1 - La ligne droite

2 - En vacances

3 - Petits problèmes de voisinage

4 - La commande

5 - Les grands moyens

6 - Changements climatiques

7 - Le passeur

8 - Sur la plage

9 - Voyage en ville

10 - Le premier jour

11 - La panne

12 - La voix de la raison

13 - Les grands espaces

 

 

 

1  La ligne droite

 

Le maître avait formé quatre équipes de sept coureurs et désigné les capitaines. Deux filles : la blonde Vanessa, la brune Anissa et deux garçons : le grand Thomas, le petit Jason. Les enfants étaient déjà alignés, en position, sur la ligne de départ, leur équipe impeccablement rangée derrière eux.

 

L’enseignant donna les dernières instructions : il fallait courir droit chacun dans son couloir, aller jusqu’au plot de la couleur de son équipe, le contourner puis repartir en sens inverse vers le camarade qui attendait, main en avant, de pouvoir courir à son tour. On ne devait pas dépasser les limites marquées au sol, cela entraînerait des pénalités.

 

« À vos marques, prêts ? » Le sifflet retentit, propulsant les quatre capitaines sur la piste dans un concert d’encouragements pour le moment timides, mais qui s’affirmeraient au fur et à mesure du déroulement de la course.

 

Anissa, grande et sportive, fut la première à contourner son plot. Jason, fin et musclé, prenait de l’avance sur Thomas, au corps trapu, bien enrobé, qui peinait sous l’effort. Vanessa, petite pour son âge, ses longs cheveux lâchés, faisait tout pour les rattraper.

 

Les enfants sautillaient, levaient leurs bras en l’air, poussaient des cris de joie. Les prochains à partir étaient concentrés, en position, tous bien derrière la ligne, sous l’œil vigilant du maître.

 

Anissa arriva la première, puis Jason, talonné par Vanessa. Thomas accéléra dans les derniers mètres, avec un sursaut d’énergie. Déjà les élèves suivants s’élançaient, à toute vitesse.

 

Les bâtons aux couleurs vives s’agitaient, virevoltaient, tournoyaient dans la main des jeunes coureurs, passant de l’un à l’autre, allant et venant le long du terrain plat et goudronné de la cour. Bâtiments à la blancheur rehaussée par le bleu du ciel et le soleil lumineux de l’après-midi, les fenêtres scintillantes, les tuiles rouges sur les toits.

 

La course touchait à sa fin, on hurlait, on trépignait, on avait encore l’espoir de gagner cette première manche ! Il y en aurait trois autres. L’équipe rouge, celle d’Anissa, en remporterait deux. L’équipe bleue de Vanessa et celle de Thomas, la verte, en gagnerait une chacune.

 

L’équipe jaune de Jason réclamait une cinquième course mais l’enseignant, d’un coup de sifflet prolongé, ordonna le retour à l’ordre. Le groupe s’installa, calme et discipliné, à l’ombre des marronniers. On reprendrait des forces, on boirait à grandes rasades l’eau des bouteilles en plastique, on partagerait un bon goûter. On filerait droit, le maître veillait au grain. Puis la sonnerie annoncerait la fin de la journée et le retour en cellule.

 

 

2  En vacances

 

Sous les pavés la plage, sous le sable, le goudron ! Le vent facétieux a fait s’envoler les dunes jusqu’à la route, la recouvrant totalement. La progression en voiture est laborieuse, périlleuse, de surcroît on n’y voit pratiquement rien. Les essuie-glaces ne parviennent pas à chasser tout ce sable qui arrive en rafales sur le pare-brise et se dépose insidieusement dans le moindre interstice. Les yeux piquent, la gorge s’enflamme, le nez se bouche, l’on tousse, l’on met les mains sur le visage pour tenter de se protéger…

 

C’était la première fois qu’ils partaient à la montagne, bien décidés à apprendre à skier. En vue des sommets, ils furent bien désappointés en découvrant le paysage : il ne restait plus que quelques plaques de neige par ci par là, la pelure jaune sale des pâturages, les routes inondées, ruisselantes. Pourtant, il avait bien neigé la semaine passée, avec presque deux mètres en haut des pistes ! Même si, dans un premier temps, ils n’auraient eu droit qu’aux petites vertes en bas et à proximité des remonte-pentes, ils se faisaient à l’avance une joie de fouler le manteau blanc immaculé.

 

À l’arrière du véhicule, les enfants s’agitent, les enfants pleurnichent, les enfants se plaignent d’avoir soif, d’avoir faim, d’avoir envie de faire pipi. Ils posent, en chœur et pour la cinquantième fois au moins la sempiternelle question : « C’est quand qu’on voit la mer ? » Ce à quoi les parents sont incapables de répondre, ils ne savent pas vraiment où ils se trouvent, à vrai dire, mais ils répondent tout de même : « Bientôt, bientôt, bientôt, encore un peu de patience, et de courage ! » Les triplés grognent, les triplés râlent, les triplés en ont marre et ne se gênent pas pour leur faire savoir.

 

Le père manifestait sa colère. La mère, au volant, une gracieuse petite brune,  gardait le sourire malgré sa déception et essayait de le calmer, sans grand résultat. Troublés par la dispute, les enfants demandèrent, avec inquiétude, l’un après l’autre : «  On est bientôt arrivé ? » « C’est encore loin la neige ? » «  Quand est-ce qu’on skie ? » Le père, grand roux hirsute, se tourna vers eux en vociférant : « La neige, la neige, la neige, mes pauvres enfants, si vous en voulez, il va falloir la faire tomber ! »

 

Concentrée sur la route, ou plutôt sur ce qui semble être la route, la mère se demande si c’était vraiment une bonne idée de louer cette maison en bordure de l’océan. On aurait pu résider un peu plus loin de la côte, profiter de la campagne et venir à la plage en vélo ? Il faisait si beau et si chaud, la semaine dernière, juste avant qu’ils ne se décident à partir ; rien ne laissait présager une tempête ! Enfin… La météo ne l’avait pas annoncée ! Le père est plus nerveux, surtout avec les enfants qui hurlent derrière : « On veut voir la mer ! » Le voilà qui se met à pester : « La mer, la mer, la mer, mes pauvres enfants, si vous voulez la voir, il va falloir la faire venir ! »

 

« Ne leur dis pas ça, voyons, aide-moi plutôt à suivre la route ! On est où, là ? Tu peux brancher le GPS ? » lança la mère, excédée. Puis, d’une voix qui se voulait apaisante : « Rien n’est perdu, enfin, vous le savez bien. Il peut se mettre à neiger d’un instant à l’autre ! » Elle insistait : « Demain matin, si ça se trouve, nous pourrons louer des skis et nous inscrire aux cours ! Ne soyez pas si pessimistes ! On a toute la semaine pour en profiter ! Dans vingt minutes, à tout casser, nous serons au chalet ! » Au mot « chalet », le père retrouva sa gaieté, s’imaginant déjà dans le décor rustique d’un salon savoyard au fond d’un canapé douillet, un verre de bière fraîche à la main (il en avait toute une glacière, logée dans le coffre). La mère continua : « On va être bien, vous aurez chacun votre chambre, papa et maman la leur. Il y a un grand salon où on pourra manger des crêpes, des croque-monsieur, de la fondue, de la raclette, tout ce qui vous fera plaisir ! »

 

Le père crie aux enfants qui geignent comme des veaux : « Vos gueules, les mouettes ! Maman conduit ! Et papa a besoin de réfléchir pour savoir où est planqué ce foutu GPS ! Plus un bruit ou je vous en colle une, à chacun, un bel aller-retour ! » À l’extérieur, le vent redouble de force, de petites tornades de sable se forment, ici et là, tout autour d’eux. La mère continue de conduire, à vitesse réduite, de façon souple et régulière, comme sur une route enneigée. Elle l’a souvent fait, elle garde le moral.

 

Les enfants s’étaient correctement rassis sur la banquette et commençaient à somnoler. Le père avait branché le GPS et suivait, mètre par mètre, la progression vers le chalet. Il avait coupé le sifflet à la voix injonctive, synthétique, froidement féminine ; celle de sa compagne, tranquille et chaleureuse, lui suffisait. Elle était en train d’énumérer toutes les activités qu’ils pourraient faire quand même à la montagne, en absence de neige. Randonnées à pied, elle adorait ça. Vélo tout terrain pour lui et les triplés, avec les casques de protection bien sûr ; elle s’abstiendrait. Piscine pour tout le monde, descente en luge sur la piste en plastique aménagée, visite du musée du bois, des caves à fromage, de la ferme typique transformée en écomusée, de la réserve d’animaux polaires… Elle s’était bien renseignée avant leur départ !

 

« Le GPS indique que nous sommes dans la bonne direction ! Encore quelques kilomètres et nous serons à la villa ! Hip hip hip, hourra ! » lance le père d’une voix forte et enjouée. Les enfants ouvrent un œil, puis le referment, ouvrent l’autre, puis les deux. « Alors ça y est papa ? » « On y est, à la mer ? » « On peut se mettre en maillot de bain ? » La mère réplique fermement à ses enfants : « Eh, la marmaille ! Un ton au-dessous, s’il vous plaît ! » Puis à son compagnon de route : « Guide-moi, toi, plutôt. On dirait qu’il y a un croisement, là. Je prends à droite, ou à gauche ? » « Alors attends voir… P. de sable ! Il y en a partout ! À gauche, oui, c’est par là l’océan, prends à gauche, à gauche toute ! » Les enfants manifestent leur joie, sautent dans la voiture, lèvent leurs bras au-dessus de leur tête, applaudissent en riant.

 

« On est tout de même venus pour skier ! » se lamentait le père. « On aurait pu éviter de se farcir autant de bornes pour des choses que l’on peut faire n’importe où ailleurs ! » « On peut tenter le ski… nautique » rétorqua gentiment la mère, ses yeux fixant la route dégoulinante et ses nombreux lacets. Les enfants dormaient les uns contre les autres, la tête de l’un sur l’épaule de l’autre, comme imbriqués. Elle ajouta : « Avec la météo de ces dernières années, de toute façon, on ne sait jamais à quoi s’attendre ! Rappelle-toi notre séjour, l’été passé, dans les Calanques, et de ces nuits où il avait gelé. » « Ah oui, que c’était drôle de retrouver le linge suspendu sur le balcon de notre cabanon durci par le froid ! Ah ah ah ! J’en ris encore ! » répondit le père, mi-figue, mi-raisin. « Je crois bien que notre chalet ne se trouve pas loin, à droite, mets le clignotant, prends la petite route, oui, c’est ça, puis le chemin, là ! »

 

« Regarde, le village est tout près. Théoriquement, la maison se trouve dans la première impasse, celle qui conduit directement à la plage. On va pouvoir se baigner, les petits ! Enfin, quand le sable aura cessé de voleter ! » dit joyeusement le père. « Tu appelles ça voleter ! C’est un véritable ouragan qui s’abat sur nous en ce moment, il est temps qu’on arrive, mon chéri ! Oh, voilà, c’est de cette impasse, dont tu parlais ? » La mère mène la voiture pile devant leur villa de location, coupe le moteur et souffle un bon coup, toujours souriante. « Mission accomplie ! Famille menée à bon port ! Ce n’était pas plus difficile que l’hiver dernier dans les Pyrénées, quand nous avons été assaillis, à l’aller, par ces nuées d’oiseaux migrateurs  complètement désorientés… Il faut s’y faire, c’est comme ça, maintenant. Il aurait fallu qu’ils y pensent avant ! »

 

La mère étira longuement ses bras, bâilla légèrement, puis chuchota : « On réveillera les enfants quand on aura fini de vider la voiture, allez viens, du nerf, on est presque au bout de nos peines ! Ne fais pas cette tête, c’était une bonne idée, ce séjour improvisé à la montagne pour le pont du 14 juillet ; personne ne pouvait imaginer que ça fondrait si vite, en l’espace de quelques jours ! Il va reneiger, j’en suis sûre, on va en profiter, tous les cinq, en famille. À nous la glisse dans la poudreuse ! » « Et les bons feux de cheminée ! » ajouta le père, ragaillardi, en ouvrant la portière. Il pleuvait maintenant à grosses gouttes. « Si par hasard le soleil se pointe, on en profitera pour bronzer ! »

 

La mère tire la manette pour sortir, le vent fait voler ses longs cheveux bruns. La tignasse ébouriffée du père le fait ressembler à un fou évadé de l’asile. Il ouvre le coffre, dépose les sacs et les valises à terre, extirpe la glacière des profondeurs, la saisit par l’anse et se dirige vers leur résidence balnéaire. « Une bonne bière fraîche me fera du bien ! » se dit-il, un léger sourire aux lèvres. « À la santé de la grande bleue ! » Puis, à l’adresse de sa compagne : « Alors, tu viens ? C’est toi qui a les clés, je crois ? » Ils avaient eu cette immense bâtisse avec vue imprenable sur l’océan pour quelques centaines d’euros la semaine. Une véritable aubaine pour fêter, tous ensemble, le prochain jour de l’an.

 

 

3  Petits problèmes de voisinage

 

- Bonjour, vous êtes sur le répondeur de l’agence immobilière « Home Sweet Home ». Nous sommes fermés actuellement. Nos horaires d’ouverture, du mardi au samedi, sont de neuf heures à treize heures et de quatorze heures trente à dix-neuf heures. Laissez-nous un message avec vos coordonnées, nous vous rappellerons dès que possible. Merci, et à bientôt !

 

- Oui, bonjour. C’est madame L. Je laisse ce message à l’attention de mademoiselle A, c’est au sujet du courrier que j’ai reçu de sa part, ce matin. J’aurais besoin de quelques explications et précisions… Ah mais c’est vrai, on est lundi ! Je vous rappelle demain sans faute, à ma pause, vers dix heures.

 

- Bonjour, vous êtes sur le répondeur de l’agence immobilière « Home Sweet Home ». Nous sommes en rendez-vous à l’extérieur. Veuillez laisser votre message et vos coordonnées après le bip, nous vous rappellerons dès notre retour. Merci, et à bientôt !

 

- Bonjour, c’est madame L, au zéro six, trente-six, soixante-quatre, soixante-treize, quatre-vingt-un. J’aimerais parler à mademoiselle A. C’est au sujet du courrier que vous a envoyé monsieur P, mon voisin du dessus, et que vous m’avez transmis en copie. Je tenais à vous dire que je n’étais au courant de rien, monsieur P ne m’adresse la parole que pour me dire bonjour et encore, du bout des lèvres. À aucun moment il ne s’est manifesté concernant les problèmes de voisinage évoqués dans sa lettre ! On se rappelle dans la journée ? À très vite !

 

- Madame L n’est pas joignable actuellement. Veuillez rappeler ultérieurement ou laisser un message après le signal sonore.

 

- Bonjour madame L, c’est mademoiselle A, de l’agence « Home Sweet Home. J’ai bien eu vos deux messages, malheureusement je ne vois pas quelles explications ou précisions vous apporter. Lisez ou relisez le règlement de la copropriété concernant l’usage des parties communes, que j’ai joint à mon courrier. La plainte de monsieur P à votre encontre apparaît tout à fait légitime, compte-tenu de ce règlement. Je vous demanderai donc de ne plus utiliser les espaces verts pour étendre votre linge, et de respecter la tranquillité de votre voisin en ne vous y installant plus avec vos invités, puisqu’il ressent cela comme une nuisance. Je vous remercie pour votre compréhension et votre collaboration, je reste à votre entière disposition. Bonne fin de journée, rappelez-moi demain matin !

 

- Bonjour, vous êtes sur le répondeur de l’agence immobilière « Home Sweet Home ». Nous sommes fermés actuellement. Nos horaires d’ouverture, blah blah blah..., nous vous rappellerons dès que possible. Merci, et à bientôt !

 

- Oui bonjour… C’est monsieur P à l’appareil. Mademoiselle A, rappelez-moi rapidement, c’est au sujet des problèmes avec ma voisine du dessous, madame L. Apparemment, elle n’a pas compris ou n’a pas lu le règlement de la copropriété concernant l’usage des parties communes. Elle s’obstine à suspendre son linge dans les arbres, elle continue à inviter du monde chez elle tous les dimanches et à investir la pelouse qui se trouve juste au-dessous de mes fenêtres. Cela est extrêmement gênant, tout comme l’est aussi la présence de ses quatre ou cinq chats, peut-être plus, qui apportent de mauvaises odeurs et souillent le bas de ma porte d’entrée. Dois-je vous écrire un nouveau courrier ? Cette personne n’est « que » locataire, nous pourrions peut-être nous arranger pour la faire expulser ? Moi, je suis propriétaire et j’entends bien conserver ma tranquillité. Merci de me rappeler de toute urgence !

 

- Monsieur P ne peut vous répondre actuellement. Laissez-lui un message, il vous rappellera si nécessaire.

 

- Bonsoir monsieur P, c’est mademoiselle A, de l’agence « Home Sweet Home. Veuillez m’excuser pour cet appel tardif, mais j’ai été en rendez-vous toute la journée. Écoutez, concernant vos problèmes de voisinage avec madame L, je vous saurai gré de prendre contact directement avec elle et de régler les choses à l’amiable. C’est déjà l’automne, bientôt l’hiver, sûr, elle va cesser de faire sécher son linge à l’extérieur. Ses invités du dimanche resteront bien au chaud chez elle, tout comme ses chats, je pense. Allez, monsieur P, tout ça n’est pas si grave ! Au diable le règlement, un peu d’humanité ! Madame L est un peu spéciale, certes, mais pas méchante ! Plutôt rêveuse, fantaisiste, originale… Je vous souhaite une bonne soirée, monsieur P.

 

- Bonjour, vous êtes sur le répondeur de l’agence immobilière « Home Sweet Home ». Nous sommes en rendez-vous à l’extérieur, blah blah blah..., nous vous rappellerons dès notre retour. Merci, et à bientôt !

 

- Mademoiselle A, c’est monsieur P. La situation a assez duré, il va falloir trancher. Nous voilà au printemps et les problèmes ne sont toujours pas réglés. Certes, madame L a un peu calmé ses ardeurs pendant l’hiver, je n’ai eu à subir ni ses chats ni son linge, d’accord. Mais elle a tout de même organisé dans son appartement quelques soirées dansantes bruyantes et arrosées, auxquelles elle a eu le toupet de m’inviter ! Elle comptait sans doute m’amadouer, la garce ! J’ai refusé froidement, pour rien au monde ! Par contre, il me semble bien vous y avoir vue plus d’une fois, mademoiselle A. Moi qui pensais votre moralité irréprochable… Vous me décevez beaucoup. Alors maintenant, vous avez le choix. Vous faites en sorte de donner son congé à madame L, à elle et tous ses chats, vous avancez la fin du bail, par exemple. Ou bien j’informe vos supérieurs de la vie dissolue que vous menez en sa compagnie. Si vous ne faites rien, attendez-vous au pire. Rappelez-moi très rapidement.

 

- Madame L n’est pas joignable actuellement. Veuillez rappeler ultérieurement ou laisser un message après le signal sonore.

 

- Bonjour Laurence, c’est Agathe. Rappelle-moi dès que tu as ce message ! Monsieur P n’est pas content, mais alors pas content du tout ! Il veut que tu déménages, il n’en peut plus, il va péter un câble ! Je me dis que ce  serait l’occasion d’envisager, toutes les deux, la vie commune, dans une grande maison avec du terrain, où tous tes chats pourraient batifoler sans gêner les voisins… Qu’en penses-tu ? À très vite !

 

- Vous êtes sur la messagerie personnelle d’Agathe, je ne suis pas disponible pour le moment. C’est à vous de parler, à bientôt !

 

- Agathe, c’est Laurence. Monsieur P a une tronçonneuse dans les mains et est en train de réduire à néant le bosquet de noisetiers juste en face de chez moi ! Les petites robes que j’avais mises à sécher, il en a fait de la charpie ! J’ai prévenu la gendarmerie, tu penses bien, mais ils tardent à arriver ! Oh là là ! Il devient fou ! Après les branches, il s’attaque aux troncs, maintenant ! Alors ça ! Le voilà qui course un de mes chats, le petit dernier, tu sais, encore si fragile… Monsieur P ! Arrêtez ! Arrêtez, je vous en supplie ! Monsieur P ! Ah mais !? Qu’est-ce que vous faites ? Aaaaah ! Agathe ! Agathe ! Au secours ! Au secours ! Au secours !

 

- Allo ? Laurence ? Laurence, qu’est-ce qu’il se passe ? Laurence ? Bon sang ! Ça a coupé… Oh là là, il faut que j’y aille, vite, vite, vite !

 

 

4  La commande

 

Stacy n’était pas le genre de fille à se laisser impressionner. C’était même plutôt le contraire. Par sa taille haute et massive, son physique de basketteuse, elle imposait de sa personne. Sa voix forte et grave exprimait souvent la colère, un rien la contrariait, rien n’allait jamais bien. Elle cultivait le genre bad girl en survêt et chaussures de marque quelle que soit la saison, la capuche relevée cachant son visage sombre, derrière ses longues et fines tresses.

 

Personne n’osait la contredire dans le groupe de filles qu’elle fréquentait en ce moment. Pas question de la faire sourire, encore moins de rire, elle était toujours de mauvaise humeur, du genre bourru, mais il fallait la prendre comme elle était. Il suffisait de le savoir, de la connaître un peu, c’est tout. L’accepter, c’était encore autre chose.

 

Abby, Koria et Angela avaient immédiatement été séduites par Stacy, qu’elles avaient abordée alors qu’elle était assise, en solitaire, sur un banc du parc municipal, prenant le pâle soleil de cet après-midi de mars. Elles avaient tout de suite kiffé sur sa carrure athlétique, sur son aplomb, sur la force qui émanait d’elle, sur cette maîtrise d’elle-même.

 

Sous ses airs féroces, elle abritait une personnalité hors du commun, un mental infaillible et puissant, réactif en toute circonstance. Elles l’avaient introduite, fières de la compter parmi elles, dès le lendemain, dans leur petit comité. Stacy pourrait leur être d’une aide précieuse en cas d’embrouille.

 

Ce matin-là, elle s’était réveillée tard et, à son grand étonnement, s’était trouvée complètement nue dans son lit sens dessus dessous, elle qui avait pour habitude de dormir en pyjama et de se border « à l’ancienne » avec une couverture en laine et un duvet en plumes par-dessus. Elle ne sombrait dans le sommeil qu’en se sentant sécurisée par sa propre chaleur, les draps remontés jusqu’aux oreilles.

 

La première chose à laquelle Stacy pensa fut de trouver à se vêtir, elle ne supportait pas cet état de nudité. Il régnait dans sa chambre un désordre auquel elle n’était pas coutumière. Tout se devait d’être à sa place de façon parfaite et là, rien ne l’était.

 

Elle fouilla dans l’amas de vêtements gisant sur le sol et, ne trouvant pas son pyjama, enfila vite fait un bas Nike rouge vif et un sweat bleu azur Adidas avant de mettre la main, si l’on peut dire, sur ses pantoufles rose pâle aux motifs argentés. C’était, pour elle, le rare signe de féminité qu’elle se permettait en privé.

 

Stacy avait ensuite remis fébrilement les choses en ordre comme cela devait l’être, refait impeccablement son lit, plaçant correctement le traversin et les oreillers qu’elle avait retrouvés éparpillés aux quatre coins de la pièce… Elle finit par s’y poser, afin de tirer ses idées au clair et d’arranger ses cheveux emmêlés. Avait-elle fait un cauchemar ? Une crise d’angoisse ?

 

Pourquoi, alors, ses parents n’étaient-ils pas intervenus ? Elle ne verrouillait jamais la porte de sa chambre afin qu’ils puissent lui venir en aide si par hasard elle s’agitait, se mettait à crier, en proie à ses tourments… Stacy aimait beaucoup ses parents. Ils l’avaient élevée avec toute leur énergie, du mieux qu’ils avaient pu, malgré ses rébellions, son caractère farouche, imprévisible.

 

Elle y alla à pas prudents pour vérifier, tout de même. Et constata avec effroi qu’elle s’était enfermée, que la clé qui se trouvait là avait été tournée dans la serrure, enclenchant le loquet. Elle n’était pas censée avoir de clé ! Elle eut très peur, soudain. De la sueur glacée lui coulait dans le dos.

 

Stacy saisit sa robe de chambre laissée sur le dossier de son large et profond fauteuil d’ordi, se sentit mieux une fois couverte, la ceinture nouée bien fort à sa taille. Dans la maison on mettait le chauffage au minimum, c’était comme ça, on s’y faisait.

 

Ses parents faisaient des économies sur l’électricité, contrôlaient les dépenses qui leur paraissaient futiles pour privilégier les sorties en famille. Ils aimaient le ciné, le restau, le théâtre, les journées de shopping, les soirées dansantes, les fêtes populaires… Stacy et son jeune frère n’avaient jamais manqué de rien.

 

Tournant la clé puis ouvrant la porte, elle appela sa famille, la gorge sèche, sans avoir de réponse. Le salon était vide, les chambres aussi. Un étrange silence régnait autour d’elle.

 

Elle se rappela qu’on était jeudi, qu’elle n’avait cours qu’à onze heures, ce qui expliquait son réveil tardif ! Elle profitait du calme ce jour-là, ses parents étant partis au travail et son frère au collège. Elle révisait ainsi tranquillement, tout en matant l’écran plasma géant du salon, à son aise.

 

Stacy se dirigea vers la cuisine pour se faire un café corsé. Elle en avait bien besoin pour se réveiller, pour tenter de comprendre. À quelle heure était-elle rentrée chez elle, hier ? Avait-elle passé un moment avec ses nouvelles amies avant de retourner à la maison pour le repas du soir en famille, ses parents y tenaient, aux alentours de sept heures et demie ? Il n’y avait que le week-end où elle pouvait passer ses soirées dehors comme elle voulait.

 

Tout en écoutant l’eau couler dans la cafetière, Stacy se prépara un copieux petit-déjeuner avec ce qu’elle avait trouvé dans les placards : biscottes, confiture de fraises, pains au lait, biscuits, céréales… Elle se dirigea jusqu’à la table basse du salon, y posa son plateau bien chargé, s’installa confortablement sur le canapé en sky, s’entoura d’un plaid, porta à ses lèvres le café brûlant qu’elle s’était servi dans un bol XXL. Les vapeurs bienfaisantes lui firent retrouver un semblant de mémoire.

 

Hier matin, Stacy s’était levée à six heures cinquante, s’était douchée rapidement car son frère attendait. Elle avait pris son petit-déjeuner en famille, ses parents y tenaient autant qu’aux repas du soir… C’était une façon agréable de démarrer la journée, tous les quatre, à parler de choses et d’autres. Elle s’était hâtée pour rejoindre l’arrêt de bus, puis la gare, pour se rendre à la fac. Arrivée en avance, elle avait pu relire ses notes, sans être dérangée. Qui aurait voulu la déranger ?

 

Elle avait appris en fin de matinée que ses cours de l’après-midi étaient tous annulés à cause de la grève qui reprenait. Elle en avait marre de la grève, d’autres cours importants n’avaient pas eu lieu la semaine précédente, ils ne seraient certainement jamais rattrapés. C’était son avenir qui se jouait là ! On était en avril, il lui faudrait avoir son diplôme en juin, elle voulait commencer à chercher du travail… Elle avait en projet de louer un appartement, dès qu’elle serait indépendante financièrement.

 

Stacy avait préféré quitter le campus le plus rapidement possible, car elle n’était pas sûre de se retenir de casser la gueule à un cégétiste ou autre si elle en trouvait un sur son chemin. À la gare, c’était aussi la grève, elle dut ronger son frein pendant une heure et demie avant qu’une rame surbondée ne se présente sur le quai. Dans le wagon à bestiaux aux fortes odeurs de transpiration, elle prit sur elle pour ne pas laisser exploser la colère qui montait. Elle bouillait, bouillonnait, une vraie cocotte-minute.

 

Arrivée en nage à son lotissement, Stacy avait tracé jusqu’à chez elle. Abby, Koria et Angela devaient traîner dans les parages mais elle ne souhaitait pas les croiser, sûr elles allaient lui prendre la tête, ce n’était pas la peine, elle était trop à cran, elle s’était contenue jusqu’ici, ce qu’elle considérait comme un exploit…

 

À la maison, personne n’était encore rentré. Elle se servit un bon goûter qu’elle emporta dans sa chambre, se mit devant l’ordi, l’alluma et commença à manger, la nourriture sucrée apaisant peu à peu toute la rage qu’elle avait emmagasinée au cours de son trajet retour.

 

Rassasiée, ses tensions se résorbèrent. Qu’allait-elle pouvoir faire, en attendant ses parents et son frère ? Aucune envie de visionner ses cours en ligne, elle n’avait pas la tête à ça, ni de mater un film en conditions home studio ou de se retrouver au cœur d’un concert comme si elle y était grâce à l’effet 3D, encore moins de rejoindre ses réseaux sociaux, ça allait la reénerver.

 

L’idée lui était alors venue de passer une commande. Les trois filles lui avaient raconté leurs expériences en des termes élogieux. C’était vraiment génial, top fun, trop cool, extra. Elles l’avaient encouragée à tester ce service, elle avait tout à y gagner, elle en aurait pour son argent… Pourquoi ne pas essayer maintenant ? Stacy avait enfin trouvé comment occuper la fin de sa journée.

 

Après s’être connectée sur le site, elle s’était concentrée sur le bon de commande. Il y avait un tas d’informations à saisir, de nombreuses cases à cocher, nécessitant un minimum de réflexion. Au bout d’un moment, elle en eut assez et se mit à répondre au hasard. Elle était pressée d’arriver au terme et de régler la facture avec sa carte bancaire personnelle… Enfin ! On y était !

 

Il lui suffisait maintenant d’attendre, confortablement installée dans son fauteuil en position détente, son casque et son micro activés, ses capteurs posés aux endroits indiqués, le tout parfaitement synchronisé.

 

La commande était arrivée. Ensuite… Que s’était-il passé ? Stacy eut beau chercher au plus profond de son cerveau, elle n’y trouva que du vide, un trou noir. Il lui fallait en avoir le cœur net. Elle déverrouilla l’écran plasma, ouvrit son compte perso, consulta l’historique, chercha les informations qui lui fourniraient une réponse… Ah oui, c’était donc ça. Sa connexion s’était interrompue au moment même où elle réceptionnait ce qu’elle s’était offert avec son maigre argent de poche.

 

Sa mémoire de la nuit dernière avait disparu, s’était dissoute, complètement effacée. Stacy devait se rendre à l’évidence, elle avait eu affaire à des amateurs, voire à des arnaqueurs. Elle ne passerait plus jamais de commande, trop naze, trop flippant, trop dangereux ! Elle se promettait d’incendier copieusement ses soi-disant copines au sujet de leur plan foireux, la prochaine fois qu’elle les verrait.

 

 

5  Les grands moyens

 

Ce soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il rentrera chez lui. D’ailleurs, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent moins bien qu’avant. Avant, quand il vivait seul. Lorsqu’elle ne venait que le week-end. C’était bien suffisant.

 

Depuis qu’il lui a proposé de l’héberger, elle est là tout le temps. Elle se trouvait dans une passe difficile, c’était légitime qu’il l’aide à s’en sortir ! C’était du dépannage, ça ne devait pas durer. Mais la situation s’éternise et rien ne change. Elle aurait même tendance à se dégrader.

 

Il ne supporte plus sa présence incessante, ni le matin quand il se prépare pour aller travailler et qu’elle dort encore, ni le soir quand il revient crevé et qu’il la trouve devant l’ordinateur ou devant la télé, les yeux hypnotisés par l’écran dans le meilleur des cas, ou alors dans un état comateux, affaissée sur la chaise de bureau, allongée sur le canapé.

 

Pitoyable, pense-t-il. Affligeant, consternant, dramatique, misérable. Il ne sait plus quoi faire pour éviter le naufrage, son naufrage à elle, car lui refuse de couler, de se laisser entraîner. Il résiste, tente de l’aider par tous les moyens possibles, de rester positif.

 

Elle habite chez lui, dorénavant. Depuis bien trop longtemps. Elle habite chez lui car elle n’a pas d’autre endroit où aller en ce moment. Elle fait quelques courses, de temps en temps ; elle améliore le quotidien, comme elle lui dit, en souriant. Ça, c’est quand elle est bien lunée, quand elle a envie de lui faire plaisir.

 

Il lui arrive même de cuisiner pour lui. Elle s’avère alors plutôt bonne cuisinière. Il apprécie ses petits plats, que lui n’aurait ni la patience ni le courage de faire. Il la complimente, l’engage à cuisiner plus souvent, mange goulûment le saumon en papillote avec son riz sauce safranée ou le rôti de porc aux pruneaux et sa purée aux truffes…

 

Quand il lui a ouvert sa porte, il pensait que c’était transitoire, qu’elle allait vite trouver un nouveau job. Il se voyait même quitter son petit appartement pour en louer un plus grand avec elle, ou une petite maison à la campagne. Maintenant, ce qu’il souhaite, c’est qu’elle trouve à se loger ailleurs que chez lui, qu’elle prenne toutes ses affaires, qu’elle s’en aille, qu’elle le laisse tranquille.

 

De job, elle n’en a toujours pas trouvé. Ça ne va jamais, c’est trop loin, c’est sous-qualifié, c’est fatigant, ce n’est pas assez payé… Il lui dit que malgré la situation économique désavantageuse, il y en a quand même, du travail. Il suffit de chercher sérieusement, de faire des concessions. C’est le lot de tout le monde, non ?

 

A-t-elle bien étudié toutes les possibilités du travail en intérim ? N’aurait-elle pas envie d’entamer une formation ? Il l’engage sur de nouvelles pistes, lui propose de nouvelles idées pour orienter ses démarches. La plupart du temps, elle l’envoie balader. Elle s’énerve, il s’énerve, le ton monte, ça éclate, ils se hurlent dessus, c’est insupportable. Il claque la porte, va faire un tour, passe la nuit chez un copain…

 

Quand il revient le lendemain, elle se montre gentille avec lui, elle s’excuse, elle lui promet de faire des efforts, de tout mettre en œuvre pour décrocher quelque chose. Un stage, des ménages, de la logistique, de la manutention… N’importe quoi, pourvu qu’elle ait un travail. Il acquiesce, l’encourage à nouveau. Il la serre dans ses bras, il l’embrasse.

 

Combien de temps encore va-t-il devoir payer seul le loyer, l’électricité, l’abonnement à Internet, l’assurance voiture ? Car il lui prête sa voiture, si elle en a besoin. Il y a l’essence, aussi. Les courses du quotidien pour l’alimentation, l’entretien de l’appartement…

 

C’est qu’il n’a pas un gros salaire. Oh, suffisamment pour vivre correctement, partir en vacances une semaine l’hiver à la montagne, quinze jours en été en bord de mer… Il a son abonnement annuel au club de sport, il s’offre quelques sorties, des soirées entre copains ou collègues de travail, il s’achète des vêtements neufs deux fois par an, pendant les soldes…

 

Il ne se plaint pas, non. Il n’est pas malheureux. Au début, ça lui était égal, de tout payer. Elle était dans une mauvaise passe, il lui rendait service, il lui apportait son soutien, en attendant mieux. Il l’aimait. Il pensait sincèrement que les choses allaient s’arranger pour elle. Pour eux deux.

 

Maintenant elle s’incruste, elle se cramponne ; pas moyen de lui faire lâcher prise. Une tique, voilà ce qu’elle est. Une assistée, une handicapée sociale. Peut-elle encore changer ? Veut-elle vraiment changer ? N’est-il pas trop tard ?

 

Au fur et à mesure que les jours passent, il doute qu’elle fasse les efforts nécessaires, qu’elle ait l’énergie suffisante pour se prendre en main, qu’elle retrouve l’envie de prendre soin d’elle. Sans cesse il range derrière elle, sans cesse il fait la vaisselle qu’elle a laissée dans l’évier, sans cesse il fait des lessives car le panier à linge déborde.

 

Elle n’est même pas capable de faire ces gestes élémentaires pendant ses journées passées à la maison : mettre les vêtements sales dans la machine, la faire tourner puis les étendre… Sans cesse il nettoie le sol, sali par ses allées et venues à l’extérieur : elle sort sans arrêt pour fumer. Quand il est présent, tout du moins. Il sait qu’elle fume à l’intérieur, les fenêtres grandes ouvertes, les jours où il est au travail.

 

Elle fume, elle fume, elle ne peut s’en passer. Elle aime fumer, que ce soit nocif elle s’en fiche, du moment que pour elle cela soit un plaisir. Les paquets coûtent cher, le prix augmente ? Tant pis ! Elle réduit légèrement sa consommation si ses finances viennent à manquer puis s’y remet de plus belle dès qu’elle a une rentrée d’argent. Quand elle n’a plus rien, elle lui quémande, larmoyante, la valeur d’un paquet.

 

Elle touche une mince allocation chômage, environ quatre cents euros, lui a-t-elle dit. À raison d’un paquet par jour à sept euros l’unité, les comptes sont vite faits : (7 x 7) x 4 = 196, soit la moitié de ses maigres revenus. L’autre moitié est consacrée aux transports, à quelques courses, aux effets personnels… Et au reste.

 

Il pense à cette époque pas si ancienne où les femmes restaient à la maison pour s’occuper du foyer tandis que les hommes partaient travailler pour gagner l’argent du ménage. Personne n’y trouvait à redire, il y en avait assez pour deux. On pouvait louer un grand appartement, ce n’était pas les tarifs d’aujourd’hui !

 

Lui, avec son salaire d’aide comptable, il n’a jamais pu envisager d’autre logis qu’un studio, comme celui qu’il a actuellement. Tout seul, ça peut aller, ça lui suffit ! Mais à deux, avec cette femme qui lui rend la vie infernale, qui ne fait rien de ses journées, à part…

 

Faire un enfant ? Ils y avaient pensé. Ç’aurait été une solution transitoire, alliant l’utile à l’agréable. Un enfant leur aurait permis d’obtenir un autre appartement, avec un couloir, une cuisine, un salon, deux chambres, les WC et la salle de bains séparés, peut-être un balcon, ou une terrasse…

 

Attendre cet enfant, tous les deux. Qu’elle prenne soin de sa santé, qu’elle cesse de fumer et tout le reste. Puis s’occuper du nouveau-né, se consacrer tout entière à lui, oublier un temps ses recherches d’emploi, aimer pleinement ce petit être qu’ils auraient fait ensemble, fonder une famille… Mais ça n’a pas marché. Elle n’est jamais tombée enceinte, elle ne le souhaitait pas tant que ça, cet enfant avec lui, de toute façon. Égoïste, nombriliste, irresponsable.

 

Ce soir, il a peur. Il ne sait pas ce qui va l’attendre quand il ouvrira la porte en arrivant chez lui. Elle pourra être calme, câline, charmante. Elle l’aura peut-être attendu pour le dîner, la table sera mise, les bougies allumées, les plats prêts à réchauffer. Ou alors, elle sera encore en pleine création culinaire, la cuisine mise sens dessus dessous et elle tourbillonnant, en plein milieu, entre les plats, le four et les casseroles, apparemment contente de le voir.

 

Ce qui le mettra en alerte, cependant, ce seront ses questions. Ce n’est pas qu’il n’aime pas qu’elle le questionne, au contraire ! Par contre, si elle commence à lui poser et à lui reposer deux fois, trois fois, quatre fois, cinq fois les mêmes questions, sans vraiment écouter ses réponses, il saura que même si tout paraît à peu près normal, elle n’est pas dans son état normal.

 

Il se peut qu’il la trouve devant son écran d’ordinateur ou devant la télé, le regard dans le vague ou les yeux carrément fermés, quand elle n’est pas en train de ronfler bruyamment, complètement partie, déconnectée, jouissant d’un sommeil lourd, illusoire, artificiel. Son réveil en sera d’autant plus pénible.

 

Chez lui, ce n’est plus vraiment « chez lui ». Il s’y sent mal, sur le qui-vive, autant dérangé par sa passivité, son oisiveté, son inertie, que par ses phases d’agitation verbales, gestuelles, parfois violentes. Il n’en peut plus, de ce qu’elle lui inflige : la vie ce n’est pas ça !

 

Il sait qu’ils sont tous deux dans une impasse, qu’elle est en train de s’enfoncer, d’aller au fond du trou. Lui, il lutte constamment pour ne pas sombrer. Il a un mental fort, il tient le coup comme il peut. Il a tenté maintes et maintes fois d’inverser la tendance, de la faire revenir du bon côté, celui de la gaieté, des rires, des choses simples…

 

Un combat inutile, il s’en rend compte à présent. Cela dure depuis trop longtemps, c’est perdu d’avance ; ni rien ni personne ne pourra la faire changer si elle ne le désire pas elle-même. Et lui est coincé là, avec elle sur les bras, avec elle qui dégringole, qui l’entraîne avec lui, malgré tout, toujours un peu plus bas.

 

Un jour ou l’autre, il le sait, il lui faudra employer les grands moyens. Ça ne lui plaira pas, ça lui fera du mal, mais il n’a pas le choix. Tant pis pour elle. Il devra en passer par là : c’est la seule solution qu’il a trouvée pour sa propre survie.

 

 

6  Changements climatiques

 

Cet été, elle s’affranchit. Elle clôt un par un les dossiers en cours, elle le fera jusqu’au dernier. Elle partira ensuite d’un pas léger, avec sa petite valise à roulettes, jusqu’à l’aéroport où elle prendra l’avion pour Lisbonne.

 

Déjà, début juillet, elle avait rangé son appartement, l’avait agencé d’une autre manière, changeant un peu la déco, achetant de nouveaux rideaux pour le salon et la cuisine, un plaid orange pour le fauteuil, un autre plus grand pour le canapé, une housse de couette en promo, des taies d’oreiller…

 

Elle avait jeté nombre de papiers obsolètes, mis de l’ordre dans ses CD, dans ses livres, dans ses guides de voyage. Elle avait fait le tri dans ses affaires de classe : tout serait prêt pour la rentrée.

 

Le printemps et les prémices de l’été avaient été frais et pluvieux. Elle s’habillait de vêtements de demi-saison, il ne faisait pas assez chaud pour les tissus fins et légers. Elle n’avait donc changé sa garde-robe qu’au moment des grandes vacances, soit bien plus tard qu’habituellement.

 

Dans la foulée, elle avait remisé bottes, bottines, baskets fourrées, chaussons en peau de mouton…, dans les boîtes appropriées et mis à jour nu-pieds, sandales, tongs, escarpins, baskets en toile.

 

Elle avait entrepris un ménage approfondi de son appartement, avait dépensé de l’énergie dans le nettoyage des vitres qui commençaient vraiment à être sales, elle se promettait de le faire plus régulièrement. C’était tout de même plus agréable quand ça sentait le propre.

 

Elle prenait soin de ses plantes, tentait de faire refleurir des orchidées, secourait un pothos en détresse, arrosait toutes celles qui se trouvaient dehors, sur sa terrasse, ou contre le mur adjacent. Elle les rempotait si besoin, constatait avec joie que le laurier rose ferait beaucoup de fleurs cette année.

 

Elle avait arrangé son extérieur avec soin, pour le plaisir de jeter, de temps à autre, un œil sur son petit jardin quand elle était chez elle, assise face à l’ordinateur, devant les larges et hautes fenêtres d’où elle apercevait aussi les oiseaux, dans les arbres, à quelques pas.

 

Son blog, au fil du temps, était devenu son principal centre d’intérêt. Elle restait clouée, des heures durant, devant son écran. Elle écrivait des articles, publiait nouvelles, chroniques, souvenirs musicaux, récits de voyages… Elle sélectionnait des photos parmi toutes celles qu’elle prenait, anticipait sur ce qu’elle allait poster, cherchait en permanence de nouveaux thèmes, d’autres sujets de reportage.

 

Les choses commençaient à changer pour elle, c’était comme si elle se réveillait après un sommeil de deux longues années. Sûr, sa vie avait été remplie pendant toute cette période, elle n’était restée ni associable ni inactive, mais elle s’était fermée à tout genre d’émotions.

 

Il fallait que ça cesse, envisager la suite autrement qu’en bloguant. L’existence ne se résumait pas à photographier la réalité pour ensuite la balancer sur le net, la donner à voir à ceux qui voudraient bien y porter attention !

 

Elle avait décidé d’y mettre un terme, s’y préparait en douceur. Elle avait déjà choisi ses trois derniers posts : ceux de la trilogie de la maison. Cela lui permettrait de boucler la boucle, fermer la porte, jeter la clé, tirer un trait.

 

Elle se donnait encore la marge de trois publications avant l’arrêt définitif. L’objet serait à définir le long de ses vacances, de ses destinations, des photos qu’elle ferait.

 

Sa carrière de blogueuse avait duré une bonne décade, c’était amplement suffisant. Elle y verrait bientôt une délivrance.

 

 

7  Le passeur

 

Vous n’y êtes pour rien, dans cette histoire. C’est moi qui ai tout inventé.

 

Je me suis fait mon propre film, de A à Z : générique du début, décor survolé en panoramique, présentation des personnages, quelques flash-back, suspense et rebondissements multiples, nouvelle donne (tout s’explique), dernière scène inattendue, musique de fin choisie par mes soins, tumultueuse, sombre et acide…

 

Vous n’avez été qu’un personnage de fiction, revu et corrigé par ma fièvre créatrice, l’envie irrépressible d’écrire un beau roman pour l’été. Une histoire palpitante, haletante, dévorante, fleur bleue, à l’eau de rose, violettes impériales…

 

Je ne vous ai écrit que pour trouver grâce à mes propres yeux, ni plus ni moins. Pour voir aussi où tout cela pourrait mener. Qui ne tente rien, n’a rien ! Je vous ai donc écrit. J’ai espéré, j’ai attendu… J’ai eu tant de plaisir à vous lire en retour, à vous répondre, et ainsi de suite… Oui, pour mon seul plaisir.

 

Je vous posais des questions de telle sorte que vous ayez toujours matière à me répondre. Je n’avais plus qu’à attendre que vous vous manifestiez, une fois ma lettre envoyée. Car vous me répondiez toujours, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois.

 

Il s’est agi quelque part de « vraies » lettres, loin des Short Message System, des tweets ou des likes… Moi qui aime les envolées littéraires, langagières, lyriques et colorées, cela a été du bonheur de vous lire, d’entretenir avec vous cette correspondance.

 

Par cette relation épistolaire, vous m’avez permis de relancer mon envie d’écrire, lascive et paresseuse, ces derniers temps. Enfin, l’envie d’écrire pour moi. D’écrire mes propres textes, sans contrainte aucune, sans norme ni délai, sans sujet imposé. J’ai décidé de ne me consacrer qu’à « mon » écriture.

 

Ce texte est là, grâce à vous. Un peu tordu, certes, plutôt obscur... J’ai imaginé entre nous une rencontre impromptue, à l’arrache, pour pimenter l’affaire. Cadre urbain, climat estival, ambiance conviviale et festive, riche en échanges. Visages souriants, personnages hauts en couleur, éclats de rires, pas de danse endiablés, pas de deux arpentant les trottoirs, brin de conduite sur les boulevards, confidences, promesse de nous revoir…

 

Cet acharnement « littéraire » ne sera certainement que temporaire. L’écriture est un jeu cruel où il faut sans cesse se faire violence, rentrer dedans, taper là où ça fait mal, crever des abcès… Quand j’aurai épuisé tout ce que ma pauvre cervelle peut produire, j’hibernerai sans doute pour plusieurs mois.

 

J’en profiterai pour lire, réfléchir, m’enrichir, me ressourcer à la montagne. L’urgence créative me reprendra peut-être au printemps, qui sait ? Sur d’autres bases, des fondations toutes neuves, de nouvelles racines ; sur l’herbe repoussée plus tendre.

 

Pourquoi faisons-nous ces choses qui nous prennent du temps et nous isolent des autres ? Pourquoi se l’impose-t-on malgré tout ? Pourquoi ces belles journées d’été passées à l’ombre assis devant l’ordinateur, au lieu de bronzer au soleil avec un bon vieux bouquin à lire, se baigner en eau fraîche et gargouillante, se promener à la campagne en compagnie agréable ? Pourquoi le faire quand même, alors qu’il y a tant à profiter sur Terre ?

 

Eh bien bravo, c’est vous l’heureux gagnant, vous seul m’avez apporté la réponse : « On est parfois amenés à se demander pour qui, sinon pourquoi, on fait tout ça à part pour nous... Et la réponse est qu'heureusement il y a toujours des gens pour l'apprécier et à qui ça fait du bien par où ça passe, que ce soit à travers les yeux ou les oreilles :) »

 

Rien à rajouter, nickel chrome. Je ne doute plus de rien. Pour cela, je vous dis merci.

 

 

8  Sur la plage

 

Il revenait vers elle après sa baignade matinale, il faisait beau, c'était encore l'été.

 

Ils commençaient à peine leurs vacances. Retraités tous les deux, ils partaient volontiers en juin et en septembre, profitant ainsi du soleil du sud de la France, sans la foule ni les embouteillages.

 

Ils s'étaient levés, comme à leur habitude, aux alentours de sept heures. Ils avaient fait un copieux petit-déjeuner, disposant de toutes les commodités dans l'appartement qu'ils avaient loué pour une dizaine de jours. Un bon café, des tartines grillées, du beurre, du miel, de la confiture...

 

Ils avaient préparé leurs affaires de plage, pris leur voiture toute neuve pour se rendre en bord de mer, à quelques kilomètres de là. Elle avait étendu sa serviette, sorti un livre de son sac, tandis qu'il ajustait son masque et son tuba, nouvellement acquis. Puis il s’est dirigé vers la grande bleue, y plongeant sans hésitation.

 

L'eau était fraîche, mais pas glacée. Il avait nagé un bon quart d'heure, tout au plaisir de l'effort physique et de la découverte du milieu marin méditerranéen, grâce à son équipement dernier cri.

 

Maintenant il retournait vers la terre ferme, ses pieds se posaient sur le sable, il sortait de l'eau, ôtait son masque et son tuba, pensait déjà, tout frissonnant, à la douceur du drap de bain qui l'envelopperait tout entier et sécherait son corps. Il s'installerait sur la serviette qu'elle lui avait étendue près d'elle, il se réchaufferait sous les rayons du soleil, il commencerait peut-être une nouvelle grille de mots fléchés...


Il revenait vers elle après sa baignade matinale, il faisait beau, c'était encore l'été.

 

Il la voyait déjà qui agitait la main dans sa direction. Il avançait, ruisselant d'eau salée, épuisé, essoufflé, mais satisfait de sa longue baignade dans une mer claire et limpide. Arrivé à sa hauteur, il est tombé d'un coup, sur elle, de tout son poids, sans faire le moindre effort pour se relever.

 

Elle a d'abord cru qu'il plaisantait, qu'il lui faisait une mauvaise farce. Elle l'a repoussé en riant, mais son sang s'est glacé quand elle a vu son visage étrangement figé. Elle a crié, réclamant du secours à pleins poumons, mais il n'y avait rien à faire. Ce que lui a confirmé le médecin du SAMU, elle le savait déjà. Il venait de rendre son dernier souffle sur la plage de leurs vacances, une matinée ensoleillée de septembre.

 

« C'était sûrement son heure » avait-elle confié plus tard dans la soirée à ses enfants, venus en catastrophe dès qu'ils avaient appris la terrible nouvelle. Ils allaient la seconder dans toutes les démarches à accomplir. Personne n'est jamais prêt pour ce genre de choses, c'était si soudain...

 

Son cœur avait lâché. À presque soixante-seize ans, il n'avait jamais renoncé au sport, malgré des signes avant-coureurs qui auraient dû l'alerter. Il ignorait les médecins, il n'écoutait pas sa femme, il ne voulait pas se voir vieillir. Ses proches admiraient son rythme de vie sain et sportif, tous ces exploits qu’il réalisait encore, à son âge.

 

Pour elle, c’était le soir, puis au coucher, que son absence lui paraissait la plus insupportable. Elle pleurait à chaudes larmes, accablée de chagrin, meurtrie par le silence de leur grande chambre, rendue soudain si vide.

 

 

9  Voyage en ville

 

La cité tout entière était plongée dans le brouillard, il s’en aperçut en sortant de la gare, cela lui plaisait bien. Il se dirigea vers le centre d’informations touristiques, avec en projet d’acheter un plan détaillé de la ville et de ses îles environnantes. Il voulait avoir une idée d’ensemble, pouvoir s’aventurer plus loin.

 

Déjà des sons familiers taquinaient son ouïe, c’était agréable, il était content d’être revenu. Il trouva ce qu’il cherchait, une carte spéciale circuits pédestres dans la langue du pays, avec l’indication des trajets en bateau, d’une île à l’autre. Il se procura aussi le guide du festival d’art numérique, il comptait bien s’y rendre cette année encore.

 

L’hôtel qu’il s’était choisi cette fois-ci se trouvait un peu loin du centre, mais à une distance aisément faisable à pied. Ce serait l’occasion d’une belle promenade, tout au plaisir de la redécouverte. Traversant l’esplanade pour s’éloigner de la gare, il se dirigeait vers les vieux canaux qu’il saluerait bientôt comme de bons amis, content de les revoir, prenant de leurs nouvelles.

 

La ville l’étonnait de nouveau, la ville ne cesserait jamais de l’étonner, pensait-il. Il faisait froid, mais c’était agréable, il s’était habillé et chaussé en conséquence. L’ambiance hivernale qui régnait ici, joyeuse et animée, le ravissait. Il lui semblait que dans cette ville, les gens étaient plus heureux qu’ailleurs.

 

Après avoir pris possession de sa petite chambre sous les toits, accessible par des escaliers étroits, il était rapidement ressorti, voulant profiter au maximum de sa première journée.

 

La luminosité baissait déjà, la ville ne tarderait pas à s’illuminer, à se parer de tous ses feux, à briller de mille reflets. L’atmosphère brumeuse, cotonneuse, gommait les contours élégants des maisons, les arbres portaient fièrement leur frêle et noire silhouette, les briques rouges des ponts tranchaient avec le gris foncé des canaux.

 

Tandis qu’il marchait vers le musée d’art moderne, s’étant promis de le visiter aujourd’hui, il sentit quelques gouttes. Le temps allait-il changer ? Le brouillard, il aimait bien, mais la pluie… De sombres pensées l’assaillirent, il y vit un mauvais présage. Il se sentit déçu, il eut soudain des doutes.

 

Il oublia ses états d’âme une fois franchies les portes du musée, se laissant entraîner dans le tourbillon d’une exposition riche en couleurs et en mouvements. Lorsqu’il en sortit, à la fermeture, ce fut pour constater qu’il pleuvait franchement. Il frissonna.

 

L’eau faisait briller les allées, le ciel avait pris une teinte orangée, au loin scintillaient des guirlandes multicolores. Sous la pluie, dans la nuit, la ville restait belle, elle prenait de nouveaux atours, elle continuait à le charmer. Il se posa la question d’aller dès maintenant dans le quartier des prostituées, puis il prit conscience qu’il avait faim.

 

Il vissa son bonnet, attacha fermement sa capuche, bien décidé à affronter les gouttes, jusqu’à ce restaurant qu’il appréciait autant pour son accueil chaleureux que pour les spécialités locales qu’on y servait. C’était aussi un superbe endroit, ancien, typique, tout en boiseries. Il s’en délectait à l’avance ! Il verrait bien ce qu’il ferait après, lorsqu’il aurait le ventre plein.

 

Il avança vers les petits chalets, les hauts sapins illuminés, vit l’immense patinoire où des ombres glissaient, riaient gaiement, chantaient à tue-tête, se moquant éperdument de la pluie qui tombait. Il se dit que c’était ça, le bonheur de vivre.

 

C’était ce qu’il venait chercher ici, ce qu’il trouvait toujours. La ville était pleine de ressources, il n’en finirait jamais avec elle.

 

 

10  Le premier jour

 

Tout comme à Florence et à Venise, il avait ressenti un immense bien-être en descendant du train. Il arrivait de Milan par une ligne à grande vitesse, après une nuit passée en wagon-couchette depuis la gare de Lyon. Il avait laissé ses bagages à la consigne, ne gardant que le minimum sur lui dans un petit sac à dos, avec son appareil photo.

 

Foulant pour la première fois de sa vie le sol de Rome, ses pas l’avaient mené d’emblée vers les ruines antiques les plus proches de la gare, les thermes de Dioclétien. Il y avait passé tout le reste de la matinée, enchaînant sur le musée national romain, immense, puis l’église Sainte-Marie-des-Anges.

 

En ce début d’après-midi, il profitait d’une pause bien méritée avec sandwichs, verre de prosecco et tiramisu en dessert, à la terrasse d’un café surplombant la Piazza della Repubblica. De là où il était, sous les arcades de l’imposant bâtiment en hémicycle, la vue était imprenable, un grand panoramique ! Quelle joie, pour lui, d’être à Rome !

 

C’est alors qu’il l’aperçut, majestueuse, imposante, resplendissante. Sa couleur bronze attirait son regard, elle avait des reflets bleutés. Tout autour d’elle, un halo clair, lumineux, irisé. Elle murmurait, elle chantonnait, elle l’appelait irrésistiblement. Il lui faudrait bientôt aller à sa rencontre.

 

Après avoir fini son repas et bu un café americano, il traversa la place sans hésiter une seconde, pour rejoindre le terre-plein central. C’est là qu’elle se trouvait, rayonnante de beauté.

 

Elles formaient un quatuor parfait. Passant lentement de l’une à l’autre, il fut émerveillé par la grâce de leur corps dénudé, par leur féminité exacerbée, par l’insolence de leur jeunesse. Il pouvait les regarder comme bon lui semblait, s’approchant, se reculant, se décidant pour l’angle de vue d’une photo.

 

Il fit un deuxième, puis un troisième tour du bassin circulaire où elles posaient, de façon très expressive, en compagnie de créatures monstrueuses qui leur donnaient du fil à retordre. Au centre, plus haut, dans un bassin plus petit, un homme nu et musclé agrippait un dauphin, lequel crachait un jet d’eau généreux.

 

L’une saisissait fermement par la crinière un redoutable cheval marin, l’autre chevauchait un oiseau géant. La troisième, visiblement détendue, s’appuyait sur le dos d’une espèce d’iguane. Quant à la dernière, elle était carrément sexy, s’amusant follement avec un long et vigoureux serpent.

 

Alors, laquelle choisir ? La tête lui tournait, il était indécis. Elles étaient la perfection même, toutes les quatre ensemble. Joyeuses, joueuses, facétieuses, débordantes de vitalité. Toutes aussi envoûtantes, attirantes, désirables.

 

Plus tard, le soir, dans sa chambre d’hôte, en ouvrant son guide touristique, il apprendrait que c’étaient des naïades qui l’avaient tant charmé, et plus précisément des nymphes, protectrices des sources.

 

Il lut, avec un regard amusé, qu’elles firent scandale lors de l’inauguration, en 1901. On leur reprochait d’être nues, impudiques, lascives, provocantes. Mais elles étaient restées, une eau de source coulait là, l’eau de source de Rome, pas question de les déloger !

 

Ainsi, chacune de ces divinités avait sa symbolique : la nymphe de l’océan combattait le cheval marin, la nymphe du lac était représentée avec un cygne, la nymphe des rivières souterraines avec un dragon, la nymphe des fleuves avec un serpent… La maîtrise des forces de la nature exultait par l’homme empoignant son dauphin.

 

Il l’avait rencontrée sans vraiment la chercher, un peu par hasard. Le premier jour d’un voyage, il s’imprégnait avant tout des humeurs de la ville, allant ici ou là, au fil de son inspiration.

 

À la fontaine des Naïades place de la République, s’ajouteraient celle de la Pomme de pin au Vatican, la Barque sur la place d’Espagne, les Quatre Fleuves et son obélisque place Navone, l’incontournable fontaine de Trevi, l’irrésistible fontaine du Triton…

 

Il venait d’arriver à Rome, où mille et une splendeurs encore, l’attendaient.

 

 

11  La panne

 

John avait fini par s’endormir après s’être tourné et retourné des milliers de fois dans son lit étroit, au matelas inconfortable, à la couette bien trop mince pour la température qui régnait dans son studio.

 

Il n’avait pas connu la sensation de froid depuis longtemps. Son petit appartement bénéficiait, comme tous les autres de sa résidence, d’un système domotique particulièrement perfectionné. La température était toujours parfaite, anticipait sur ses besoins.

 

Ce soir-là, l’ordinateur central était tombé en panne, touchant aussi les immeubles d’habitation voisins, à ce que John en avait conclu, jetant un œil par ses fenêtres hermétiquement closes. Dehors, c’était le noir complet. Toute action de commande à distance sur son programmateur de bord s’était révélée infructueuse. Plus rien ne fonctionnait, blackout total.

 

Pourtant, tout avait bien commencé. Rentré chez lui à dix-neuf heures après une journée de travail comme toujours exténuante, il s’était servi un simple scotch avec deux glaçons, après avoir revêtu la tenue d’intérieur légère et élégante proposée par sa garde-robe électronique. Il connectait dans la foulée son équipement 3D, afin de participer à son émission interactive préférée : « Danse avec moi ».

 

Il s’était retrouvé instantanément dans une immense discothèque sans quitter son fauteuil relaxant, regardant les participants évoluer sur de la musique disco, avec jeux de lumières, faisceaux laser et boules à facettes.

 

Il s’y croyait vraiment ! Il s’apprêtait à se lever pour rejoindre les autres sur la piste (il y avait repéré quelques jolies filles) quand tout s’était brutalement interrompu, figeant les danseurs en pleine action, les faisant disparaître les uns après les autres, dans des grésillements et une légère brume bleue.

 

Les éclairages à variateur d’intensité s’éteignirent dans tous les coins de son studio parfaitement agencé, faisant place à une grise pénombre, avant que la lampe de secours, au halo jaunâtre, ne se mette en route.

 

John s’était rassis un peu trop rapidement dans son fauteuil, lequel avait stoppé ses actions massantes et était devenu dur comme de la pierre. Il se cogna la tête et poussa un cri de surprise. Depuis combien de temps n’avait-il pas eu mal ? Ressenti la douleur ?

 

La climatisation ultra perfectionnée était hors-service, une soufflerie s’était mise en marche et pulsait un air glacial. John frissonnait dans son fin costume du soir, les tiroirs de sa garde-robe refusaient de s’ouvrir, il n’avait même pas un pull et des chaussettes à se mettre. Non, personne ne méritait pas ça, pas lui, quelle tuile !

 

Pour un peu, il taperait son poing sur l’accoudoir du fauteuil, au risque de se blesser. Il était en colère contre cette foutue technologie quand elle se mettait à déconner. Il n’avait même pas une vieille bougie au fond d’un tiroir puisque tout feu, toute fumée étaient interdits ici.

 

Les services de maintenance devaient déjà être en branle, il leur faudrait vite rétablir la situation, comment passer la soirée, sinon ? Comme tout se commandait à distance, par différents réseaux, différentes sociétés, le bug serait peut-être difficile à localiser ? Ou alors, dans à peine deux minutes, tout redeviendrait comme avant ? Oui, il lui suffisait d’être patient, d’attendre tranquillement.

 

John n’éprouvait plus que très rarement de la colère. L’inquiétude, la frustration, la tristesse et autres émotions était bannies de son existence. Il prenait chaque matin son traitement d’antidépresseurs, parfaitement synchronisé avec son humeur du jour. Il était toujours calme, courtois, gentil, aimable, disponible, que ce soit au travail, en société, ou avec ses conquêtes d’un soir.

 

La vie lui semblait simple, facile, rassurante. Il naviguait entre son bureau de gestionnaire des comptes dans une tour en verre du centre administratif et son studio de haut standing ultra sécurisé en proche banlieue. Le soir, il participait aux soirées-discothèques de « Danse avec moi » sans avoir à sortir de chez lui, n’ayant pas beaucoup de distance à faire pour aller du fauteuil à son lit.

 

John se leva pour se servir un triple scotch qu’il avala d’un trait avant de s’en remettre un autre, sans glaçons, la porte de son réfrigérateur-congélateur s’étant auto-verrouillée pour éviter toute perte de froid.

 

En attendant la fin de la panne, le retour aux valeurs normales, habituelles, sécurisantes, il méditait sous la lumière couleur d’urine de l’éclairage de sécurité, dans son fauteuil inanimé.

 

La tête lui tournait, il était bien, il se mit à rire, comme ça, tout seul, alors qu’il ne se le permettait jamais. Il ne buvait jamais non plus autant de scotch en si peu de temps ! Il était modéré, raisonnable, il se devait de l’être : irréprochable.

 

L’ivresse montait en lui, ondoyante et dorée, elle réchauffait son corps, jusqu’aux extrémités. Elle l’aidait à chasser toutes ces mauvaises pensées, toutes ces angoisses engendrées par la panne, qui durait.

 

Après tout, ça lui changeait ses habitudes de se retrouver ainsi chez lui, dans des conditions minimales, en urgence maximale ! Il s’est souvenu avoir été scout dans son enfance, avoir dormi plusieurs fois à la belle étoile, avec le minimum vital. Minimales, maximale, étoile, vital… Il faisait des rimes, maintenant !

 

John se remit à rire, plus fort, aux éclats, à ne plus pouvoir s’arrêter, à rire comme un fou, sanglé au fauteuil de l’hôpital, à hurler de rire, avant de mourir sur la chaise électrique.

 

Cette vision l’a dessoûlé d’un coup. À son poignet, sa montre d’un autre siècle, reçue en héritage, indiquait minuit passé ! Il lui fallait dormir, avoir ce temps de récupération réglementaire, obligatoire, contrôlé par la médecine du travail.

 

Il se rendit à la salle de bains avec l’idée fébrile de prendre une douche chaude et bienfaisante, mais seul un fin filet d’eau tiède coulait du robinet du lavabo. Il s’était tout de même lavé minutieusement, s’était brossé les dents énergiquement. Il s’était senti mieux après.

 

Puis il avait entendu le message rassurant provenant de l’interphone central de communication. Les services de maintenance étaient à l’œuvre pour rétablir les fonctions domotiques défaillantes, tout serait remis en état pour six heures du matin. On s’excusait pour ces désagréments sans précédent, on souhaitait tout de même une bonne nuit à tous les résidents.

 

John n’avait jamais acheté de couverture ou de couette épaisse pour cet appartement. Quand il se mettait au lit, débarrassé de tout vêtement, la température se réglait en mode nuit, son mode nuit à lui, personnalisé selon ses critères. La petite couette lui suffisait, il dormait bien, il n’avait jamais trop chaud, ni trop froid.

 

Pas de senteurs bienfaisantes émanant de son oreiller lorsqu’il s’était couché. Pas de musique classique légèrement diffusée, ses morceaux préférés : sonates, concertos, symphonies, impromptus, berceuses… Le lit n’assurant plus ses fonctions décontractantes, il était aussi dur et inerte que le fauteuil qu’il venait de quitter. Il eut la crainte, alors, de l’insomnie.

 

Allongé sur le côté, en position fœtale, tentant de retenir le maximum de chaleur, enroulé dans la couette, tremblant des pieds à la tête, il avait fini par lâcher prise, à s’abandonner au sommeil.

 

Ce serait sans capteur de rêves, sans ce filet programmé à traquer les cauchemars, les visions, les mauvaises idées. Un univers enfoui allait refaire surface. John ouvrirait la porte interdite, accéderait au royaume de ses joies, de ses envies, de ses plaisirs, pendant les quelques heures qu’il lui restait à dormir.

 

 

12  La voix de la raison

 

« Le cœur a ses raisons, moi j’ai les miennes. » C’est, en conclusion de leur conversation téléphonique, ce qu’elle lui avait laissé entendre, avant de raccrocher brutalement. Il en était abasourdi. Tout ça pour ça ! Pour en arriver là ! Ben mon vieux !

 

Les choses avaient pourtant bien commencé, l’idée avait fait son chemin tout au long de l’été. Il était décidé à faire la démarche, il se sentait prêt.

 

Il avait d’abord choisi ses photos : l’une qu’il avait prise dans le miroir de sa chambre d’hôtel à Amsterdam en juillet, une autre sur le vaporetto vers Burano datant du mois d’août précédent, son autoportrait avec bonnet à Bruxelles, celui plus printanier de sa croisière sur la Seine pour les cinquante ans de son pote Alain, cet autre encore sur une péniche itinérante lors d’une virée avec son ami Karim dans les environs de Château-Thierry.

 

Les plus récentes étaient celles de son voyage au Portugal, mi-août, où il apparaissait souriant, bronzé, détendu. Il avait en avait retenu deux : celle où il posait avec en arrière-plan de chatoyants azulejos du monastère de Tomar, celle prise à Cabo da Roca au coucher du soleil.

 

Sur le site, on ne pouvait télécharger que deux photos à la fois par période de vingt-quatre heures. Ça lui laisserait le temps de réfléchir à ce qu’il souhaitait montrer de lui ou non. Il en avait finalement posté quatre : les trois de cet été et celle à Venise l’été dernier. Il s’y trouvait à son avantage.

 

Le 28 août à 19 heures 05, son inscription était validée par l’animatrice. Il lui faudrait attendre le lendemain pour que sa page apparaisse en ligne avec ses deux premières photos. En attendant, il pourrait poursuivre sa lecture des profils de toutes ces femmes « potentielles », en sélectionner quelques-unes...

 

Il avait consulté le site à de nombreuses reprises, avant de sauter le pas. Il en avait testé d’autres, gratuits eux aussi, mais n’avait conservé que celui-là, lui semblant plus « sérieux », facile à utiliser, d’un esprit convivial, respectueux.

 

Il avait ainsi regardé des centaines de pages, curieux de voir quelles femmes, mais aussi quels hommes de sa tranche d’âge, se lançaient dans l’aventure. Que recherchaient-elles, toutes ces personnes connectées ? Quelles étaient leurs motivations ? Que voulaient-elles vraiment ? Sans doute que parmi elles, il y aurait son coup de cœur…

 

Dès que son profil avait été en ligne, les messages avaient afflué, il en avait été grisé : on aimait telle ou telle photo de lui, on le trouvait bel homme, on voulait faire sa connaissance... Il visitait le profil de chaque dame puis répondait gentiment, engageant la conversation sur un sujet ou sur un autre, flatté qu’on s’intéresse à lui.

 

Ça avait souvent tourné court, se soldant par une demande de Skype ou d’un numéro de portable. Non, c’était trop rapide, il n’était pas chaud pour ce genre d’échange ! Ce n’était pas ce qu’il recherchait, pas maintenant !

 

Il s’était vite aperçu que la plupart de ses correspondantes utilisait un smartphone, et ce de façon maladroite, multipliant les erreurs : lettres répétées, lettres oubliées, signes bizarres, pas de ponctuation… Souvent, l’écriture était phonétique, il y avait même des mots qui manquaient… Quelle désolation !

 

Au bout d’à peine quelques jours de pratique, il avait déchanté, prenant conscience des limites. Ce ne serait pas la peine de se connecter tous les soirs, deux ou trois fois par semaine suffiraient amplement.

 

Il allait enlever de ses listes, au fur et à mesure, toutes ces personnes « indésirables » : ces femmes de moins de vingt-cinq ans qui s’imaginaient pouvoir le séduire, celles de plus de soixante ans aussi, celles qui étaient vraiment trop moches, abîmées par la vie, celles qui ne savaient pas écrire correctement, celles qui n’avaient rien à dire, celles qui voulaient se marier, celles qui avaient le feu aux fesses…

 

Il avait supprimé toutes ces conversations vides, stériles, imbéciles, tournant autour du pot. Il n’en avait conservé que quelques-unes, enregistrant les profils de ses correspondantes dans ses favoris.

 

L’une des plus abouties, des plus enrichissantes, des plus suivies, avait été celle avec De-Win. Ils avaient même évoqué l’idée d’un voyage en Irlande ou en Écosse, l’été prochain. Lui, comme pseudo, il s’était choisi Melon-Pizza.

 

De-Win était une grande brune aux cheveux longs, au regard doux, au sourire tranquille. Elle n’avait posté que deux photos d’elle, l’une visiblement prise à Barcelone dans le parc Güell, l’autre à la montagne, en hiver. Sur la première, elle était vêtue d’une petite robe élégante qui mettait ses formes en valeur. Sur la deuxième, elle posait en tenue de ski, au soleil, devant un chalet d’altitude.

 

C’était écrit dans son texte de présentation : elle recherchait un homme pour voyager, au sens propre comme au sens figuré. C’était simple, il suffisait juste de trouver la bonne personne, elle était certaine que quelqu’un l’attendait, là, sur le site… Elle habitait dans la région lilloise mais se rendait souvent à Paris, à Bruxelles ou au Royaume-Uni où elle avait de la famille. Elle avait la bougeotte, elle était très mobile, les distances ne l’effrayaient pas. Rien n’était loin pour elle, en quelques heures de train ou d’avion.

 

Ils avaient échangé sur différents sujets : leurs réalisateurs préférés, la série Fargo, les films des frères Coen, le groupe Led Zeppelin, la musique celtique, leurs lectures du moment… De fil en aiguille, elle lui avait parlé de son nouveau projet de randonnée pédestre itinérante. Elle souhaitait, cette fois-ci, être accompagnée d’un partenaire masculin, c’est d’ailleurs ce qui avait motivé son inscription. Elle pensait à l’Écosse d’Aberdeen à Glasgow, ou bien alors l’Irlande, de Belfast à Dublin.

 

Il répondit avec enthousiasme à cette proposition. Ça lui donnait envie, lui aussi marchait, certainement pas autant qu’elle, mais il aimait marcher ! Ça le changerait des voyages qu’il préparait seul, ils auraient un but commun, ils pourraient très bien s’entendre, qui sait ? Il émit le souhait de la rencontrer. Cela s’avérait nécessaire ! Qu’en pensait-elle, de son côté ?

 

Oui, les choses avaient pourtant bien commencé. Cela ne faisait pas un mois qu’il était sur le site et il avait décroché son premier rendez-vous. Il était très emballé à l’idée de voir De-Win, qui se prénommait Laureen il le savait maintenant, tout comme elle avait appris qu’il s’appelait Joris. Il lui avait proposé une rencontre à Paris, dans ce bistrot de la rue Montorgueil à l’excellente carte des vins. Ils pourraient y discuter tout à leur aise. Cette perspective la tentait-elle ?

 

Elle avait dit oui. Laureen avait dit oui ! Joris et Laureen, ça sonnait plutôt bien ! Attention, il était en train de se faire un film, là. Ça pouvait très bien ne pas coller du tout entre eux, qu’est-ce qu’il en savait ? Il allait néanmoins mettre son profil en veille, il n’avait pas l’esprit à converser avec d’autres prétendantes. Celle-ci lui suffisait amplement, pour l’instant !

 

Ils n’étaient pas passés par l’étape des conversations téléphoniques, préférant échanger des mails, se réservant la découverte du timbre de leur voix pour le jour de leur « vraie » rencontre. La date fixée arrivait à grands pas. Ils étaient tous les deux fébriles, leurs messages se faisaient plus intimes, ils avaient hâte de se découvrir, certains que le voyage était possible.

 

Oui, De-Win était aussi séduisante que sur ses photos, elle ne l’avait pas trompé sur la marchandise. Devant lui se trouvait la grande et belle femme de ses rêves, légèrement maquillée, un peu timide, du moins au début. Il était arrivé bien avant l’heure du rendez-vous pour avoir le plaisir de la voir entrer, le chercher des yeux, se diriger vers lui… Il aurait tout le loisir de la regarder, avant qu’ils ne s’adressent enfin la parole.

 

Laureen affichait fièrement ses quarante-cinq ans. Vêtue d’un blue jean serré, d’un pull marin large qui laissait entrevoir ses épaules sous ses cheveux lâchés, elle avait aux pieds des chaussures plates, en cuir, faites pour marcher. Elle lui avait plu tout de suite, avant même qu’elle ne s’assoit en face de lui et commence à parler. Il lui avait semblé que le trouble était réciproque.

 

Alors, après quelques verres de bourgueil accompagnés de tartines au saucisson beurre cornichons et au fromage de Brie, ils carburaient déjà à fond dans les projets, les confidences, les regards lourds de sens. Pour elle, c’était une évidence, Joris était l’homme de la situation pour ce fameux voyage qu’elle désirait tant faire à deux, l’été prochain. Pour lui, dans l’immédiat, la question était : « Chère demoiselle, que faites-vous ce soir ? » Avait-elle un train ou à un avion à prendre, pouvait-elle rester plus longtemps avec lui ?

 

Laureen était d’accord, plus tard elle fut câline, puis carrément coquine… Oh ! Laureen ! Il n’avait qu’une envie, étreindre encore son corps fougueux, mettre les doigts dans ses cheveux emmêlés, la saisir par la nuque, plonger en elle à nouveau, là, tout de suite. Oh… Laureen…

 

Quand il s’était réveillé dans le studio de la rue de Belleville que son copain François lui avait prêté le temps de son séjour, il était seul. Éclipsée, sa dame de cœur ! Elle lui avait laissé un petit mot sur la table de nuit, lui laissant présager d’autres heureux délices, avec son numéro de portable.

 

Les choses avaient pourtant bien commencé, pour Joris et Laureen. Enfin, pas très longtemps. Pas assez pour voir se réaliser leur projet de marche itinérante. D’ailleurs, ils n’avaient jamais tranché entre l’Écosse ou l’Irlande.

 

Il l’avait appelée plusieurs fois le lendemain de leur folle rencontre, mais sans succès. Le soir, elle lui avait envoyé un SMS où elle lui disait qu’elle était retenue à Londres, une affaire importante. Elle l’appellerait dès qu’elle serait disponible, elle l’embrassait. Elle lui demandait d’être patient, elle tiendrait sa parole.

 

Sa tendre nuit avec Laureen l’avait plongé dans un état d’euphorie qu’il n’avait pas connu depuis… soyons honnêtes… au moins dix ans. Ses aventures amoureuses s’étaient espacées, s’étaient faites de plus en plus rares, jusqu’à disparaître. Il se passait de sexe. Laureen était enjouée, adorable, désirable, il aurait voulu ne jamais la quitter. Ils étaient faits l’un pour l’autre, non ? Il ressentait le manque, là, au creux des reins, dans son bas-ventre. Il l’avait dans la peau, il l’avait trouvée.

 

Elle l’avait appelé, la semaine suivante, en début de soirée. Il avait passé des journées entières à attendre son appel, il commençait à désespérer ! Quelle joie de pouvoir enfin lui parler ! Où était-elle, que faisait-elle, quand pourraient-ils se revoir ? Laureen lui dit de but en blanc que ça lui faisait plaisir d’entendre sa voix, mais que ce serait la dernière fois.

 

« Pourquoi, la dernière fois ? » lui avait-naïvement demandé. « Eh bien, devine ! » Il lui avait demandé de s’expliquer, il ne comprenait pas… Elle lui avait alors répondu sans faire de détour. Elle avait rencontré quelqu’un d’autre, elle avait mis du temps à le trouver, mais cette fois-ci, c’était le bon, elle en était sûre. Elle partait avec lui, dès cet automne, pour un trek dans la cordillère des Andes.

 

Il avait tenté de la retenir, lui faire entendre la voix de la raison, il était vraiment mordu… Il avait tant aimé ces délicieux moments avec elle, il en voulait encore ! C’était bien, non ? À mesure qu’il lui parlait, il s’emballait, il s’enflammait, il lui suppliait de la revoir, de lui donner sa chance, son cœur ne battait que pour elle… Puis il réalisa que tout effort serait vain. Elle avait été claire, non ? Il ne faisait pas le poids face à l’Aconcagua, il lui faudrait s’incliner, encaisser la défaite.

 

Il s’excusa de s’être ainsi emporté, ce n’était pas dans ses habitudes, il avait manqué de tact…

 

C’est alors que Laureen avait eu cette phrase cinglante, avant de couper court à leur discussion. Sale égoïste, petite garce, vile ignorante ! Joris aurait tant eu d’amour à te donner !

 

Il allait devoir réactiver son profil sur le site, actualiser son texte de présentation, changer ses photos.

 

 

13  Les grands espaces

 

Son radio réveil avait rendu l’âme un beau matin et il n’avait pas éprouvé le besoin d’en racheter un autre. Il pouvait très bien s’en passer. Il se réveillait dorénavant avec son téléphone portable, programmé pour sonner à six heures, du lundi au samedi. Il s’accordait une grasse matinée le dimanche, quand rien ne l’obligeait à sortir.

 

En ce mois de janvier extrêmement froid où les températures ne dépassaient pas le zéro degré, ses réveils avaient été de plus en plus longs, pénibles, difficiles. Tiré d’un sommeil lourd et profond par la sonnerie électronique, il appuyait sur la touche de répétition pour s’octroyer quelques minutes de sommeil supplémentaires. Il recommençait une fois, puis deux ou trois, avant d’abdiquer et de s’extraire, contraint, résigné, du lit chaud et moelleux.

 

Ainsi commençaient ses journées d’hiver, avec du retard sur son timing habituel. Il devrait accélérer le rythme alors qu’il n’était pas bien réveillé, renoncer à l’un ou l’autre de ses rituels matinaux car le temps pressait, il n’aimait pas ça. Il se promettait de se lever le lendemain dès la première sonnerie, pour éviter d’avoir à courir, déjà, si tôt. Il n’y parvenait pas, l’envie de rester encore un peu dans la moiteur du lit était plus forte. Il ne lui restait qu’à attendre le prochain dimanche pour dormir tout son saoul.

 

Au cours de ce mois interminable, il était parti plusieurs fois de chez lui trop tardivement pour être pile à l’heure à son travail. Les routes glissantes l’avaient forcé à rouler lentement. Prenant les choses avec philosophie, il avait opté pour la prudence : une poignée de minutes de retard valaient mieux qu’un stupide accident. À son supérieur qui l’attendait montre en main devant son bureau, il avait évoqué les embouteillages, plus nombreux encore en cette mauvaise saison.

 

Un lundi matin, son patron l’avait appelé pour  lui demander de bien vouloir se rendre à sa place à un rendez-vous chez des clients. Il avait un empêchement de dernière minute, il lui faisait confiance, il connaissait le dossier, il s’en tirerait très bien. C’était prévu à huit heures quinze, il le remerciait d’avance pour sa ponctualité.

 

Il venait juste de démarrer sa voiture quand son portable avait sonné. Il aurait dû se trouver sur la route depuis longtemps, il allait être sacrément en retard pour le rendez-vous ! Aux clients compréhensifs, il mit en cause les ralentissements, particulièrement fréquents en cet hiver rigoureux.

 

Mercredi soir, avant d’éteindre la lumière, il avait vérifié que son téléphone était bien programmé pour sonner le lendemain, à son heure habituelle. Il avait réenregistré les données avant de se glisser sous les draps, tout en soupirant d’aise. Il s’était endormi très rapidement.

 

Il émergea d’un épais brouillard, mit du temps à reprendre conscience. Quel jour étions-nous, peut-être bien dimanche ? Et quelle heure était-il ? Il faisait nuit dehors, son réveil ne s’était pas manifesté, il n’était donc pas encore six heures… Il avait un peu de répit avant d’affronter son jeudi, car on était jeudi, il s’en souvenait, maintenant.

 

La sonnerie qui, plus tard, le tira brutalement du sommeil n’était pas celle du réveil, mais celle d’un appel, il savait faire la différence. Il se saisit du portable posé à côté de lui, vit sur l’écran que son patron cherchait à le joindre et qu’il était huit heures. Que faisait-il encore au lit à une heure pareille, réveillé par son supérieur hiérarchique, qui plus est ?

 

Il décrocha, bien obligé, se sentant terriblement fautif d’en être arrivé là, ne pas se réveiller pour aller à son travail. Urgence, il y avait urgence ! Le conseil d’administration exceptionnel était prévu à huit heures trente, on s’étonnait qu’il ne fût pas déjà dans son bureau pour finaliser les dossiers prévus à cet effet… Était-il encore coincé dans l’un de ces carambolages provoqués par le froid polaire ? Avait-il heurté un loup, un ours, un renne ?

 

Il n’eut pas d’autre choix que celui de la franchise, alors il expliqua brièvement la situation. Il avait sûrement fait une erreur de manipulation dans la fonction réveil de son téléphone, cela ne lui était encore jamais arrivé, il en était profondément désolé, il serait en retard, il allait faire au plus vite…

 

Dur de faire vite, lorsque l’on est à moitié réveillé ! Il appuya sur le bouton de la cafetière préparée depuis la veille, alluma son ordinateur portable, passa rapidement dans la salle de bain, but son bol de café tout en s’habillant, but le deuxième en consultant ses messages professionnels… Urgence, il y avait urgence ! Avant de partir, il refit tout de même rapidement son lit, il n’aimait pas trouver le désordre le soir quand il rentrait chez lui.

 

Il avait la chance d’avoir un parking abrité, évitant tout dépôt de givre sur sa voiture. Il les voyait, le matin, tous ces malheureux grattant frénétiquement leur pare-brise ! Lui n’avait pas à s’en soucier ! L’ordinateur de son véhicule affichait huit heures trente et une température extérieure de moins cinq degrés. Il s’engagea dans sa rue, blanchie par le gel, puis tourna à droite en direction des grands axes. La réunion commencerait sans lui, c’était inévitable.

 

Il faisait jour et ça, c’était inhabituel pour lui, à cette époque de l’année. Passé le mois de novembre et jusque mars, il conduisait de nuit, pour aller au travail et pour en revenir. Il prit son réveil ô combien tardif comme une chance, finalement.

 

Le temps de son trajet, il pourrait s’évader un peu du train-train quotidien, voir la vie autrement qu’une nuit sans fin… Il n’avait pas pris de congés pour les fêtes de fin d’année. Et comme cette fois-ci elles tombaient un dimanche, il n’y avait rien gagné. Il s’était juste reposé, n’avait rien fait de spécial.

 

Il conduisait dans le silence de l’habitacle, n’ayant pas jugé utile de mettre de la musique, encore moins les infos. Le ronron du moteur berçait agréablement ses oreilles, l’air chaud le maintenait dans un cocon rassurant. Son retard impromptu lui donnait l’occasion de voir le paysage environnant autrement que dans les phares de sa voiture ! La nature qui se déroulait devant ses yeux, ce matin-là, était d’une pureté cristalline.

 

Autour de lui, scintillaient des splendeurs hivernales, enveloppées d’une brume légère. Le soleil diffus perçait les fins nuages, apparaissait ici ou là le bleu du ciel… Il roulait lentement, contemplant le spectacle qui s’offrait à lui. Il se sentit d’humeur joyeuse, légèrement euphorique. Il aimait ce décor glacé, sa beauté figée, son côté fragile, éphémère.

 

Avant d’arriver au rond-point qui lui permettrait de rejoindre la bretelle d’autoroute, il mit son clignotant à droite et s’engagea sur un chemin goudronné couvert de givre, menant à un village qui, paraît-il, valait le détour. Il roula lentement sur une centaine de mètres, se gara sur le bas-côté, mit ses avertisseurs, sortit de sa voiture pour embrasser du regard les rayonnements du soleil levant. Les hautes silhouettes des pylônes se découpaient dans un paysage saturé de blancheur.

 

C’était magnifique ! Toutes ces merveilles méritaient quelques prises de vue, un tel panorama ne se représenterait pas de sitôt ! Il lui fallait immortaliser ce moment unique ! Il retourna à sa voiture pour y chercher son appareil photo, il l’avait toujours avec lui. Après quelques clichés dont il se sentit satisfait, il redémarra et continua tout droit en direction du village. La route étroite était en sens unique, il y en aurait sûrement une autre, là-haut, pour redescendre vers l’autoroute.

 

Il alluma son lecteur numérique, le mode lecture aléatoire se mit à jouer « Harley Davidson » chanté par Serge Gainsbourg, la version reggae. Il se mit à tapoter sur le volant, suivant le rythme entraînant, s’extasiant sur la qualité des choristes, celles de Bob Marley, excusez du peu… Il se sentait comblé, le plus heureux du monde.

 

L’annonce d’un appel manqué le tira de ses considérations esthétiques et musicales. Il prit alors conscience de l’heure qui s’affichait sur son tableau de bord. Urgence, il y avait urgence ! Il allait certainement commettre une folie… Il éteignit son portable. Le conseil d’administration extraordinaire se passerait de lui aujourd’hui.

 

Il commencerait par visiter ce village haut-perché, surplombant la vallée. On y avait une vue superbe, c’est ce qu’on lui avait dit, il n’avait jamais pris le temps d’y aller. Eh bien c’était le moment ! L’occasion faisait le larron ! Au point où il en était, il serait bientôt le dindon de la farce ! La musique continua avec Jim O’Rourke, le fameux premier titre de l’album Eureka, un « Women of the World » pétri de quiétude et de sérénité, pur moment de délice.

 

Il trouva rapidement à stationner sur la place de l’église, il n’y avait pas grand monde à cette heure-ci. Il se couvrit chaudement, passa la sangle de l’appareil photo autour de son cou, ferma sa voiture avec sa clé électronique, sans aucun regret pour ce qu’il était en train de faire.

 

Ça couvait en lui depuis longtemps, de toute façon. C’était écrit quelque part qu’il finirait par péter les plombs, un jour ou l’autre. Trop de pression, une surcharge de travail, le dimanche n’étant pas suffisant pour décompresser… Il était épuisé.

 

Il se dirigea vers le porche de l’église qui abritait sous ses voûtes, disait-on, une charpente en bois peinte du XVIe siècle très bien conservée, ainsi qu’un retable sculpté de toute beauté. Il passerait la journée entière ici, déjeunant dans un charmant bistrot, savourant une cuisine généreuse, traditionnelle, servie avec la cuvée du patron. Ça le changerait de ses sandwichs pris sur le pouce ! L’après-midi, il contemplerait les villas majestueuses en pierre de taille, il ferait le circuit des remparts qui le mènerait aux ruines du vieux château…

 

En remontant dans sa voiture, il sentit qu’il avait franchi le pas. Il n’y aurait plus de retour en arrière. Il songea aux grands espaces, aux imprévus, à l’aventure, à un voyage qui ne serait pas forcément très loin, mais qui lui ferait voir du pays. Il partirait dès ce soir, il allait repasser chez lui et préparer une valise.

 

Pour deux ou trois jours, se disait-il. Il ne savait pas encore que sa fugue serait longue, qu’il traverserait les frontières, les unes après les autres. Il en ressortirait neuf, lucide, aguerri, avec un regard différent sur le monde. Il serait un autre homme. Alors, il commencerait à écrire.