trinquent à leur santé et à celle de leurs chats. Pauvres bêtes, mises à la porte alors qu’il gèle… Nous sommes de bien mauvais maîtres ! On les maltraite, nos chats, hein ma chérie ? Qu’ils aillent au diable ! Qu’ils nous foutent la paix cinq minutes, qu’on puisse penser un peu à nous ! Viens par ici, toi !

 

Elle l’entraîne dans le salon, ils vont poursuivre leur soirée dans le vaste canapé en cuir artistiquement griffé, en face de la cheminée. Ils prendront leur dessert sur la table basse, un sorbet de fruits rouges exotiques, suivi d’un petit digestif et de tendres câlins. Peut-être s’endormiront-ils là, enroulés dans leurs plaids en mohair, serrés l’un contre l’autre.

 

Trois p’tits chats en équilibre instable sur le large siège en bois de la balançoire, le tigré au milieu, font osciller lentement les cordes de chanvre, puis plus vite, provoquant des grincements sinistres entre les anneaux et les crochets rouillés. Ils détalent d’un même élan en poussant des miaulements aigus, ils courent vers le jardin voisin en passant sous la haie pour se mettre à l’abri du danger…

 

Là, ils s’arrêtent net, freinent des quatre fers devant cette silhouette menaçante, gigantesque, campée devant eux. L’être monstrueux siffle, ricane, hurle, profère des menaces, lève puis baisse brutalement ses bras immenses pour les attraper. Ils ne bougent pas d’un pouce, les yeux écarquillés, la fourrure hérissée, la queue en goupillon, trois ballons poilus morts de peur, incapables d’esquisser le moindre mouvement de fuite.

 

Trois p’tits chats hallucinés, transformés en statue (chats glacés), remarquent au bout d’un moment que l’ogre cauchemardesque reste étonnamment immobile. Il semble planté là, au milieu du potager, sans pouvoir faire le moindre pas. Ils s’échangent des regards perplexes, prenant conscience de leur méprise.

 

Le leurre était grossier, mais terriblement efficace pour leur flanquer une bonne trouille ! Un mannequin fait de paille, à la face grimaçante, aux vêtements usés, au chapeau percé, fixé au sol par un pieu le transperçant de part et d’autre. Les pans de son grand manteau noir déchiré claquent dans le vent frais, annonciateur de neige.

 

Trois p’tits chats déconfits, tout honteux, en déroute, s’éloignent, ventre à terre, oreilles baissées, du maudit potager. Ils poursuivent prudemment leur maraude, marchant ensemble, bien soudés, aux aguets. Un peu plus tard, ayant retrouvé leur aplomb, ils jouent avec les flocons qui commencent à tomber. Comme c’est drôle ! Ça fond sur leur museau !

 

Ils trottent joyeusement sur la petite route qui se couvre peu à peu d’un tapis blanc, jusqu’à la ferme de la vieille Marthe. Peut-être leur aura-t-elle gardé du bon lait chaud à boire ?

 

 

12  Clara

 

Ce matin-là, Clara m'a dit qu'on partait en promenade.

 

J'étais aux anges !

 

Elle s'était habillée chaudement, s'enveloppant de laine et de tissu : un pull à col roulé en cachemire bleu électrique, une jupe grise, ample et épaisse qui lui arrivait aux genoux, de gros collants et des chaussettes rayées orange et jaune, son manteau noir, son bonnet péruvien multicolore, ses gants assortis à sa longue écharpe, d'un rouge éclatant.

 

Elle avait mis aux pieds ses grosses chaussures de marche couvertes de terre séchée. L'ensemble de sa tenue lui donnait une allure peu banale. Clara était quelqu'un de peu banal.

 

Nous allions nous en donner à cœur joie, je trépignais déjà ! Clara chantonnait tout en se regardant dans le miroir de l'entrée, elle coiffait délicatement avec les doigts sa chevelure rousse et frisée, tout emmêlée.

 

Elle me prenait à témoin sur des vers d'Aragon, affirmant qu'ils étaient magnifiés par Ferrat :

 

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre, que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant, que cette heure arrêtée au cadran de la montre, que serais-je sans toi que ce balbutiement.

 

Clara me souriait, elle était de bonne humeur, comme toujours.

 

Nous sommes sortis de la maison, il faisait froid et brumeux, le jour se levait à peine. Nous avons suivi le chemin habituel dans les rues de la ville puis le long de la rivière, en direction du parc.

 

Tout avait gelé !

 

Les flaques s'étaient transformées en miroir, une fine couche de givre recouvrait les trottoirs, il avait même un peu neigé.

 

Attention aux glissades !

 

Les gens nous regardaient, se retournaient sur notre passage, ce n'était pas méchant, non ! Plutôt de l'étonnement, de la curiosité, des sourires amusés. Il faut dire que nous formions, tous les deux, un bien bel équipage !

 

Je reniflais ici des odeurs connues, là des odeurs nouvelles, ça me faisait du bien un peu d'exercice, j'avais tendance à m'empâter, ces derniers temps. J'attendais avec impatience le moment où Clara me laisserait toute liberté de mouvement, où je pourrais aller et venir à ma guise.

 

Je partirais en courant, le nez au vent, et j'irais loin, très loin, jusqu'à ce qu'elle ne me voie plus. Puis je reviendrais vers elle à petits pas hautains, l'air de rien, comme si je ne la connaissais pas. Aurait-elle envie de jouer avec moi ?

 

J'aime tant jouer avec Clara !

 

Nous étions à l'entrée du parc, oui c'était bien l'endroit, blanc, gelé, désert : là-bas la rivière et sa plage de sable, la grande pelouse, les jeux pour les enfants, la forêt, les étangs, tous ces chemins s'offrant à nous… Lequel Clara allait-elle prendre aujourd'hui ? Était-elle suffisamment en forme pour le grand circuit ?

 

Moi, j'étais d'accord pour tout !

 

Elle prit à droite, vers les bois et les marécages, par les sentiers sinueux, les petits ponts à traverser. La nature était silencieuse, tout endormie, figée dans l'air glacial. En dehors de la ville, le froid se faisait encore plus ressentir. Un léger nuage se formait autour de nos têtes, tandis que nous respirions.

 

Comme c'était drôle !

 

Le brouillard planait par ici, très dense. Il faisait sombre, les ramures noires et dénudées avaient perdu leurs contours. C'était flou, peuplé de créatures fantastiques, de monstres aux doigts crochus, enfin c'est ce que Clara me racontait, moi je ne voyais rien de tel.

 

Un oiseau voletait, de temps en temps. On entendait des craquements venant du sol. Quelque animal foulant le tapis de feuilles glacées ? Des promeneurs matinaux, comme nous ?

 

Il était temps que Clara me lâche, enfin !

 

Quelle joie de vagabonder, vaquer à mes occupations, nourrir mes petits secrets… Elle pouvait me faire confiance ! Car il lui suffirait de m'appeler doucement par mon nom et je réapparaîtrais, l'allure joyeuse et frétillante.

 

Elle pourrait même m'envoyer un bâton, ou alors la balle qu'elle gardait dans sa poche : je me ferais un plaisir de courir après, de lui rapporter, de lui déposer dans sa main. C'était toujours si gentiment demandé ! Elle m'encouragerait, me complimenterait, me flatterait, en bonne pâte que j'étais.

 

Ce matin-là avec Clara, nous faisions une promenade.

 

Je m'en souviens, c'était l'hiver, nous sommes allés au parc. Sur le chemin dans les sous-bois, elle a croisé un ancien camarade de classe. Ils se sont arrêtés pour discuter, très surpris de se rencontrer là, puis ils ont fini par s'asseoir sur un banc, malgré la température polaire qui régnait.

 

Ils en avaient, des choses à se dire ! J'aurais voulu m'amuser, moi ! Non, il a fallu que je reste tranquille pendant des heures à me geler les pattes… Je manifestais de temps en temps des signes d'énervement, je m'agitais en couinant, mais Clara ne m'écoutait pas, absorbée par sa conversation.

 

Elle n'était déjà plus la même.

 

Maintenant nous sommes trois pour aller au parc. Clara l'aime lui, mais Clara m'aime toujours, elle m'aimera toute la vie. Elle me l'a dit, je la crois. Oui, elle me l'a promis.