1 - Les habits du dimanche

2 - Chez les Flamands et les Wallons

3 - Connexions

4 - Une histoire d’amour

5 - Ce matin-là

6 - Joyeux Noëls

7 - L’invitation

8 - Un dimanche au musée

9 - Le naufragé

10 - Une soirée contrariée

11 - Simon

12 - Une halte à Angers

 

 

 

1  Les habits du dimanche

 

Ce soir-là, il s’était particulièrement bien habillé. Jean noir de marque, pull moutarde chiné, veste grise à fines rayures, chaussures de sport en cuir… Il voulait paraître à son avantage, il voulait être beau, il voulait séduire. En fin d’après-midi, en quittant son travail, il était allé chez le coiffeur et en était sorti métamorphosé. Un homme neuf, un autre homme.

 

Rentré chez lui, il s’était longuement douché, évitant de mouiller ses cheveux, légèrement hérissés, fixés avec du gel. Il avait tenu à ce que sa nuque soit passée à la tondeuse, les tempes, aussi. Il trouvait le changement parfaitement réussi.

 

Après la douche, une fois essuyé, il s’était copieusement arrosé de son eau de toilette du moment : « Les habits du dimanche », aux fragrances épicées, excitantes. En sous-vêtements devant le lavabo, il s’était rasé pour la deuxième fois de la journée. Il voulait être impeccable, nickel, irréprochable.

 

S’observant dans le miroir de la salle de bain, son visage débarrassé de la mousse et tonifié à petits coups d’after-shave, il s’était trouvé beau, avec ses cheveux brun foncé, bien coupés, légèrement ondulés, avec son teint d’homme méditerranéen pour rester dans le socialement correct, autrement dit sa jolie gueule d’Arabe, pour parler sans détours.

 

Des détours, il n’en avait pas pris avec Abdel, rencontré le week-end précédent dans un bar branché du Marais. Ils avaient commencé par discuter au comptoir, s’échangeant des regards qui en disaient bien plus qu’un long discours. Après plusieurs mojitos bien dosés, ils s’étaient retrouvés sur le trottoir, sans intention de se quitter.

 

Il avait proposé à Abdel de poursuivre la soirée chez lui. Son scooter était garé là, tout près, et il avait deux casques. Abdel, lui, était venu à pied, de République. « Je suis libre comme l’air, emmène-moi au Paradis ! » lui avait-il glissé à l’oreille, avant de monter à l’arrière du scooter et de passer ses bras forts et musclés autour de sa taille.

 

Ces prémices annonçaient une nuit d’amour haute en couleurs, en sensations fortes ! Ils s’étaient donnés l’un à l’autre, sans retenue, le courant passant extraordinairement bien entre eux. C’était à la fois tendre et sauvage, la complicité était venue instantanément, une vive étincelle, un feu d’artifice du 14 juillet. Alors, Slimane avec Abdel ? Pourquoi pas ?

 

Abdel était parti au petit matin, ni l’un ni l’autre n’avait dormi ! Il devait passer à son domicile (une chambre sous les toits, petite mais bien aménagée) pour se doucher et se changer, endosser sa tenue de travail : un costume sombre et bien coupé, une chemise blanche sortant de chez le teinturier, une cravate impeccablement nouée, des chaussures bien cirées, à la semelle épaisse, souples et confortables.

 

Abdel était vigile dans la galerie commerciale de la Porte de Bagnolet et prenait son poste, ce samedi-là, à huit heures trente précises. On ne tolérait aucun retard. Il avait beau avoir fait de hautes et brillantes études en sciences économiques et sociales, il n’avait pas encore trouvé un emploi correspondant à ses compétences, avait-il confié à Slimane. Il enrageait.

 

« Je suis né en France, de parents français, dans un milieu modeste mais cultivé, ouvert sur le monde. Je suis allé à l’école publique, laïque et républicaine, dans la petite ville de province où nous habitions, mes parents, ma sœur et moi. J’ai toujours été un bon élève, au collège, au lycée, à la fac. J’ai été apprécié pour mon sérieux pendant mes stages en entreprise, on disait que je faisais du bon boulot. Mais maintenant, pour trouver un vrai job…

 

Je suis Français, je veux vivre et travailler en France, mais j’ai le tort de m’appeler Abdel Diakate et d’avoir la peau noire. On s’en fout que j’ai bac + 6, la seule chose qui se monnaye c’est ma carrure athlétique, mes quinze ans de judo et autres arts martiaux !

 

Je me donne encore un an pour trouver un poste en rapport avec mon niveau d’études, à Paris ou en province, en tout cas dans une grande ville… Sinon, peut-être que l’on voudra d’un nègre diplômé quelque part en Afrique ou ailleurs, sur un continent ou sur un autre… Je vais bien finir par trouver une boîte moins dans les préjugés, le racisme, l’intolérance. Ça doit bien exister, non ? »

 

Slimane avait écouté avec émotion la tirade de son nouvel ami, il comprenait. Pour lui non plus les choses n’avaient pas toujours été faciles. Né dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil, de parents algériens fraîchement débarqués de leur village, il avait passé une enfance relativement paisible entre l’école, le centre de loisirs, le stade de foot, la forêt de Bondy.

 

Il était l’aîné de la famille. Viendraient bientôt deux sœurs, deux frères, une autre sœur. Son père et sa mère avaient appris le français de façon tout à fait correcte, mais ils parlaient et lisaient l’arabe à la maison. Ils pratiquaient l’Islam, c’étaient de bons musulmans, ils avaient transmis à leurs enfants la tolérance, l’amour du prochain, le respect des autres, les valeurs humaines.

 

Slimane avait commencé à souffrir au cours de son année de 4e, lorsqu’il avait pris conscience de son attirance pour les garçons, de son envie irrépressible d’aller vers ceux qui lui plaisaient, quitte à se prendre une veste ou pire, un poing dans la gueule, voire un lynchage en règle au retour du collège.

 

Après la 3e, il avait quitté la banlieue parisienne pour une école de formation aux métiers de la boulangerie-pâtisserie, loin de chez lui, de sa famille. Il aimait ça, il était doué, il avait obtenu avec succès tous ses diplômes et commencé à travailler dans de grandes villes du Sud. Il avait pu y mener une vie sexuelle et amoureuse plutôt épanouie, selon sa convenance.

 

Une opportunité avait fait monter Slimane à Paris il y a six mois, pour superviser l’ouverture de deux salons de thé spécialisés dans les séries télévisées, deux lieux centraux, bien situés, facilement accessibles en métro. Avec le job il avait eu aussi l’appartement, un 60 m2  dans le nouveau quartier du XIIIe arrondissement, des commerces à proximité et une vue imprenable sur la Seine, un sacré confort personnel.

 

Slimane Ben Bachir, 27 ans, coordinateur de l’ambitieux projet « Patty Séries », s’apprêtait à sortir pour revoir Abdel Diakate, rencontré la semaine dernière. Au-delà de leur entente physique, ils avaient des affinités, à n’en pas douter. Abdel lui avait parlé d’un café sympa, rue de Charonne. Il l’attendrait là, pour vingt et une heures.

 

Slimane démarra son scooter et confiant, souriant, se dirigea vers le quai de Bercy en direction de Bastille. Il avait hâte de revoir son amant. Il faisait étonnamment doux, ce vendredi 13 novembre 2015. Un temps à s’asseoir en terrasse, à boire des cocktails, à s’amuser, à profiter de la vie.

 

 

3  Connexions

 

Les réseaux sociaux interplanétaires avaient, cette fois encore, très bien fonctionné. Il y avait eu des milliards et des milliards de connexions, bien au-delà du système solaire. Tous participeraient à l’événement. Oui, ils en seraient. Ils descendraient dans la rue pour crier leur colère.

 

Depuis le résultat des élections au Grand Conseil (le taux de participation avait été extrêmement faible, à peine dix pour cent) et l’arrivée au pouvoir des nouveaux dirigeants, tout avait changé rapidement : des mesures répressives furent prises de but en blanc, des lois draconiennes entrèrent en vigueur du jour au lendemain… La sécurité renforcée, les arrestations et les exécutions sommaires multipliées, les emprisonnements arbitraires dans des camps de travail … Les libertés disparaissaient au profit de la terreur et de la désolation.

 

Devant leurs écrans, les citoyens qui n’avaient pas voté s’en mordaient maintenant les doigts. Personne ne croyait plus en rien, alors pourquoi donner son avis ? Qu’est-ce que ça changerait, de toute façon ? Tous les mêmes, ces politiques, tous des pourris !

 

C’était trop tard, il aurait fallu réagir pendant qu’il en était encore temps, avant que ce régime totalitaire aux pouvoirs titanesques ne prenne les rênes et ne transforme la Terre et les autres planètes en chaos monstrueux.

Les milliards d’êtres connectés avaient répondu qu’ils participeraient, ce serait le plus grand rassemblement jamais connu en cette ère. Tout ce monde endormi se réveillerait enfin, plus résolu que jamais. C’en était trop ! Des milliards d’anonymes à la révolte jusque-là contenue sortiraient de chez eux pour se joindre aux autres, pour manifester contre ce gouvernement militaire qu’ils n’avaient pas choisi, dont ils ne voulaient plus !

 

Ils rêvaient à présent d’une vie plus juste, ils réinventeraient la démocratie, créeraient des organisations où tout le monde pourrait s’exprimer et agir… Partout on ferait la fête, on boirait beaucoup, on s’essaierait à des substances diverses. On se rencontrerait, on échangerait, on débattrait, on s’aimerait peut-être. On sortirait les tables et les chaises de sa maison, on partagerait ses repas, on improviserait d’immenses et généreux banquets, on installerait des tentes, des matelas, des réchauds. On vivrait dehors, libre de toute contrainte.

 

La contestation festive, spontanée, populaire, aurait duré sept jours. Sept jours seulement. Puis des représailles particulièrement meurtrières auraient balayé l’utopie, auraient mis de grands coups de pieds dans la fourmilière, auraient pulvérisé les espoirs d’une humanité finalement peu combattive, déjà moribonde…

 

Les pertes furent innombrables, les massacres ignobles, les violences abjectes, des villes entières détruites. Les survivants, choqués, anéantis, meurtris à jamais, s’en retournèrent chez eux sans broncher. Ils fileraient droit maintenant, ils suivraient comme des moutons. Ils prieraient Dieu, ils ne s’opposeraient plus à rien, ils auraient peur. Tout irait bien dans le meilleur des mondes.

 

Ils retrouveraient leurs écrans, à présent truffés de messages de propagande, d’informations officielles, de photos et de vidéos des dernières pendaisons, écartèlements, décapitations et autres atrocités sans nom. « Voilà ce qui t’attend si tu désobéis. » Les réseaux sociaux ayant été démantelés, il leur faudrait en créer d’autres, cryptés, discrets, indécelables. Ce serait bientôt l’heure de la désobéissance, de la dissidence, de la clandestinité.

 

 

2  Chez les Flamands et les Wallons

 

Voilà, j’y étais. Le 25 décembre 2015 à onze heures du matin, je déposais mes bagages à mon hôtel, très facile à trouver à partir de la gare, puis je partais en balade en remontant Warmoesstraat, destination le petit café où j’aime bien aller lorsque j’arrive ici. Place De Dam, Koninklijk Paleis, Raadhuisstraat, Singel, Herengracht…

 

Après, j’avais décidé d’aller à la Synagogue Portugaise en suivant Singel et son marché aux fleurs, en traversant l’Amstel et ses superbes points de vue. Je m’étais renseignée : elle accueillait le public en ce jour de Noël et le musée de l’histoire juive, tout proche, aussi. Je savais largement comment passer mon vendredi après-midi.

 

J’apprends nombre de choses sur la religion juive au cours de mes visites grâce à l’audioguide, compris dans le prix du billet. Ainsi, dans cette synagogue, il n’y a pas une once d’électricité, seules les grandes fenêtres apportent de la lumière et un peu de chaleur ; on s’éclaire grâce aux bougies suspendues aux grands lustres, aux cierges dans les chandeliers.

 

Lorsque je sors du musée, il fait déjà presque nuit. J’en sais un peu plus encore sur l’extermination des Juifs quand les Nazis occupaient les Pays-Bas. J’apprends l’existence du camp de regroupement et de transit de Westerbork avec tous ses baraquements et ses quais parfaitement aménagés direction la mort, et de l’ancien théâtre Hollandsche Schouwburg où l’on a parqué les gens dans des conditions abominables. C’est maintenant un mémorial, je m’y rendrai le surlendemain.

 

Pas question d’aller tout de suite à l’hôtel, je m’offre une petite pause dans un café choisi au hasard, avant d’aller sur Rembrandt Plein où il y a trop de monde pour moi, trop de chalets de Noël. Je continue sur Herengracht où je vois les premières sculptures lumineuses du Light Festival, l’une des autres raisons pour lesquelles je suis venue à Amsterdam en plein hiver. J’en verrai plus le lendemain soir. Je suivrai le parcours nocturne, m’enthousiasmant, ici et là, sur la beauté des œuvres de lumière.

 

Je marche tout au long de Haarlemerstraat, je regarde les vitrines artistiquement décorées, les façades aux céramiques ouvragées. Je prends un canal « parallèle » que je connais déjà, Brouwersgracht, pour retourner vers le centre. Je ferai un tour dans le Quartier Chinois et dans le Quartier Rouge, à deux pas de mon hôtel, avant de monter dans ma chambre.

 

Ce fut une belle journée de Noël, très réussie, telle que je la voulais, ailleurs qu’en famille. Et aux Pays-Bas, comme le Lendemain de Noël est aussi un jour férié, j’apprécierai le calme, le charme et la douceur de vivre d’Haarlem, où je me rendrai en train, à peine une demi-heure depuis Centraal Station.

 

J’aime prendre le train, j’aime voyager en train, arriver dans une gare, y prendre mes repères, découvrir une ville à partir de sa gare. Je serai de nouveau comblée en prenant le train pour Bruges, depuis Bruxelles, en marchant dans la gare jusqu’à la sortie, avec les mêmes émotions qu’en arrivant à Venise, l’été dernier.

 

Bruges, 28 décembre 2015, dix degrés au-dessus de zéro, soleil doré, vaporeux, rasant tout au long du jour : c’est sublime, forcément ! Minnewater, le béguinage, les quatre moulins à vent, le Café Vlissinghe, la place Jan van Eyck, le beffroi, le Markt, ses calèches et ses baraques à frites, l’église Notre-Dame, l’hôpital Saint-Jean, le quai du Rosaire, cet air de printemps…

 

Bruxelles, 29 décembre 2015, direction place du Jeu de Balle, où je compte m’offrir un petit-déjeuner dans l’un ou l’autre de ses cafés typiques. Ce sera Chez Aline, au franc parler bruxellois mélangeant le français et le flamand, avec tartines beurrées et fromage, plus deux cafés noirs. La célèbre place du Jeu de Balle, quartier des puces et des antiquaires, à ciel ouvert, les objets posés par terre : Tintin y  achète une maquette de bateau, dans « Le Secret de la Licorne », tandis que les Dupont-Dupond tentent d’y arrêter des pickpockets.

 

Je me dirige vers le Palais de Justice qu’on ne peut pas louper, vu sa taille très imposante et sa situation en hauteur. Je m’octroierai une visite libre et gratuite, après le passage d’un portique sécurisé comme dans les aéroports. J’évoluerai dans les longs couloirs et les grands escaliers, je parcourrai des salles immenses, entreverrai les tribunaux, dans des senteurs de bois ciré et de vieilles pierres.

 

Je descends vers le Palais Royal, la place du Musée, je prends des photos, je fais du tourisme. Prise par mon élan, je traverse le parc de Bruxelles jusqu’à la rue des Lois. Je décide de la remonter jusqu’au parc du Cinquantenaire et sa célèbre porte. Une bonne trotte !

 

Je traverserai le quartier européen, je verrai qu’à côté du Pavillon Horta se trouve la Grande Mosquée, je prendrai cette même rue des Lois en sens inverse, jusqu’au café 1900 À la Mort Subite où je m’offrirai une Kriek à la pression accompagnée de dés de fromage jeune… Une pause appréciée et bien méritée !

 

Il faut tout de même que j’aille sur la Grand-Place, que je me balade dans le centre historique ! Je passe par les Galeries Saint-Hubert, et là… J’en prends plein la vue, une fois de plus ! Tous ces joyaux architecturaux réunis ici-même ! Les festivités se préparent, pour le 31. Bien avant la place de la Bourse, le boulevard Anspach est fermé à tous véhicules à moteur, réservé aux piétons, aux cyclistes, aux animations de rue, jusque bien après la place de Brouckère.

 

Le lendemain, j’irai à Jette par le tram 51, pour visiter la maison où René Magritte a vécu avec sa femme Georgette de 1930 à 1954, rue Esseghem, 135. C’est très impressionnant de voir leur salon, leur chambre, la « salle à manger-atelier », la petite cuisine, la salle de bains, le Studio Dongo au fond du jardin pour les « travaux imbéciles » (projets de publicités) et les réunions entre surréalistes…

 

Maintenant, je vais vous raconter une histoire belge. La chambre où je loge, à l’hôtel, est très bien, rien à dire. Le personnel d’accueil est courtois, sympathique. Là où ça pèche, c’est pour les chaînes reçues par satellite. Je n’ai pas la télé chez moi mais quand je voyage, j’aime la regarder dans ma chambre d’hôtel, zappant d’un programme local à l’autre, prenant connaissance des actualités du pays. Je n’ai ni smartphone, ni PC, ni tablette. Quand je pars, j’en profite pour me déconnecter d’Internet.

 

Eh bien là, des chaînes en allemand, en italien, quelques-unes en français, aucune en néerlandais, ni aucun programme belge. Ça alors ! Je manipule la télécommande pour trouver une solution, mais sans succès. Je regarde des redifs sur LCP, la chaîne parlementaire. Le lendemain, je demande au monsieur, à l’accueil,  si c’est « normal » de ne pas avoir les chaînes belges. Il me répond qu’effectivement il y a un problème de raccordement, que le patron doit voir ça.

 

Je sentais bien qu’il se passait quelque chose à Bruxelles, j’entendais tout de même beaucoup les sirènes de police, je voyais des militaires un peu partout, des pompiers, des agents de sécurité… Mais bon, je restais détendue, pas vraiment inquiète. On s’habitue à tout.

 

Le 30 décembre après-midi, la fête continuait de s’installer dans le centre-ville quand j’y suis passée, avant d’aller récupérer mes bagages à l’hôtel puis de marcher vers la gare Bruxelles-Midi pour prendre mon Thalys. Je n’ai été contrôlée ni au départ, ni à l’arrivée à la gare du Nord.

 

C’est en rentrant chez moi et en écoutant la radio que j’ai appris que toutes les manifestations du 31 décembre à Bruxelles avaient finalement été annulées à cause des menaces d’attentats terroristes planant sur la ville, du niveau d’alerte très élevé.

 

J’eus ainsi des nouvelles de la Belgique juste après l’avoir quittée.

 

 

4  Une histoire d’amour

 

Ils en avaient eu, de sacrés moments de bonheur, tous les deux, au cours des dix dernières années ! Voyageant moins, moins loin, moins longtemps, savourant des moments simples et tranquilles dans la villa en bord de mer qu’ils avaient achetée… Chaque nouveau jour passait tel un enchantement. Ils avaient atteint un bel âge, en plutôt bonne santé. Ils étaient comblés par la vie qu’ils avaient menée.

 

Cet hiver-là, ils avaient choisi de retourner à Amsterdam. Ils en avaient longuement parlé, ils se sentaient prêts, ils feraient ce voyage ensemble. Ils n’étaient pas éternels, l’un ou l’autre pouvait décliner du jour au lendemain, ou même s’éteindre brutalement… Le temps était compté. Ils partiraient en bonne forme, mentale et physique, ils se donneraient du bon temps.

 

Ils ne pourraient supporter de voir l’autre faiblir, c’était exclu, ils s’aimaient trop pour ça. Ils ne seraient séparés ni par la maladie, ni par la mort de l’autre, c’était impensable, tout bonnement impossible ! Ils n’envisageaient pas l’hôpital, encore moins la maison de retraite.

 

Ils étaient restés beaux, chacun à leur façon. Ils étaient beaux l’un pour l’autre, l’un dans les yeux de l’autre. Ils prenaient soin de leur personne, continuaient à se plaire, comme à leurs vingt ans. Ils étaient amoureux, se connaissaient si bien, faisaient encore l’amour.

 

Les voilà, tous les deux, bien mis, élégants, quittant leur hôtel de la Raadhuisstraat en se tenant par le bras, suivant à petits pas le trottoir jusqu’à l’angle avec Herengracht. Ils entrent dans le petit café, descendent les quelques marches, s’avancent vers le comptoir pour consulter le menu.

 

Non, ils n’iront pas gambader à travers les rues pavées en longeant les canaux après avoir fumé de l’herbe, ce n’est plus de leur âge. Ils resteront là, dans cette petite salle en sous-sol confortablement aménagée, agréablement éclairée, à l’ambiance cosmopolite, au va et vient incessant. Il achètera deux joints tous faits, elle commandera deux thés au lait.

 

Ils en ont tant et tant roulé ensemble, elle pour lui, lui pour elle, ils pourraient encore le faire les yeux fermés ! Maintenant ils ont de l’arthrite, à quoi bon malmener leurs doigts ? Ils sont riches, avec bien plus d’argent sur leur compte qu’ils ne pourront jamais en dépenser. Ils veulent se faire ce plaisir : fumer, ici, ensemble. L’endroit leur plaît. Ils prendront leur temps pour rêver, philosopher, se souvenir, se séduire, s’étonner encore, aller au plus profond de l’âme de l’autre, communier, ne faire qu’un.

 

L’on achète au comptoir, l’on repart ou l’on s’installe, seul, en couple, entre amis… L’on goûte le produit, l’on tousse bruyamment, l’on a les yeux qui s’éclairent, se dilatent, se vitrifient, selon… La musique est douce et paisible, légèrement rythmée, parfaitement adaptée. Sur le grand écran muet, s’époumonent les personnages du Muppet Show, sous-titrés en néerlandais.

 

Ils sont tous les deux assis sur la même banquette, faisant face à la salle et au bar, l’un tout près de l’autre, tirant lentement sur leur joint, s’échangeant des paroles qu’eux seuls peuvent entendre. Quand l’endroit se remplit, que les gens veulent s’asseoir, ils acceptent volontiers des voisins de table, en vis-à-vis. Ils engagent la conversation, en anglais, avec ces personnes de passage venues du monde entier et s’adonnant, sans complexes, à des plaisirs récréatifs parfaitement licites dans ce pays.

 

Le vieux couple quittera le café à la nuit tombée, saluant amicalement le personnel, le remerciant vivement pour son accueil. Il ajustera sa casquette, elle nouera son foulard, il montera en premier les quelques marches vers la sortie et retiendra la porte pour lui laisser le passage. Dehors, tout sera allumé : les ponts, les lampadaires, les enseignes, les vitrines, les décorations de Noël, les fenêtres des maisons, les phares des vélos, des trams, des bateaux.

 

Il y a des voitures qui circulent et quelques scooters, une farandole de vélos, beaucoup de piétons sur les larges trottoirs. C’est une grande artère, très passagère. Sur le chemin en sens inverse, jusqu’à leur hôtel, ils profiteront du spectacle des lumières. Allant à leur rythme, ils écouteront les bruits de la ville, ceux de cette ville-là, car chacune a les siens.

 

Que feront-ils demain ? Demain sera un autre jour ! Ils doivent réserver une croisière nocturne pour découvrir les œuvres lumineuses du Light Festival, ils veulent revisiter le musée Van Gogh, revoir la maison de Rembrandt et celle d’Anne Frank, retourner fumer dans ce café qu’ils ont trouvé si sympathique…

 

D’abord un bon dîner réparateur, en tête à tête et aux chandelles, dans le cadre raffiné du restaurant de leur hôtel. L’herbe leur aura donné de l’appétit. Dans leur chambre, ensuite : toilette complète et minutieuse, lecture dans le grand lit, chaleur intime, joie d’être ensemble, désir des corps.

 

Il lâchera son livre, elle sa tablette. Ils s’enlaceront, s’embrasseront, s’étreindront avec force, feront l’amour longuement avant de s’endormir soudés l’un à l’autre, pleinement satisfaits de leur première journée de voyage. L’une de leurs dernières, en couple, sur cette Terre. Avant de concrétiser leur décision commune, mûrement réfléchie. La semaine prochaine, ils partiront ensemble.

 

 

5  Ce matin-là

 

Ce matin-là, quand je me suis réveillé, il faisait froid. Je n’avais pas fermé correctement la fenêtre de ma chambre en me couchant hier soir et elle était grande ouverte. Bien au chaud sous les draps, je ne m’en étais pas rendu compte, je m’étais endormi du sommeil du juste…

 

Pointant mon nez pour respirer l’air de la pièce, prendre la température en quelque sorte, me préparer à sortir du lit pour une nouvelle journée, j’ai ressenti ce froid sur mon visage, ce vent glacial qui venait du dehors.

 

Vite ! Je me suis levé, j’ai passé ma robe de chambre et enfilé mes chaussons en peau de mouton, je me suis dirigé vers la fenêtre, j’ai fermé d’un coup les deux battants, puis tourné la poignée à fond.

 

Pour retrouver un peu de chaleur, je suis allé poser mes mains au-dessus du radiateur mais il était froid. Ceux du salon et de la cuisine aussi. Mince, ce n’était pas de chance ! J’étais pressé ce matin-là mais je ne pouvais quitter la maison sans aller faire un tour à la cave pour vérifier la chaudière, la remettre en marche si besoin…

Tant pis ! Je sacrifierai mon petit déjeuner, je prendrai des gâteaux à grignoter en route, je ne voulais surtout pas rentrer le soir dans une maison gelée, après une journée de travail qui s’annonçait déjà bien remplie, puis des invités à accueillir pour le dîner.

 

Ouvrant la porte permettant d’accéder à la cave, j’ai été pris d’un doute avant de poser le premier pied pour « descendre ». Bien m’en a pris ! Il y avait un trou noir et béant à la place de ce moyen fort simple que j’avais emprunté pas plus tard que la veille, pour aller chercher quelques bouteilles de vin en prévision de la soirée.

 

Cette soirée avait peut-être déjà eu lieu ? Ou bien serait-ce tout à l’heure, avec l’arrivée des premiers convives aux alentours de vingt heures ? Je ne savais plus, je me sentais confus, la tête m’a tourné, je me suis adossé au mur pour reprendre mes esprits. Je ne parvenais pas à me souvenir de quoi que ce soit !

 

Il y avait ce grand vide comme seul accès à la cave, il y avait ce silence sourd venant du bas, me confirmant que la chaudière s’était bien éteinte au cours de la nuit. Déconcerté, désappointé, je sentais bien que je n’étais plus maître de la situation. Quelque chose m’échappait.

 

Quand j’ai voulu aller au grenier chercher des vêtements chauds (j’avais aménagé une partie des combles en dressing), je me suis rendu compte que ce qui aurait dû se trouver là n’y était pas.

 

En fait, il n’y avait tout simplement… rien. L’ouverture rectangulaire et la trappe, levée en permanence, prouvaient bel et bien l’existence du grenier, mais ayant levé mes pieds l’un après l’autre pour tenter de « monter », je ne rencontrai aucun appui et je faillis tomber.

 

 

6  Joyeux Noëls

 

Cette année, Cléa ne partirait qu’après Noël. Elle ne pouvait pas leur faire le coup tous les ans, être absente à la fête familiale « parce qu’elle avait bénéficié de tarifs intéressants sur le Thalys ce jour-là. » 

 

« Ce jour-là, justement ce jour-là ! » avait rétorqué son père au téléphone. « Intéressant, qu’est-ce qui est intéressant ? Payer moins cher le train ou passer Noël en famille ? » Elle n’avait pas osé lui répondre que si, de temps en temps, il lui faisait un petit chèque pour améliorer ses fins de mois ou pour assurer ses à-côtés quand elle partait en vacances, elle serait certainement moins près de ses sous.

 

Mais la vérité était autre : elle n’avait pas envie de passer un énième Noël où elle se sentirait mal à l’aise. Le dernier avait été particulièrement gratiné, elle en gardait des souvenirs amers. Non, Cléa avait voulu, pour une fois, se faire son 25 décembre à elle, n’être obligée de rien.

 

Ce jour-là, à Amsterdam, elle avait visité la grande synagogue portugaise et le musée de l’histoire juive. Quand elle s’était retrouvée dehors, à la nuit tombée, elle avait eu une pensée pour ces cadeaux qu’elle leur avait faits, qu’ils devaient avoir ouverts, maintenant.

 

Venue voir son père quelques jours avant son départ, Cléa avait confié à ses bons soins un grand sac contenant un paquet pour chacun et deux plus gros, à partager : une boîte de pralinés et un assortiment de produits de toilette en mini flacons, pour la douche ou le bain. Elle avait respecté son contrat et son budget. Son père l’avait d’abord accueillie froidement puis s’était radouci, l’invitant à partager son bœuf bourguignon mijoté dans une cocotte en fonte.

 

Le 1er janvier, à son retour des Pays-Bas, elle avait rendu visite à son frère, sa belle-sœur, sa nièce et son neveu. Ils n’avaient pu la voir à Noël, alors ils l’invitaient à déjeuner. Ils l’avaient remerciée pour ses cadeaux. Elle avait reçu de leur part un coffret DVD consacré à Pierre Desproges : spectacles, émissions télévisées, documentaires… Elle en avait été profondément touchée. Eux, au moins, étaient aux petits soins pour elle ! Justement, elle venait de visionner des enregistrements vidéo du Tribunal des flagrants délires… Ils avaient tapé dans le mille !

 

Cléa avait fui l’hiver dernier, mais cette année, il lui faudrait affronter la réunion familiale. Elle voyagerait ensuite, à des tarifs tout aussi intéressants, soit dit en passant. Peu importe ce qu’ils avaient pensé d’elle et de son alibi bidon. Début décembre, elle avait commencé à réfléchir à ce qu’elle allait leur offrir. Elle aimait aller dans les magasins à cette période, il y régnait un esprit joyeux, insouciant, qui la mettait de bonne humeur.

 

Elle ne put, une fois de plus, se résoudre à limiter ses achats aux seuls enfants, tous ados maintenant. Elle voulait faire plaisir à tout le monde, avoir une petite attention pour chacun… Pour le peu qu’elle recevait en échange, elle aurait pu tout aussi bien assurer le minimum syndical. Mais non, elle s’obstinait à offrir quelque chose aux adultes, c’était plus fort qu’elle. On reste tous de grands enfants, pensait-elle, devant quelques paquets à déballer au pied du sapin.

 

Pour son père, elle avait choisi un coffret livre CD comportant des extraits d’œuvres classiques, choisis et lus par Guillaume Gallienne : Balzac, Flaubert, Maupassant, Zola… Tout un programme ! Chacun des quatre ados recevrait une carte cadeau ainsi qu’un livre sélectionné avec soin. Les deux fois précédentes, elle avait crédité leur carte de trente euros. Cette année, elle n’avait mis que vingt-cinq, préférant ajouter en complément sa petite touche personnelle. Tous les quatre aimaient lire, alors !

 

Son frère aurait droit au Blue Ray de « The Big Lebowski » des frères Coen, sa belle-sœur à un recueil de poésies, sa belle-mère à un recueil de nouvelles. Pour Pascale et Patrice, elle avait opté pour des Librio. Elle s’était fait plaisir elle aussi, s’achetant un roman, un guide de voyage, des rideaux, des objets de déco, une nouvelle robe, des bottines neuves… Elle avait fait l’impasse sur la boîte de chocolats, s’étant dit qu’il y en avait toujours trop.

 

Cette année encore, son père les invitait au restaurant, à quelques minutes en voiture de chez lui, dans le village voisin. Il avait réservé pour midi et demi. Évidemment, tout le monde n’avait pu être rassemblé qu’à treize heures passées… Ce n’était pas si grave, c’était comme d’habitude ! Il y en avait toujours qui arrivaient en retard, toujours les mêmes, ça faisaient des années que ça durait ! On n’allait pas s’énerver pour si peu !

 

D’autant plus qu’avec le champagne servi en apéritif, la situation s’était rapidement détendue. Cléa s’était assise près de son frère et de sa belle-sœur, ils avaient en commun moult sujets de conversation. Les quatre ados trônaient de l’autre côté de la grande table ovale, smartphone en main, son père et sa belle-mère étaient à sa gauche. À côté d’elle se trouvait Pascale. Patrice s’était placé du côté des ados.

 

Elle avait mis la petite robe qu’elle s’était offerte et ses nouvelles bottines, on lui avait fait des compliments sur sa tenue. Elle avait dit aussi tout le bien qu’elle pensait de sa nièce, devenue une jeune fille svelte, très élégante, prenant soin d’elle.

 

Le repas se déroulait on ne peut mieux, on buvait du vin, les conversations allaient bon train, son père était d’humeur joviale. Plus tard, lorsqu’elle l’aperçut au comptoir en train de régler, chéquier en main, elle se demanda combien avait pu lui coûter un pareil festin. Elle conclut à une somme dépassant les mille euros.

 

Ils reprirent leur voiture pour aller passer la fin de la journée dans la maison paternelle, un souper léger était prévu dans la soirée. Pascale, Patrice et les deux garçons mirent du temps à arriver. Ils avaient pris une mauvaise route et comme il y avait du brouillard, ils s’étaient perdus…

 

Son père alluma un feu dans la cheminée de la grande pièce principale, chacun vaquait à ses occupations, le bois flambait, le sapin clignotait, les paquets miroitaient… Cléa attendait avec impatience le moment où tout le monde ouvrirait ses cadeaux.

 

Noël n’avait jamais représenté la fête chrétienne de ce côté-ci de sa famille, mais on se réunissait ce jour-là, c’était ainsi depuis qu’elle était née. On allait chez les grands-parents ou ils venaient à la maison, il y avait toujours un grand repas, un sapin illuminé, des paquets à déballer… Plus tard son frère était arrivé, puis des cousines et des cousins. Il y en avait eu du remue-ménage, de l’effervescence, de la magie dans l’air !

 

L’heure a sonné, Cléa ne se sait plus si c’était avant ou après le souper. En revanche, n’avoir reçu, en tout et pour tout, qu’un maigre sachet de truffes au chocolat comme cadeau de Noël, elle s’en souvient très bien, elle n’est pas prête de l’oublier. Elle avait bien fait de ne pas acheter des friandises chocolatées à partager, celles-là lui resteraient longtemps en travers de la gorge.

 

Elle reste silencieuse, immobile, la gorge serrée, au milieu des bruits de papier que l’on déchire, des cris d’agitation des uns et des autres. Son père, à côté d’elle, n’ouvre pas les paquets qu’il a devant lui, il semble être ailleurs. Elle lui en fait la remarque, ce à quoi il répond sèchement qu’il fait ce qu’il veut, qu’il les déballera plus tard, quand il sera au calme, dans ses appartements.

 

Ça lui sort du cœur, elle lui dit combien c’est vexant pour elle qu’il ait cette attitude, ça ne se fait pas, ça ne s’est jamais passé comme ça, enfin ! Il s’exécute de mauvaise grâce, feuilletant à peine l’anthologie des meilleurs dessins de Charlie Hebdo offerte par son frère, trouvant de quoi redire au sujet du coffret de Guillaume Gallienne… Ben mon vieux ! Si elle avait su, ce coffret, elle se le serait offert !

 

Entre temps, sa nièce s’aperçoit qu’elle a ouvert par erreur un paquet qui est destiné à Cléa, il faut dire qu’elles ont des prénoms très proches. Elle s’excuse gentiment en lui remettant le livre, puisque c’en est un, il n’y a plus l’emballage pour lui faire la surprise. Elle remercie son frère et aussi sa belle-sœur, à l’origine de cette idée de lui offrir le prix Goncourt des lycéens. Elles en avaient justement parlé au cours du repas au restaurant.

 

Cette année, Cléa n’a pas eu l’occasion d’ouvrir un seul cadeau. Les ados ont été gâtés, ils sont venus lui faire une bise l’un après l’autre, semblant contents du livre qu’elle a offert à chacun d’eux et bien sûr de la carte cadeau. Il leur reste cependant une enveloppe à ouvrir. Elle pense aux étrennes qu’elle-même réclamait à ses grands-parents, quand elle avait été plus grande. Ainsi vont les choses…

 

Son neveu s’étant emparé de la sienne, son père lance à la cantonade que c’est sa contribution et celle de sa compagne pour le Noël de leurs petits-enfants. Il espère, en passant,  qu’ils en feront bon usage. Ne se faisant pas prier, les ados ouvrent leur enveloppe et plongent leurs yeux à l’intérieur, affichant un sourire plus que satisfait. L’aîné des deux garçons en sort le contenu, quatre billets de cinquante euros qu’il exhibe fièrement à l’assemblée, avant de les mettre sous son nez en respirant bien fort.

 

Cléa se trouve sidérée par le montant de la somme allouée à chacun. Elle n’a guère reçu plus de deux cents francs, à l’époque, de la part de ses grands-parents. Certes, l’argent n’a pas la même valeur aujourd’hui, mais tout de même ! Plus de mille balles par tête ! Elle pense soudain à l’expression : « donner de la confiture à des cochons » qu’elle réprime ensuite. Non, elle n’ira pas jusque-là, mais enfin !

 

Qu’avait-elle pu trouver à redire le jour où son père avait déclaré qu’il ne donnerait plus d’argent aux adultes, que ses cadeaux seraient exclusivement réservés à ses petits-enfants et à ceux de sa compagne ? Elle aurait pu lui avouer qu’elle aimait, chaque année, recevoir ses cent euros. Ils allaient lui manquer.

 

Elle s’achetait toujours quelque chose qu’elle n’aurait pu s’offrir, sinon. Ça mettait du beurre dans ses épinards, ça lui faisait plaisir, tout bonnement, cette petite attention de sa part, le jour de Noël. Eh bien, il faudrait s’en passer… Elle avait continué comme avant, persistant à faire des cadeaux à tout le monde. Ce n’était pas pour elle une question d’argent, plutôt une question de principe.

 

Elle n’avait pas su quoi dire le jour où son père lui avait appris qu’il allait payer le permis à Patrice. Le pauvre allait travailler dans les vignes à vélo ! Ça serait un plus pour lui, pour ses patrons aussi. Aujourd’hui, tout le monde avait le permis ! Résultat, son père avait avancé la somme pour les cours de code et de conduite mais Patrice n’y était jamais allé. Apparemment, il faisait une phobie de la voiture.

 

Plus tard, c’est à Pascale qu’il donnait de l’argent, en vue d’une formation qualifiante qui lui permettrait de trouver plus facilement un emploi stable. Oui mais Pascale était instable, elle voulait rester libre de toute obligation professionnelle, alors, la formation… Elle avait accepté qu’il lui finance l’année d’études pour finalement tout arrêter en cours de route, plantant là ses deux garçons et son ex pour rejoindre un type dans le Midi. Deux mois plus tard, elle était de retour, fauchée comme les blés.

 

Cléa ne demandait pas d’argent à son père, elle en laissait profiter les autres. Elle n’avait pas à se plaindre, elle gagnait relativement bien sa vie, elle n’était pas dépensière, alors… Elle garderait longtemps en elle l’image de l’aîné brandissant ses billets. Elle y avait vu un affront, elle s’était sentie humiliée. Elle avait encaissé sans rien dire, elle ne voulait pas se montrer jalouse, encore moins révoltée

 

Sûr, elle s’arrangerait pour être ailleurs l’année prochaine, et tous les Noëls à venir. Ça avait dépassé les bornes, c’était plus qu’elle ne pouvait en supporter. Elle mettrait trente-cinq ou quarante euros sur la carte cadeau de chacun des ados, leur ferait parvenir par la Poste avec un petit mot, et basta. Pas la peine d’en faire plus, elle avait compris. Ce serait une question d’honneur, et surtout d’amour-propre.

 

 

7  L’invitation

 

Romain appréhendait la soirée qu’il allait devoir passer chez Franck. Il préférait de loin leurs rencontres à l’extérieur devant une bonne pinte de Guinness à un dîner en famille avec sa femme et ses deux fils.

 

Mais Franck était son ami, un ami de longue date, depuis leur tout début en entreprise. Il ne pouvait pas refuser son invitation, il n’en avait refusé aucune depuis qu’ils se connaissaient, il ne voulait pas prendre le risque de le perdre.

 

Ce n’était pas tant l’exaltation du bonheur familial au cours de ces dîners qui le mettaient mal à l’aise, mais le caractère prévisible du déroulement de la soirée. Un scénario immuable, qui l’amusait au début, mais qui avait fini par l’agacer. Il redoutait d’avoir à affronter, une fois de plus, une mise en scène qui serait en tout point conforme aux précédentes.

 

Mais Franck était son ami, son binôme dans les compétitions de run & bike qu’ils pratiquaient depuis une dizaine d’années. Ils s’étaient souvent retrouvés ensemble sur le podium, il espérait de belles victoires encore dans leurs prochaines courses.

 

Romain était venu en voiture, il avait trouvé la circulation particulièrement fluide sur le périphérique et les grandes artères parisiennes pour un samedi soir. Tant mieux ! Sans doute l’effet post-attentat sur les Champs-Élysées, le dernier en date, juste avant le premier tour des élections présidentielles… Demain, il irait voter.

 

Il s’était garé très facilement sans avoir à tourner des heures dans le quartier, pratiquement en bas de l’immeuble où Franck avait son appartement. Il était en avance, à peine dix-huit heures trente, il aurait tout son temps pour mener à bien ses missions : partir en quête de fleurs et acheter une bouteille de vin.

 

Il a flâné un peu, observé les gens, regardé l’intérieur des boutiques, lu les affiches des spectacles à venir dans les vitrines, les menus des restaurants.… De fil en aiguille, il s’était retrouvé tout en haut de la rue. Il avait alors décidé de s’offrir un café sur le zinc d’un petit bistrot qui lui paraissait fort sympathique.

 

Non, décidément, cette fois-ci, il y allait vraiment à reculons. Il avait besoin de ces quelques minutes de pause, nécessaires à sa mise en condition pour le programme du soir. Un enchaînement précis, implacable, des rôles joués à l’identique, une comédie sans grandes surprises, dont il connaissait le dénouement à l’avance.

 

En arrivant, après avoir refilé le bouquet à madame et présenté sa bouteille à Franck, lequel l’inviterait à se débarrasser de sa veste, il saluerait l’aîné des fils, la vingtaine grassouillette, aux lunettes d’étudiant à grosses montures noires. Il l’avait connu tout bébé, il l’avait vu grandir, tout comme son frère cadet. Celui-là, collégien en pleine période « Les Beaux Gosses », daignerait interrompre dix secondes sa partie de jeux en ligne pour un bonjour poli.

 

La dernière fois que Romain était venu, le collégien jouait à la guerre en réseau, avec moult mitraillettes et kalachnikovs. Son casque collé sur les oreilles avec micro intégré, ses yeux rivés sur un écran saturé de scènes violentes. Le carnage se déroulait dans le somptueux décor de la ville de Venise, le long de ses canaux, dans le palais des Doges… Ça l’avait écœuré. Décidemment, les ados d’aujourd’hui ne respectaient plus rien.

 

L’étudiant, plus sociable, encore chez papa maman, lui avait montré, sur sa tablette, les photos qu’il avait prises lors de leur voyage en Croatie. Il lui avait commenté avec enthousiasme ses photos prises à Zagreb, à Šibenik ou à Split, enrichissant toutes ses phrases du mot « genre », un tic de langage qui lui passerait certainement au fil du temps.

 

Franck partait en vacances en famille pour des destinations diverses et variées, parfois lointaines, depuis que les enfants étaient petits. Ils continuaient toujours aujourd’hui. Quoique l’aîné rechignait un peu, prétextant réviser pour ses examens afin d’échapper à la visite des châteaux de la Loire ou au séjour culturel dans la grande métropole lilloise.

 

On en serait à l’apéro, il aurait droit à son sempiternel gin tonic avec la rondelle de citron sur le bord du verre et la touillette en plastique coloré, il en reprendrait sans doute un autre. Il y aurait des légumes crus à tremper dans la sauce, un guacamole peut-être, des brochettes de crevettes, des petites saucisses chaudes…

 

Romain aimait bien les apéros, chez Franck. Il n’y avait jamais de ces amuse-gueules salés qui empâtent la bouche et font boire davantage. Non, ce n’étaient que des choses raffinées, fraîches et goûteuses.

 

Franck et Romain parleraient de leur travail, de leurs projets en cours, des joies et des déboires de la vie en entreprise, laquelle occupait une bonne partie de leur temps en semaine et parfois le week-end. Ils avaient des responsabilités, un job certes prenant mais aussi un salaire qui justifiait les heures passées au bureau ou chez des clients.

 

Ils bloquaient des dates pour leurs épreuves de run & bike plus de six mois à l’avance, s’organisant en conséquence pour être libérés de toute obligation professionnelle ces jours-là. Ils n’avaient jamais déclaré forfait, sauf la fois où Franck s’était fait une entorse à la cheville, à la suite d’une mauvaise chute en ski.

 

Ils raconteraient quelques anecdotes croustillantes au sujet d’un(e) ou l’autre de leurs collègues, ils vanteraient leurs derniers exploits sportifs devant l’œil amusé de l’étudiant, qui avait renoncé à toute activité physique intense depuis la fin du lycée.

 

Madame, enseignante à temps partiel en école privée, évoquerait sa classe de petite section de maternelle : on n’imagine pas comme ça peut être épuisant d’avoir 26 à 28 bambins à gérer dans un petit espace, d’avoir à mettre en place toutes ces séquences pédagogiques inhérentes aux nouveaux programmes, de devoir supporter les cris, les pleurs, les colères, les relations parfois tendues avec les parents… Elle était fatiguée et envisageait de prendre une retraite anticipée dès que l’étudiant commencerait à travailler.

 

Le collégien les rejoindrait plus tard, lorsqu’ils se mettraient à table. Il serait en train de dégommer des Djihadistes dans le site archéologique de Palmyre, par exemple. Ou du moins ce qu’il en restait aujourd’hui. Tiens, il aurait pour mission d’empêcher le dynamitage des temples par ces fanatiques, de sauver de la destruction tous ces monuments pourtant classés au patrimoine mondial de l’UNESCO… Chapeau alors, s’il réussissait, même en virtuel, aidé par tous ses copains boutonneux gavés de Coca et de chips. Quels héros ils seraient !

 

Les problèmes commenceraient lorsque la maîtresse de maison se mettrait à parler fort, à faire de grands gestes, à se lancer dans de longs monologues plaintifs et exaltés… Bref, lorsqu’elle présenterait les premiers signes de l’ivresse. D’un abord timide et réservé, elle devenait une véritable furie dès qu’elle avait un peu bu. Et ce ne serait que le début !

 

Il proposerait son aide pour débarrasser la table du salon, rapporter des choses de la cuisine, participer aux dernières préparations du dîner… Tout pour éviter d’avoir à l’écouter, à être pris pour témoin dans ses jérémiades, il les connaissait par cœur.

 

Ils passeraient à table, sa bouteille de bourgogne serait généreusement versée dans les verres en cristal. L’étudiant consommait volontiers de l’alcool maintenant, en compagnie de ses parents. Le collégien se contenterait de l’une de ses énièmes boissons sucrées gazéifiées de la journée. On trinquerait tous les cinq ensemble, on se souhaiterait bon appétit en se regardant dans les yeux… Dans ce foyer, certaines traditions étaient respectées, Franck y tenait.

 

Le repas servi par ses hôtes serait excellent, comme d’habitude. Savoureux à souhait, qu’il soit d’inspiration asiatique ou typiquement cuisine française. Franck était un as ! Sa femme, quant à elle, se débrouillait plutôt bien pour les desserts. Ça changerait Romain de ses plats préparés réchauffés au micro-onde, de ses biftecks frites et légumes verts au restaurant, de ses pizzas à emporter… Il vivait seul, lui, un éternel célibataire ! Il ne cherchait pas spécialement à changer sa situation, il y trouvait son compte.

 

On ouvrirait d’autres bonnes bouteilles, du rouge cette fois, madame était friande… Elle descendrait littéralement ses verres de vin les uns après les autres, entre deux bouchées, entre deux commentaires. Romain poserait des questions à l’étudiant et au collégien afin qu’ils participent à la conversation. Qu’ils donnent leurs opinions, ces jeunes ! Autant l’aîné était bavard, autant son frère était avare de ses mots.

 

Quel sujet aborder, maintenant que les esprits étaient bien échauffés et les estomacs repus ? On en serait alors entre le fromage et le dessert… Ah mais oui, la musique, bien sûr ! Jusqu’à présent, elle restait en bruit de fond, mais les hostilités ne tarderaient pas à commencer.

 

Au cours du repas, une sono douce et discrète avait diffusé principalement de grands standards du rock, les pointures des années soixante-dix, Woodstock et compagnie. Franck programmait toujours les mêmes compils, osait quelques vieux vinyles un peu plus tard dans la soirée, en souvenir de ses années adolescentes…

 

Romain trouvait sympa d’écouter ces playlists tout en mangeant. Il connaissait les morceaux par cœur à force de les entendre, mais ça lui plaisait bien, ça ne le dérangeait pas. De toute façon, on ne lui demandait pas son avis.

 

Le dessert ne serait pas achevé que madame, le visage rougi par tous les verres qu’elle s’était envoyés, ses lèvres fortement marquées par le tanin, réclamerait à son mari, à corps et à cris, de la musique pour danser. Et là, c’était franchement mal barré. D’ailleurs, chacun des garçons avait rejoint sa tanière et son écran pixellisé. Les rats quittaient le navire, c’était bien connu. Mais pour Romain, ce n’était pas encore l’heure de partir.

 

Il serait bien obligé de se farcir un ou deux Téléphone, le  « Marcia Baila » des Rita Mitsouko, le « Clandestino » de Manu Chao, d’accord quelques bons hits d’Etienne Daho… Émile et Images et ses « Démons de minuit » ça passait encore, « Macumba » de Jean-Pierre Mader à la rigueur, mais « Partenaire Particulier » chanté à tue-tête d’une voix de casserole par une ménagère de plus de cinquante ans, ça frisait le ridicule…

 

La femme de Franck ne serait pas encore au bout de son exubérance, s’agitant comme une possédée, pieds nus sur le parquet. Elle lui infligerait une salve de Vincent Delerm et de Benjamin Biolay, au secours ! Lui qui ne jurait que par Dominique A, Florent Marchet, Abd Al Malik en ce moment, bref le haut du panier en matière de chanson française… Il aurait sa dose de chanteurs populaires, les Julien Doré, les Vianney, les Maître Gims même, soyons fous !

 

Franck, dans son rôle de DJ, bien allumé lui aussi, exaucerait sans broncher tous les désirs de sa chère et tendre, en pâmoison devant son sabbat débridé au milieu du salon. Romain percevrait leur complicité, leur intimité, leurs jeux de couple. À ce moment-là de la soirée, il serait simplement spectateur, il deviendrait passif, à la limite du voyeurisme.

 

Il ne pourrait rien dire, il n’était pas chez lui. Il resterait affable, calme et poli. Il suggérerait un reggae de Gainsbarre ou sinon Bob Marley, un petit Noir Désir, « On my radio » par The Selecter ? Ils ne l’écoutaient jamais, tout à leur plaisir de danser enlacés, l’un dans les yeux de l’autre. Romain n’existait plus. Il avait accepté l’invitation, il devait en accepter les règles, les subir jusqu’au bout.

 

Tôt ou tard, il le savait, viendrait l’heure de sa délivrance, ce moment tant attendu où la pocharde échevelée s’affalerait lourdement sur le canapé et se mettrait aussitôt à ronfler. Les choses se passaient toujours de la même façon. Son calvaire prendrait fin, c’était le prix à payer pour se retrouver seul à seul avec Franck.

 

Celui-ci poserait tendrement un plaid sur le corps de sa charmante épouse en train de cuver son vin, puis inviterait Romain à passer dans la cuisine, ils y seraient tranquilles. Ils pourraient faire le point sur leur programme de courses et d’entraînement pour les mois à venir, ils parleraient technique et de bien d’autres choses… Il ne prendrait congé qu’à une heure avancée de la nuit.

 

Franck lui ferait couler du café, en prévision de son trajet en voiture. Romain ne buvait plus une seule goutte d’alcool après le fromage, il s’y tenait toujours, il désirait garder les idées claires. Chez Franck, il ne se mettait jamais minable, pas question de dormir sur place ! Non merci mon ami, je vais rentrer, je préfère, je n’en ai pas pour très longtemps tu sais, c’est gentil de ta part de me le proposer.

 

En fait il a son compte, il en a soupé de ces rengaines, de ces scies commerciales racoleuses, simplistes, indignes de son intérêt. Il pouvait bien l’avouer, Franck et sa femme avaient des goûts de chiottes en matière de musique. Mais il ne leur dirait jamais en face. L’amitié méritait quelques concessions, quelques zones d’ombre, quelques sacrifices.

 

Il en était à son troisième café et il était déjà dix-neuf heures trente quand Romain sortit de sa rêverie. Tant pis, il aurait une bonne demi-heure de retard, Franck l’accueillerait tout de même à bras ouverts sur le seuil de la porte. Il refilerait le bouquet d’azalées à madame et présenterait la bouteille de bourgogne à son ami, lequel l’inviterait à se débarrasser de sa veste.

 

 

8  Un dimanche au musée

 

Hier matin, je me suis réveillée à la même heure qu’en semaine, je me suis préparée comme si j’allais travailler. À huit heures j’allais voter, à neuf heures trente j’étais au Louvre. Je tenais à voir l’exposition, fameuse, consacrée à Vermeer et les maîtres hollandais de la peinture de genre, dans les meilleures conditions possibles. Et avant qu’elle ne prenne fin, le 22 mai prochain !

 

D’expérience, je sais que le monde des beaux-arts appartient à ceux qui se lèvent tôt… Je n’ai pas été déçue du voyage, me trouvant littéralement transportée ! Certes, il faut savoir attendre, accepter de faire la queue avant de pouvoir accéder à tel ou tel tableau… Une telle exposition requiert de la patience, mais le jeu en vaut la chandelle.

 

Nombre de visiteurs ne viennent que pour les tableaux du sphinx de Delft, négligeant les autres, les De Hooch, Metsu, Ter Borch, Van Mieris, Steen, Dou, Van Der Neer, Netscher, Ochtervelt, Van Hoogstraten… Alors profitons-en pour les regarder de près, l’occasion ne se représentera pas de sitôt ! J’ai acheté le catalogue, la plupart des œuvres sont dedans.

 

Comme j’étais là, bien au chaud au Louvre, j’y suis restée la journée entière. Pas de quoi m’ennuyer ! Depuis le temps que je me promettais de le faire ! Pour prolonger mon intérêt pour les peintres flamands, j’ai vu la belle collection de dessins illustrant le quotidien de la Hollande du XVIIe siècle. Ne m’arrêtant pas en si bon chemin, je suis montée au deuxième étage de l’aile Sully, pour admirer les peintures d’artistes originaires de Leyde (dont Rembrandt, bien qu’ayant vécu à Amsterdam) peu montrées au public car faisant partie d’une collection privée. Remarquable !

 

Je ne m’étais jamais aventurée ailleurs que dans les salles d’exposition des toiles de maître, les grands formats, les Ingres, les David, les Géricault, les Delacroix… Eh bien aujourd’hui, je commencerai par les antiquités grecques et romaines, je poursuivrai par les civilisations égyptiennes, je survolerai, vers la fin… J’en aurai le tournis, les pieds en compote. Une chose est sûre, je reviendrai.

 

En sortant du musée, côté rue de Rivoli, j’ai eu l’envie de pousser jusqu’aux jardins du Palais-Royal voir comment se portaient les colonnes de Buren. Ça avait toujours été un sujet de polémique, entre nous. Tu ne voyais pas d’art là-dedans, tu n’étais pas sensible à la démarche… Moi je t’expliquais que ces colonnes noires et blanches alignées, de toutes tailles, aux perspectives infinies, à la géométrie parfaite, se trouvaient là pour rendre l’art accessible aux gens.

 

Il fallait que tu viennes, il s’y passait toujours quelque chose ! Des scènes se jouaient, ici ou là, toujours les mêmes ou presque, à deux pas de la Comédie Française. Des enfants s’amusaient, essayant de grimper sur les plus hautes des colonnes, des jeunes se prenaient en photo, perchés sur les plus basses comme autant de statues sur leur piédestal, un couple s’embrassait tendrement, des pigeons se faisaient la cour, un orchestre jouait un peu plus loin… Il y avait des cris, des rires, des chants. Ça tenait du miracle, de la pure poésie.

 

Hier après-midi, j’ai regretté que tu ne sois pas avec moi pour te faire admettre que j’avais raison, que cet espace avait une dimension intemporelle, universelle. Il rendait les gens gais, facétieux, insouciants, il permettait toutes sortes de fantaisies. L’art, et la vie. J’aurais aimé que tu sentes ça, que tu changes d’avis, que tu comprennes enfin. J’ai repensé à nos promenades dans Paris, à la joie que j’avais d’y être avec toi.

 

J’ai attendu lundi matin pour connaître les résultats de l’élection présidentielle. On évite le pire, encore ce coup-là. Mais jusqu’à quand ? Tu n’aurais pas aimé apprendre que dans ta ville, l’extrême-droite était arrivée en tête au premier tour, et qu’au deuxième elle avait fait plus de 37%.

 

Tu ne t’insurgeras plus contre la connerie, la haine, le racisme, les inégalités, les discriminations. Tu ne pousseras plus de coups de gueule contre les fachos, toi qui avais connu, dans ton quartier, les joies de la mixité, du partage, de la solidarité.

 

Non, tu auras au moins échappé à ça. Tu me laisses seule, avec la peine de ne plus jamais pouvoir te parler. Je ne peux compter que sur moi pour remonter la pente, voir le bout du tunnel, sortir de mon trou.

 

 

9  Le naufragé

 

Il faisait déjà chaud sur le port en cette matinée de printemps, à peine neuf heures et demie. Joe avait bu deux cafés allongés et s’apprêtait à commander son premier pastis quand son regard fut attiré par un petit voilier qui accostait juste en face de la terrasse où il s’était échoué.

 

La nuit avait été rude. De la journée à venir, il n’en attendait rien de plus qu’un taux suffisant d’alcool dans le sang pour sombrer dans un long et profond sommeil. Sombrer. Il en était là, il avait fait de sa vie un véritable naufrage. Il était tombé si bas, en si peu de temps !

 

Après quelques pastis, il rentrerait chez lui, il le faudrait, à un moment ou à un autre. Il s’arrêterait à la supérette pour acheter quelques bouteilles qui parviendraient enfin, il l’espérait, à endormir sa douleur, à lui faire perdre conscience, à l’emporter jusqu’au néant. Il se devait d’achever ce qu’il avait commencé.

 

Joe avait hélé le serveur, pour le moment occupé à une autre table. En attendant, il se mit à observer la femme, plus très jeune, petite et plutôt ronde, qui s’affairait, seule, sur le ponton, pour amarrer solidement son esquif.

 

Elle portait une marinière bleue et blanche, un pantalon corsaire assorti, des espadrilles rouges. Ses cheveux bruns formaient deux longues nattes, son chapeau de paille était orné de fleurs de coquelicots. Cela le fit sourire, il ne savait pourquoi.

 

Il fut tenté un instant d’aller lui donner un coup de main, puis il se ravisa. Le serveur arrivait avec sa commande.

 

 

10  Une soirée contrariée

 

Pierre-Jean s’apprêtait à sortir lorsque son téléphone fixe avait sonné. Encore l’un de ces numéros inconnus à caractère commercial ? Il se ferait alors un plaisir, en prenant le ton de circonstance, de répondre à son interlocutrice que le monsieur à qui elle voulait parler de vérandas ou de volets roulants venait de mourir, là, sous ses yeux, à l’instant. Que devait-il faire ? Ça jetait toujours un froid. Il adorait sa blague.

 

Non, il s’agissait de son ami Christian, avec lequel il avait justement rendez-vous. Alors voilà, Christian était vraiment désolé mais il devait annuler leur soirée, le plus jeune de ses gosses était malade et sa femme se trouvait actuellement en Roumanie pour son travail. Il était à son chevet, il attendait un médecin.

 

Ce n’était pas de bol, pour une fois qu’ils avaient réussi à trouver une plage libre sur leur agenda ! Je comprends, mon ami, la santé avant tout ! J’espère que ce n’est pas trop grave, tu me donneras de ses nouvelles. On se rappelle, à très bientôt !

 

Ils avaient prévu de dîner dans ce petit restaurant vietnamien de quartier, à Lognes, puis de se rendre à Noisiel, à la Ferme du Buisson. Pierre-Jean était prêt à partir, il n’allait pas renoncer, s’arrêter dans son élan. Il devait sortir, eh bien, il sortirait ! Il quitterait son appartement, monterait dans sa voiture, prendrait la route jusqu’à la place des Libertés Publiques, où se trouvait le restau vietnamien.

 

Il aimait cet endroit, tous types de personnes se côtoyaient, le midi comme le soir. Des gens de tous les âges, de toutes les couleurs de peau, des familles entières, de tous jeunes enfants… Beaucoup d’asiatiques, bien sûr. La cuisine était simple, savoureuse, authentique, un plaisir pour les yeux d’abord, puis pour les papilles. Le flan coco ou à la citrouille, servi tiède avec une petite crème, ponctuait avec douceur la fin de ses repas.

 

Il commanderait les calamars à la sauce thaï épicée, servis avec du riz, des poivrons rouges et verts, quelques tomates, des carottes râpées, de grandes feuilles de salade. Il accompagnerait son plat d’une bière chinoise bien fraîche, prendrait peut-être des nems s’il avait encore faim, avant de passer au dessert. Il essaierait d’engager la conversation avec ses voisines et voisins de table… Ici, ça se passait à la bonne franquette, les clients se parlaient, c’était encore possible.

 

Sûr, dans sa jeunesse, il avait connu des soirées plus reluisantes que celles-ci. À quel âge avait-il ressenti qu’il s’en éloignait irrémédiablement, il n’aurait pu le dire précisément. Son train de vie nocturne s’était ralenti progressivement, sans qu’il s’en rende compte, du moins au début.

 

Ah ! Ces apéros dînatoires chez lui avec toute une bande d’ami(e)s, avant un concert à File 7 ou une virée en boîte rock, à Paris… Ces grandes fiestas à droite à gauche, copieusement arrosées de champagne, fumeuses et enfumées, lorsqu’il habitait Épernay ! Les soirées au Pub, le reste de la nuit à danser au Tigre, le café et les croissants que l’on partageait au petit matin, avant d’aller dormir…

 

Maintenant, pas de doutes possibles, il parvenait au seuil de la vieillesse. Les amis s’éloignaient si l’on y prenait pas garde, d’autres mouraient, laissant derrière eux un grand vide…. Il devenait de plus en plus difficile de s’en faire de nouveaux.  Pierre-Jean avait moins de plaisir à sortir le soir. Il préférait les rendez-vous pour déjeuner, les expos dans l’après-midi, les cinémas en fin de journée.

 

Certes, il allait toujours en concert ou au théâtre, mais c’était souvent seul. Ses amis n’étaient pas disponibles ou alors ça ne les branchait pas, qu’à cela ne tienne, il irait quand même. Il conservait de la curiosité pour tout ce qui était d’ordre culturel, mais il s’était rendu compte que ses proches, eux, devenaient paresseux. Ils consommaient de la télé à outrance, informations, reportages, séries en tous genres, émissions de téléréalité, concours de chant, de danse ou de grimaces… Il sentait un fossé se creuser, entre eux et lui.

 

D’autant plus que les relations sociales passaient par Facebook, maintenant. Tous ces gens de son âge, hyper connectés, avaient passé comme lui leur enfance sans téléphone à la maison, avec une seule et unique chaîne de télévision en noir et blanc à regarder… Les mêmes savaient, à l’adolescence, se retrouver en temps et en heure à un rendez-vous, sans même imaginer qu’un jour les téléphones portables existeraient.

 

On en était à l’ère du smartphone, on ne le quittait pas des yeux ou presque. Toujours accessible dans une poche ou dans un sac, posé à côté de soi lors des repas en famille, chez des amis, au café, au restaurant, consulté avidement dans les transports en commun, éteint avec regret avant un film ou un spectacle… Effleuré, caressé, tripoté, on l’avait en main en toutes occasions : on prenait des photos, on écoutait de la musique, on faisait un jeu, on lisait ses mails, on y répondait, on envoyait des posts à ses amis Facebook, on prenait même un appel de temps en temps !

 

Pierre-Jean n’avait pas de smartphone, juste un vieux LG lui servant à téléphoner et à communiquer par SMS. Il possédait un ordinateur qu’il utilisait quotidiennement pour des tâches assez basiques, peu envahissantes. Il avait assez à faire plutôt qu’à se compliquer davantage l’existence.

 

Alors non, il n’avait toujours pas créé un compte Facebook où rigoler avec les gens. De toute façon, il n’était pas d’humeur à rigoler. Tant pis pour lui. Tout le monde, sa famille, ses amis, ses collègues, lui disaient qu’il ratait quelque chose, qu’on fonctionnait comme ça, aujourd’hui. Il était vieux, voilà tout, il ne savait pas vivre avec son temps.

 

C’est sans doute pour cela qu’on ne l’invitait plus, qu’il avait si peu de nouvelles des uns et des autres. Il n’apparaissait pas dans leur liste sur les réseaux sociaux, c’était de sa faute ! On n’avait pas pensé à lui, on l’avait oublié, on était désolé. Parfois c’était comme s’il n’existait plus.

 

Pierre-Jean allait régler sa note et laisser un pourboire pour le service. Il avait bien mangé, c’était parfait, comme d’habitude. Ensuite il irait, comme c’était décidé, voir ce film finlandais à la Ferme du Buisson. Avant de démarrer, il avait téléphoné à Christian pour prendre des nouvelles du petit. Tout allait bien, seulement une grosse bronchite. Demain son ami n’irait pas travailler, il s’occuperait du malade.

 

En cours de route, Pierre-Jean déciderait d’une autre destination. On lui avait parlé d’un bar discothèque fréquenté par des gens de sa tranche d’âge, ouvert dès dix-neuf heures. Il arriverait trop tard pour l’apéro concert, mais il serait le premier sur la piste de danse ! Avec un peu de chance, il rencontrerait d’autres célibataires, d’autres âmes en quête d’amour, pour la nuit ou pour toujours… Ça aurait plus de piquant que les tchats sur un site dédié ! Après tout, sa soirée ne faisait que commencer.

 

 

11  Simon

 

Jawad connaissait Simon depuis l’enfance. Ils habitaient le même quartier, ils étaient allés à l’école ensemble, ils avaient joué au tennis et au foot avec leur bande de copains. Ils en avaient fait des virées à vélo, et plus tard en motocyclette ! Leur amitié était née, ils l’avaient toujours conservée.

 

Il y eut la période collège, les premières boums, les premiers flirts… À leur grande joie ils s’étaient retrouvés plusieurs années de suite dans la même classe : c’était plus facile pour les devoirs, et ils avaient le même emploi du temps ! Ils travaillaient chez l’un ou chez l’autre, révisaient leurs leçons, faisaient leur rédaction, préparaient des exposés… Jawad aidait Simon, Simon aidait Jawad, leurs parents veillaient au grain de toute façon.

 

Au lycée, ils n’avaient pas pris la même orientation. Simon se dirigeait vers le secteur technique : la mécanique, les moteurs, les machines, c’était ce qu’il aimait. Jawad avait continué en seconde générale, passé un bac C haut la main avant de poursuivre en fac de sciences.

 

Simon a décroché son bac technologique, a enclenché sur un BTS… Ils s’étaient retrouvés tous les deux étudiants à Reims et avaient partagé, pendant deux ans, le même grand appartement. Ils partageaient tout ; même, quelquefois, les copines ! Que de fêtes débridées chez Jawad et Simon !

 

Le DEUG en poche, Jawad était allé à Paris suivre les cours à Jussieu, en licence puis en maîtrise. Il avait vécu sous les toits dans une chambre de bonne exiguë avec WC sur le palier, tout au fond du couloir. Pas très sexy lorsqu’il s’agissait d’y amener l’une de ses conquêtes ! Son lit était étroit, peu confortable, mais on faisait avec.

 

Simon avait eu son BTS et souhaitait maintenant travailler. Il sortait depuis six mois avec Cécile, l’une des rares filles de sa classe, c’était du sérieux. Ils parlaient de s’installer sitôt qu’ils auraient un salaire. Ils avaient vingt ans, ils voulaient faire leur vie ensemble.

 

Jawad aimait l’ambiance de la fac et de la recherche scientifique, alors il avait continué ses études vers un DEA puis une thèse. Il avait encadré des TD, donné des cours ici ou là, supervisé puis dirigé le laboratoire où il menait ses travaux… Il avait finalement obtenu un poste d’enseignant chercheur, il l’occupait encore aujourd’hui. Il donnait aussi des conférences de par le monde, mais n’avait pas forcément l’occasion de visiter toutes ces villes prestigieuses dans lesquelles il se rendait.

 

Simon s’était marié avec Cécile, avait choisi Jawad pour témoin. Bientôt un, puis deux enfants naîtraient, des petites filles adorables. Jawad devint le parrain civil de l’aînée, c’était un grand honneur que lui faisait son ami ! Il la chouchoutait, lui offrait des livres et des disques, l’emmenait à la fête foraine, à la piscine, au musée… Aujourd’hui, Emma avait vingt-huit ans. Ce n’était pas pour autant que Jawad ne s’en sentait pas responsable. Elle allait avoir besoin de lui. Sa sœur Lilou, aussi.

 

Simon avait connu un bonheur sans nuages avec Cécile pendant une bonne vingtaine d’années, puis les filles avaient quitté le nid, l’une après l’autre… Il était allé voir ailleurs et Cécile l’avait su, c’étaient des scènes à n’en plus finir dès qu’il sortait de la maison ou lorsqu’il rentrait plus tard que prévu. Leur couple était en crise, ils ne parvenaient pas à rebondir, à faire des projets, à s’éclater au lit. En fait ils s’ennuyaient ensemble, ils en avaient assez de l’un de l’autre, ils ne s’aimaient plus. Cécile est partie la première. Il y a eu le divorce, ils ont vendu la maison.

 

En attendant qu’il retrouve un toit, l’une de ses sœurs, Valérie, avait accueilli Simon. Elle occupait seule un F4 clair et ensoleillé, dans un immeuble proche de la gare et des rues commerçantes. Finalement, il s’y était installé. Il avait une chambre spacieuse, bénéficiait du salon, de la cuisine, du bureau… Il appréciait la compagnie de Valérie et c’était réciproque. Ils s’étaient toujours bien entendus, tous les deux.

 

Simon avait mis sa part de la maison sur différents comptes épargne. Il pourrait financer largement les études de ses filles, se faire aussi des petits plaisirs : une voiture neuve, un home studio, des vacances au Maroc, en Crète, aux Canaries, une croisière sur le Nil, une autre sur le Danube… Il envisageait de s’acheter une petite maison, dans les hauteurs de la ville. Avec un bout de terrain pour jardiner, ça lui manquait. Son travail à l’usine occupait sa semaine, ses activités bénévoles de secouriste remplissaient ses week-ends, ou alors il voyait ses filles…

 

Le temps avait passé. Simon vivait toujours chez sa sœur lorsqu’il avait rencontré Aya, lors d’une soirée organisée par un couple d’amis communs. Il avait été séduit par cette grande et belle femme qui affichait fièrement sa cinquantaine, riant franchement, blaguant souvent, toujours de bonne humeur. Tout le contraire de Cécile ! Ils se voyaient chez elle, lorsque le plus jeune de ses deux fils allait chez son père. L’aîné, d’un autre père, poursuivait des études d’ingénieur à Saint-Étienne. Il revenait pour les vacances.

 

Sa petite amie le dépassait d’au moins deux têtes. Autant Simon était mince et discret, autant Aya était forte et vigoureuse, avec une sacrée personnalité. Jawad trouvait qu’ils formaient malgré tout un couple assorti. L’exubérance de sa compagne rendait Simon serein, plus expansif. Ces derniers temps, il privilégiait les week-ends avec Aya, assurant ses missions de secourisme en semaine lorsque c’était possible. Il préférait dorénavant passer une bonne soirée avec sa belle : cinéma, restaurant, bar musical, gros câlins…

 

Simon avait été très fier de la présenter à Valérie, elle en avait été ravie. Elles pourraient devenir de bonnes amies ! Aya était fille unique, divorcée deux fois, pas question de présenter Simon à ses vieux parents. À son âge, elle n’avait de comptes à rendre à personne, même pas à ses fils, il y avait prescription ! Pour le moment, c’était tout nouveau tout beau. Ils avaient passé le cap des trois mois, ils en étaient aux débuts d’une relation où chacun conservait son indépendance. Simon et Aya profitaient des moments où ils étaient ensemble. Qui vivra, verra.

 

Jawad avait finalement choisi de revenir vivre ici, dans la ville où il avait grandi. Même si ses parents, à l’heure de la retraite, avaient tout revendu pour s’établir dans un petit village du Portugal, à l’ouest de Lisbonne. Il leur rendait visite une à deux fois par an. Lui avait acheté un appartement en duplex, avec terrasse, à proximité de la gare SNCF, à dix minutes à pied de celui de Valérie.

 

Son pied à terre à Paris ne lui servait que quelques jours par semaine ; lorsque c’était possible il revenait en train jusque chez lui, sa « vraie » maison, mettant à profit l’heure du trajet pour répondre à ses mails professionnels, préparer ses cours, corriger des partiels, rédiger de nouvelles publications, étudier celles de ses collègues…

 

Ce qui importait à Jawad, c’était de rester proche de Simon. Il était son ami d’enfance, son meilleur ami, son ami pour toujours, son ami pour la vie. Ils continueraient à se voir, ils vieilliraient ensemble, ils partageraient le meilleur comme le pire, ils l’avaient toujours fait. Simon paraissait en forme, il était plein d’énergie. Bien plus que pendant son mariage avec Cécile ! Il redémarrait une nouvelle histoire d’amour, il venait de fêter ses cinquante ans, il avait droit au bonheur.

 

Valérie a appelé Jawad vers six heures du matin pour lui annoncer la terrible nouvelle. Qu’est-ce que tu me dis là, ce n’est pas possible, je l’ai eu hier soir au téléphone, il avait rendez-vous avec Aya… Jawad ne parvenait pas à y croire. Simon déboulerait chez lui ce dimanche vers dix-neuf heures pour leur apéro dînatoire, ils partageraient un joint ou deux tout en regardant un film, cela leur permettait d’affronter leur lundi en douceur… Là, tout n’était que douleur.

 

Les jours qui ont suivi le décès de Simon sont nimbés d’un épais brouillard, brouillés de larmes ininterrompues, remplis de désespérance. Qu’a-t-il fait le dimanche, qu’a-t-il fait le lundi, les jours suivants jusqu’à l’enterrement, Jawad ne se souvient pas. Il a pris un arrêt d’une semaine, travailler était au-dessus de ses forces dans l’état où il se trouvait. Il ne se voyait pas donner ses cours comme si de rien n’était. Je ne te donne pas plus pour le moment, reviens me voir si nécessaire, bon courage à toi, lui avait dit Ali, son médecin et aussi son ami.

 

Emma a débarqué chez lui de Lyon avec Assia le dimanche soir, elle n’était pas en état de conduire, son amie l’avait fait pour elle. Lilou et Cécile sont arrivées en pleurs, Valérie aussi. Elle ne pouvait supporter l’idée de dormir dans le grand appartement où samedi vers dix-huit heures, Simon lui avait fait la bise et dit au revoir, p’tite sœur, avant de rejoindre Aya.

 

Jawad n’était pas seul, c’était ce qui lui importait. Les cinq filles partageaient son chagrin, toutes aussi anéanties par la catastrophe qui leur tombait dessus. Personne n’avait sommeil, on se lamentait, on pleurait, on s’étreignait, on se calmait, puis l’on recommençait… À bout de forces Jawad avait fini par se laisser emporter par le sommeil, il s’était écroulé sur son lit sans se déshabiller.

 

Cette-nuit-là, celle du dimanche au lundi, les parents de Simon étaient restés à l’hôpital pour veiller leur fils, le seul qu’ils avaient, le petit dernier de la fratrie.

 

L’enterrement eut lieu le samedi matin suivant, le temps de réunir toute la famille. Les sœurs aînées de Simon et Valérie, Florence et Delphine, vivaient l’une en Norvège, l’autre aux États-Unis. Elles se débrouillèrent pour venir toutes les deux. Ce fut un véritable supplice, un calvaire sans nom. La petite ville rassemblée là, le maire lui-même, ses amis secouristes, ses copains du lycée, ses collègues de l’usine, les petits jeunes qu’il formait, Ali qui était aussi son médecin et qui n’avait rien vu venir… Simon ne présentait aucun des signes qui auraient pu laisser prévoir cette fin tragique.

 

La famille et les proches s’étaient ensuite retrouvés chez Valérie. Elle n’avait pas touché aux affaires de son frère, laissant les choses à l’endroit où elles étaient lorsqu’il avait quitté l’appartement pour la dernière fois. Une façon de lui rendre hommage, de parler de lui, d’évoquer des souvenirs, avant d’effacer ses traces.

 

De toute façon, Valérie allait déménager, c’était trop dur pour elle de continuer à vivre ici. Dix ans qu’ils cohabitaient sans soucis, qu’ils partageaient les tâches quotidiennes sans aucune ombre au tableau… Simon était facile à vivre, même si Cécile prétendait le contraire.

 

Simon a fait une crise cardiaque chez Aya, ce funeste samedi soir en plein mois de décembre. Malgré l’intervention rapide des pompiers et de ses amis secouristes, rien n’y avait fait. Il a été transporté d’urgence en hélicoptère à Reims, dans un service spécialisé en réanimation… C’est là-bas que l’on a déclaré son décès, au petit jour. Certes, Simon fumait sans doute un peu trop, il aimait boire du vin et de la bière comme tout le monde, mais sans excès… Il n’était pas très épais, mais c’était sa nature, Jawad l’avait toujours connu comme ça. Qu’allait-il faire, sans lui ?

 

Jawad a pris le premier train pour Paris dès le lundi suivant. Il devait s’y remettre, tout de suite ! Ali, très présent à ses côtés ces derniers jours, le soutenait dans son chagrin, l’aidait à y voir clair… Il pensait que ce n’était pas une bonne chose de prolonger son arrêt de travail. Jawad avait tous ces projets en cours, toutes ces responsabilités, tous ces étudiants qui l’attendaient… Ça ne lui servirait à rien de se laisser aller, ça lui ferait encore plus mal.

 

Le vendredi soir, Jawad était venu chez Valérie avec sa voiture, car il était question de vider les armoires, de faire du tri, de remplir des cartons. Elle voulait lui donner les maquettes de Simon, toutes ces voitures qu’il avait construites avec patience et minutie, jusqu’au moindre détail. Aya était là, buvant un thé dans le salon, visiblement très triste. On se voit souvent, toutes les deux, en ce moment. Les choses ne sont pas faciles pour elle non plus, on a besoin de se remonter le moral, lui a confié Valérie.

 

Ce soir-là, le coffre chargé des maquettes de son ami, Jawad avait raccompagné Aya chez elle, dans la ville haute, presque à la campagne. Elle lui a dit qu’elle était venue à l’enterrement de Simon mais elle était restée discrète, elle avait quitté le cimetière rapidement à la fin de la cérémonie. Elle ne faisait pas vraiment partie de la famille, elle ne voulait pas provoquer de la gêne chez Cécile et ses filles… Elles avaient suffisamment à faire comme ça. Depuis, tous les jours, elle allait sur sa tombe en compagnie de Valérie. Elles lui parlaient, elles pleuraient ensemble, elles se serraient l’une dans les bras de l’autre.

 

Aya était souvent avec Valérie, elles devenaient amies. Jawad passait souvent chez Valérie, enfin ce n’était plus vraiment chez elle. Elle n’y dormait plus, se faisant héberger à droite à gauche en attendant son déménagement à la fin du mois de janvier. Elle avait trouvé en location un appartement plus petit, refait à neuf, avec une vue dégagée. Jawad donnait ses clés à Valérie pour qu’elle puisse profiter de son duplex lorsqu’il restait à Paris ou partait pour un congrès. Il avait toujours aimé ouvrir sa porte, dépanner ceux ou celles qui en avaient besoin.

 

Un soir où Valérie se trouvait chez lui en compagnie d’Aya, ils décidèrent tous les trois d’aller au restaurant, sortir, s’amuser un peu, se donner du bon temps. La vie continuait sans Simon, même s’il occupait toutes leurs conversations. Jawad proposa de les emmener en voiture jusqu’au « Flavio Paradiso », très renommé dans le coin. Ils prirent un spritz à l’apéritif tout en croquant des olives vertes et noires. Ils burent du vin rouge pétillant d’Italie, accompagné d’une pizza généreuse servie avec de la roquette. Tiramisu ou panna cotta au coulis de fruits rouges en dessert, avec un verre d’asti bien frais… Simon aimait venir dîner ici. Le patron leur a transmis ses condoléances.

 

Aya retrouvait un peu de la gaieté qu’elle avait perdue à force de pleurer. Valérie était euphorique, Jawad faisait bonne figure mais le cœur n’y était pas. Son ami lui manquait terriblement. Les deux femmes voulurent aller danser, Jawad les suivit jusqu’au bar discothèque à quelques pas de là. Il avait bien envie de continuer à boire, jusqu’à ce que l’alcool lui fasse lâcher prise. Il en avait besoin. Tant pis s’il lui fallait laisser sa voiture sur le parking en face de la pizzeria et prendre un taxi pour rentrer.

 

Trouvant un tabouret au bar, il commanda un gin soda, qu’il but avec plaisir tout en regardant les filles se trémousser sur la petite piste de danse. Elles étaient déchaînées ! Après quelques autres verres, il put enfin se détendre, rire, même, devant les chorégraphies débridées d’Aya et de Valérie. Jawad était ivre et content de l’être. Dommage que Simon ne puisse pas voir ce spectacle, ça valait le détour !

 

Après, Jawad ne se souvient plus de rien. Jusqu’au lendemain matin, où il s’est réveillé chez lui, dans son lit avec Aya nue à ses côtés. Quelle heure était-il donc ? Il avait des cours à donner ! Il trouva ses clés de voiture sur la table de nuit, se demanda s’il avait pu conduire dans un état pareil ou si Aya l’avait fait pour lui.

 

Le temps de rassembler ses affaires, de prendre une douche, de s’habiller vite fait tout en buvant un double café serré et il était déjà dehors. Il aperçut sa voiture, garée dans la rue, à sa place habituelle. Il filerait à pied jusqu’à la gare, pour sauter dans le train de neuf heures douze. Ce jour-là, il serait en retard.

 

Dans le compartiment pratiquement vide, la tête calée contre sa veste, il pensa à Aya, l’imagina avec Simon pendant leurs relations intimes. Elle, si grande et forte, lui tout petit à côté d’elle… Mais à l’horizontale, peu devait leur importer. Bien au contraire ! Et lui, Jawad, piètre amant imbibé d’alcool préférant ronfler plutôt que de contenter son ex… Pas de quoi être fier !

 

Le cœur de  son ami s’était-il emballé alors qu’il chevauchait sa belle, de par des efforts intenses qu’il n’avait pas supportés ? Il se sentait honteux d’avoir de telles pensées. Non, Jawad ne s’engagerait pas dans une histoire avec Aya, c’était bien trop risqué. Elle ne remplacerait pas Simon et il n’oserait jamais lui demander si c’était bien ainsi que les choses s’étaient passées.

 

 

12  Une halte à Angers

 

Le 21 juin 2035

 

Chers Camille, Sacha et les enfants,

 

Comment ça va pour vous ? Avez-vous enfin de quoi vous loger, vous nourrir convenablement ? Vos démarches avaient l’air de prendre une bonne tournure, ont-elles abouti comme vous le souhaitiez ? Les enfants peuvent-ils aller à l’école, commencer à apprendre la langue ? C’est important ! Et vous ? Vos diplômes vous donneront-ils la possibilité de travailler ?

 

Je profite de notre halte d’une semaine à Angers pour vous écrire. Nos amis Meriem et Victor nous ont accueillis à bras ouverts. Comme ils ont la chance d’avoir encore leur maison, ils hébergent des personnes de passage, en transit, comme nous… La plupart vont à pied, un sac sur le dos et leurs valises à la main, d’autres poussent un caddie, d’autres traînent une carriole… Quelle misère ! Nous nous sentons bien privilégiés, Jacques et moi, avec notre cheval et notre roulotte ! Nous avons un toit, nous savons où dormir…

 

Meriem est une vieille amie, ça remonte à loin, aux meilleures heures de notre jeunesse ! Elle et Victor ne se sont jamais quittés depuis cette époque. Ils couleraient des jours heureux s’il n’y avait pas tout ce bazar ! Nous, on a été contraints de fuir. L’air devenait irrespirable, on se mettait en danger nuit et jour, notre petit coin de campagne en Seine-et-Marne ne ressemblait plus à rien, ce n’était plus possible !

 

Alors on a fait comme tous les autres, on a plié bagage, avec les moyens du bord. Heureusement, on avait gardé la roulotte, et ce sacré Léon… La vieille carne allait reprendre du service ! Et nous, autres vieilles carnes, aussi ! Autant prendre ce qui nous arrive dans la bonne humeur ! À l’âge qu’on a tous les deux, on ne risque plus grand-chose. La mort se rapproche, de toute façon.

 

Nous comptons rejoindre l’Espagne, le Portugal, l’Andalousie, peut-être pousser jusqu’au Maroc. Jacques a repris des couleurs depuis que nous avons quitté l’enfer du grand Paris. Nous avons emmené nos chats et aussi un chien resté attaché à sa chaîne, dans une cour de ferme déserte.

 

Nous voyons des choses abominables sur les routes, même si nous nous déplaçons surtout la nuit, lorsque la température redescend un peu. Nous rencontrons plein de vieux, comme nous, mais bien plus démunis, fragiles, maigres, malades, épuisés, désespérés… Nous ne nous arrêtons pas. Nous ne pouvons pas les aider. Excusez-moi d’être dure, mais la lutte pour la vie, c’est chacun pour soi.

 

Nous profitons avec Meriem des moments de préparation des repas pour bavarder, échanger les dernières nouvelles : ceux qui s’en sortent, ceux qui sont morts… Jacques aide Victor à consolider la maison, à réparer le toit, à faire quelques travaux à l’intérieur. Ça nous fait du bien de vivre dans des murs, d’avoir un grand lit confortable où dormir, où reprendre des forces. La route sera longue, encore. Nous avons la chance de nous aimer, animés par le désir de continuer à vivre ensemble, coûte que coûte, quelles que soient les conditions…

 

Jacques se joint à moi pour vous embrasser tendrement toutes les deux et les trois petits. Nous vous souhaitons tout le courage dont vous avez besoin pour démarrer votre nouvelle vie dans ce pays qui a bien voulu vous accueillir. Soyez fortes !

 

Dès que les communications sont rétablies, on se parle sur le phone. En attendant, le bon vieil Internet continue à fonctionner, même réduit à une vulgaire boîte de messagerie… Et chez Merieme et Victor, le réseau passe encore. Quel progrès !

 

Donnez-nous vite de vos nouvelles, que nous sachions si vous avez bien reçu ce courriel.

 

On pense à vous, on vous aime !

 

Hélène et Jacques