1 - Mon cher journal

2 - Le mentir vrai

3 - Laura aimait la vie

4 - La mise au vert

5 - Le secret de Philippe

6 - Impasse du Levant

7 - La cassette

8 - Le destin d’Emma

9 - Copine d’avant

10 - Les écritures

11 - Jamais dans le cadre

12 - Chats beautés

13 - La dernière fête

14 - La cinquantaine

15 - Jasmine

 

 

 

1 Mon cher journal

 

Le 27 avril 1977

 

Me voici seule, une fois de plus, à la maison. Heureusement qu'il y a le chat Hector pour me tenir compagnie ! Tout à l'heure, quand j'allumerai la télé et que je m'installerai bien confortablement dans le fauteuil, les jambes allongées, les pieds posés sur une chaise, pelotonnée dans mon duvet, il viendra me rejoindre et s'endormira sur ma poitrine, en ronronnant sous mes caresses.

 

Lui, au moins, il ne me trahit pas. Il m'aime, il reste près de moi, il est à moi, c'est mon gros chat, mon bon vieux chat. Je finirai sans doute par m'endormir aussi, dans la chaleur du duvet, bercée par les voix plates et insipides de l'émission télévisée Aujourd'hui madame, bonsoir monsieur et au revoir tout le monde ! Qu'ai-je d'autre à faire, de toute manière, ce mercredi après-midi ? Il pleut, il fait froid, le ciel est gris… Je n'ai aucune envie, à part rester ici, chez moi, avec Hector.

 

Hier, je me suis disputée avec ma meilleure amie. Béatrice n'est plus ma meilleure amie. Je n'ai plus de meilleure amie. Je n'ai même plus d'amie du tout… Tout ça à cause d'une histoire de garçon avec qui elle veut sortir à tout prix. Mais ce garçon de 4e B, Jean-Louis, est déjà pris, et bien pris ! Il sort depuis septembre avec une fille de sa classe, Laura : ils s'adorent, ça se voit, ils s'entendent super bien, entre eux c'est le grand amour, ils ne vont certainement pas se quitter de sitôt !

 

Alors quand Béatrice s'est mise à délirer, à fantasmer, à me raconter que pendant les récrés Jean-Louis la regardait, lui souriait, lui faisait des clins d'œil… Je lui ai dit qu'il fallait qu'elle arrête de rêver, que ce mec n'était pas pour elle, qu'elle allait se rendre ridicule, que si elle continuait à le draguer, elle allait se faire massacrer par Laura !

 

Béatrice n'a pas apprécié, évidemment, que je lui dise les choses en face. Moi, comme c'est (enfin, était) ma meilleure amie, je considérais que je lui rendais service en lui disant la vérité. Je voulais qu'elle comprenne que ça ne lui servait à rien de se prendre la tête pour un garçon qui n'en a rien à faire d'elle ! Il vaut mieux qu'elle regarde du côté de ceux qui sont célibataires. René ferait n'importe quoi pour elle et pourtant elle l'ignore totalement, ou alors elle lui répond sèchement, elle lui fait des coups vaches… Tant pis pour elle.

 

Béatrice a perdu sa meilleure amie et elle n'a même pas de petit ami. Eh bien voilà, c'est tout comme moi, on est pareilles. J'espère qu'elle va finir par me téléphoner, j'aimerais tant qu'elle m'appelle cet après-midi ! Elle a des excuses à me faire, elle m'a traitée très grossièrement. Mais vu la gifle que je lui ai donnée en réponse à ses : « Connasse, salope et grosse pouffe », ce serait plutôt à moi de lui téléphoner et de m'excuser, non ?

 

Pour le moment, nous sommes fâchées. Mais si nous sommes vraiment des amies, les meilleures amies du monde, tout finira par s'arranger, n'est-ce pas ? Enfin ça ne s'arrange pas toujours ! À la rentrée de septembre, c'était Élodie ma meilleure amie, mais on s'est disputées. Elle parlait plus souvent à Corine qu'à moi, je lui ai fait une crise de jalousie, on ne se parle plus du tout.

 

Béatrice, cet après-midi, n'est probablement pas seule, chez elle. Elle a une « vraie » famille, un père et une mère qui vivent ensemble, un petit frère… Il y a toujours quelqu'un avec elle, à la maison. C'est rassurant, sans doute, mais en contrepartie, elle est beaucoup moins « libre » que moi. Elle ne fait pas ce qu'elle veut, elle doit demander la permission à ses parents pour sortir le mercredi ou le samedi après-midi !

 

Les jours de collège, pas question de s'amuser après les cours, de rester un peu dehors, d'aller voir les garçons jouer au foot… Elle doit tout de suite rentrer, sinon elle se fait disputer. Rien à voir avec moi ! Je ne sais pas si ça me plairait, finalement, la vie de Béatrice. Elle n'a pas le temps de s'ennuyer, c'est sûr ; elle a toujours quelque chose à faire. Garder son petit frère, aller en courses avec son père, aider sa mère… Moi, personne ne m'oblige à rien.

 

Ce matin, quand je me suis levée, mon père était déjà parti. Il ne travaille pas, le mercredi. Il en a profité pour passer la journée à la campagne, s'occuper du jardin, du verger, de la maison où nous n'allons plus en vacances. Ça ne me dit plus rien de l'accompagner. La dernière fois, je me suis ennuyée, il faisait froid, à peine arrivée j'avais déjà envie de rentrer. Je suis restée dans la voiture à faire marcher le chauffage, à jouer avec les essuie-glaces… Pourtant, j'ai tant aimé aller là-bas !

 

Papa m'avait laissé un mot sur un bloc-notes, comme nous avons l'habitude de le faire, depuis que nous vivons tous les deux dans l'appartement. Il a écrit qu'il rentrerait tard, ce soir il ira directement chez sa copine, ils mangeront ensemble… Il m'a laissé trente francs pour que j'aille m'acheter quelque chose à manger, ce qui me fera plaisir. « Pense au pain ! » a-t-il souligné de deux traits au stylo bille violet.

 

Mais d'ici à ce qu'il ne revienne pas de la nuit… Il m'a laissé, au cas où, le numéro de téléphone de sa nouvelle amie : il la fréquente depuis une quinzaine de jours, on va bien voir si ça va durer, cette fois-ci. De toute manière, je préfère le savoir amoureux que malheureux et déprimé. C'est plus facile à vivre !

 

Elle est pas mal, la vie, comme ça. Je me débrouille toute seule, je fais ce que je veux quand je veux, sans avoir à demander quoi que ce soit à qui que ce soit… Enfin presque. De toute façon, j'aime qu’on me laisse tranquille. Tous mes devoirs sont faits pour demain, ce matin j'ai appris ma leçon d'anglais et j'ai bien révisé pour le contrôle d'histoire.

 

Je n'ai pas de soucis à me faire. Je suis plutôt une bonne élève, sérieuse et travailleuse. J'ai eu des bonnes notes au premier et au deuxième trimestre, il n'y a pas de raisons, ça va continuer pareil. Et pour l'an prochain, le passage en 3e, c'est comme si c'était fait !

 

Après mon émission à la télévision, la petite sieste avec le chat comme édredon, j'irai acheter du pain et puis une bonne plaquette de chocolat. Il sera l'heure de goûter ! Tiens, si je faisais un gâteau ? Un bon et gros gâteau aux amandes, un pain de Gênes, comme je les aime… Il me faudra une plaquette de beurre, des œufs, des amandes en poudre… Aurai-je assez d'argent ?

 

Peut-être que sur le chemin du supermarché, je croiserai Michel, de retour du foot, ou du tennis… Mais avec le temps qu'il fait, et s'il continue à pleuvoir comme ça, il va sans doute rester chez lui, lui aussi. Je l'aime bien, Michel, il est gentil. Enfin, il est gentil avec un peu tout le monde, et surtout avec les filles ! Il semblerait qu'il soit fou amoureux d'Estrela. Elle dit qu'elle ne l'aime pas, qu'elle ne veut pas de lui, qu'elle connaît un garçon, au Portugal, avec lequel elle se mariera quand elle aura dix-huit ans.

 

Hier après-midi, Michel est venu attendre Estrela à la sortie du collège. Comme elle n'était pas là, il s'est avancé vers moi, il m'a fait quatre bises, il m'a demandé si je l'avais vue… Je lui ai répondu qu'elle avait dû quitter plus tôt, puisque la prof de musique était absente. Il avait l'air d'être déçu, mais il a dit : « Ça ne fait rien » et il m'a proposé de m'accompagner jusqu'à chez moi.

 

J'ai dit oui, bien sûr ! J'étais surprise, mon cœur battait très fort, j'avais chaud et je devais être toute rouge ! Alors on s'est mis à marcher, pas trop vite, on a bien discuté, on a continué à parler une fois arrivés devant chez moi. Il me posait plein de questions, il me racontait des choses sur lui, sur ses loisirs, il me faisait rire…

 

J'étais très étonnée qu'il s'intéresse à moi. Mais bon, je sais qu'il aime Estrela, que c'est sa préférée. Au moment de partir, au lieu des quatre bises, il m'a embrassée sur la bouche. J'ai détourné la tête, très vite. Je ne suis pas une fille facile, moi ! Qu'il n'aille pas s'imaginer que je vais remplacer Estrela, comme ça, simplement parce qu'il claque des doigts ! Je lui ai dit : « Au revoir, Michel, à bientôt, on peut se revoir, si tu veux. » Il m'a dit : « D'accord, je t'appellerai demain. »

 

On est demain, la journée est déjà bien avancée, Michel ne m'a toujours pas appelée. Hier soir, quand je me suis couchée, j'ai repensé à son baiser. Je n'aurais pas dû l'éviter, j'aurais dû le faire durer ! En m'endormant, je me suis repassé au ralenti dix, vingt, trente, quarante, cinquante fois ses lèvres sur ma bouche.

 

Ah ! Si Michel pouvait m'aimer ! J'ai tant envie qu'il m'aime ! Je veux qu'un garçon m'aime ! Michel, mon petit ami ? En voilà une bonne idée ! Je vais faire crever de jalousie toutes les filles du collège ! Ce serait chouette de sortir avec lui ! Je m'ennuierais moins, le mercredi après-midi, si j'avais un petit ami…

 

Bientôt deux heures et demie : mon émission ne va pas tarder à commencer. Tiens, le téléphone sonne. Qui ça peut être ? Michel ? Béatrice ? Mon Dieu, faites que ce soit Michel !

 

Hélène

 

 

2 Le mentir vrai

 

J'ai commencé à le faire le jour de la rentrée des grandes vacances. Ça durerait toute une année scolaire, jusqu'à ce que je trouve la force de tout avouer à Élodie.

 

Ce premier jour de classe, le premier en 5e, nous nous étions retrouvées avec joie dans la cour du collège. Notre plaisir fut immense lorsque nous apprîmes que nous serions, cette année encore, dans la même classe.

 

Restant toutes deux à la cantine, nous avons eu tout le loisir de bavarder après déjeuner. Nous étions fières d'avoir un nouveau cartable, nous avons passé en revue toutes nos fournitures, qui sentaient bon le neuf. Nous avons feuilleté avec curiosité les manuels qu'on nous avait donnés au cours de la matinée, nous avions hâte de nous remettre à étudier.

 

Élodie m'a raconté ses vacances en Espagne avec ses parents et son petit frère, au mois d'août. Elle s'était baignée tous les jours, s'était fait des amis, avait mangé des glaces de toutes les couleurs aux parfums incroyables, elle avait bien bronzé…

 

Et moi, qu'allais-je pouvoir dire à Élodie sur ces deux mois d'été ? C'était si confus dans ma tête, si flou, si douloureux, si compliqué ! Est-ce qu'elle comprendrait ?

 

Comment allais-je pouvoir lui parler de mon séjour à Marseille avec ma mère et cet homme qui n'était pas mon père ? Comment les mots allaient-ils me sortir de la bouche pour raconter cet état de fait ? Comment annoncer à Élodie la séparation, maintenant effective, de mes parents ? C'était tellement difficile à vivre, dur à réaliser…

 

Les choses avaient eu lieu, là, durant l'été : ma mère avait déménagé à Reims, emmenant mon petit frère, pour vivre avec son amant. Comment l'appeler autrement ? Moi, je restais avec mon père et les deux chats, dans l'appartement familial, si grand et maintenant vidé d'une partie de ses meubles.

 

C'était sûrement mieux ainsi. Les mois précédents n'avaient été que souffrance, conflits, chaos. Les discussions sans fin, les cris, les larmes, les histoires d'adultes, j'en avais été trop le témoin. Ils ne m'avaient rien épargné. Je vivais dans l'angoisse, sans jamais pouvoir en parler à personne. Comment dire de telles choses ? Je n'étais qu'une enfant.

 

Je me surpris à raconter à Élodie, avec force détails, mes vacances à Marseille, avec mes parents et mon petit frère. C'était trop tard. Je ne pourrais plus revenir en arrière, du moins pas tout de suite.

 

C'était la première fois que je mentais de cette façon et qui plus est, à ma meilleure amie. Je mentirais encore, jour après jour, décrivant à Élodie une vie de famille heureuse, qui n'était pas la mienne.

 

Quand je parlais, j'y croyais. Élodie y croyait, aussi. C'était pour moi, à ce moment-là, la seule façon acceptable d'envisager ma vie.

 

 

3 Laura aimait la vie

 

Nous nous sommes connues à l'école primaire : nos visages d'enfants sourient sur la photo de notre classe de CM2. Nous avons mêlé nos pas sur le chemin du collège, après les cours l'une raccompagnait l'autre. Nous habitions le même quartier, dans les hauteurs de la ville.

 

Mon immeuble, le seul sur ce côté de la rue, surplombait une grande pelouse plantée d'arbres. Par les fenêtres, en contrebas, on pouvait voir le groupe scolaire construit au fond d'une ancienne carrière de craie. Mon père y enseignait.

 

En face, des groupes d'immeubles de petite taille et puis, plus haut, des tours de quinze à vingt étages, dans le même style : cet ensemble compact, que l'on voyait de loin, ne m'a jamais semblé laid. J'aimais vivre à la ZUP. Dans la vallée, à perte de vue, sur les coteaux, poussaient les vignes pour le champagne.

 

Laura habitait plus loin, à Bernon Village, près des tennis et du terrain de foot, dans un lotissement moderne, à l’architecture futuriste. Les curieuses maisons cubiques en béton, aux toits plats, situées sur un terrain en pente, étaient assemblées les unes aux autres à la façon des jeux de construction. J'adorais venir chez elle. Ce logis biscornu, sur plusieurs niveaux, aux invraisemblables escaliers, aux multiples coins, recoins, balcons et terrasses, bourdonnait comme une ruche.

 

Laura vivait là avec ses quatre frères et sœurs sous la responsabilité de Nelly, l'aînée. Ils formaient une tribu hétéroclite, animée, bigarrée. Leurs parents étaient morts dans des circonstances tragiques, dont Laura ne m'a toujours parlé qu'à demi-mot.

 

Elle m'avait confié que la vie n'avait pas été drôle de leur vivant, mais que ce n'était pas pour autant facile d'avoir à en faire le deuil. Son histoire me renvoyait à celle de ma mère, cela me rapprochait de Laura.

 

Derrière l'apparente joie de vivre de la fratrie, se profilaient des pensées sombres, liées au drame familial. Quand elles s'infiltraient dans les conversations, le ton devenait plus grave. Je sentais leurs nerfs à vif, leur douleur ressurgir, leurs plaies ouvertes.

 

Laura était ainsi : pétrie d'optimisme et d'énergie en surface, ses propos changeaient parfois de couleur et de tonalité pour laisser place à une profonde tristesse. Mais la plupart du temps, son visage affichait un sourire éclatant et des yeux pétillants de malice. Son physique était avenant, généreux. Elle avait les joues rondes et roses comme des pommes.

 

Moi non plus je ne vivais pas dans une structure familiale classique. Mais chez moi, pas de ruche : j'habitais seule avec mon père. Je possédais une liberté de mouvement que n'avaient pas beaucoup de filles du même âge.

 

Avec Laura, nous sommes véritablement devenues amies l'année de la seconde. Nous sortions toutes les deux, ou avec ses frères et sœurs. Nous avons fait des rencontres : des gens plus âgés, extérieurs au lycée. Nous allions dans les boums, dans les cafés, sur les fêtes foraines des villages, sur les bals. C'était l'adolescence, les premiers flirts, les premières cigarettes, les premiers verres d'alcool.

 

Passage en première : Laura en littéraire, moi en scientifique. Au début du printemps 1980, nous avons découvert le Tigre. Nous allions y danser le samedi avec nos nouvelles amies, Brigitte et Dany. Reggae, ska, punk, rock, pop… J'ai découvert des courants musicaux qui m'étaient jusque-là inconnus.

 

Ce fut l'époque des premiers joints, des mélanges insensés alcool et cachets, des grands désespoirs amoureux… Nos états et nos fréquentations étaient parfois limites, mais nous nous en sommes toujours bien tirées. À croire qu'une bonne étoile planait au-dessus de nos têtes à ce moment-là.

 

Les études nous parurent plus accessoires. J'ai maintenu le cap pour passer de justesse en terminale, mais Laura allait redoubler sa première. Elle était triste, morose, inquiète. Elle disait souvent : « Laura aime la vie, mais la vie n'aime pas Laura. »

 

Pendant les vacances d'été, sa sœur Nelly n'a pas voulu qu'elle parte à Londres avec Dany, Brigitte et moi. Elle devait réviser. Au mois de septembre, quand les cours ont repris, Laura n'a plus eu autant le droit de sortir : Nelly veillait au grain. Moi, j'étais toujours aussi libre. Livrée à moi-même ?

 

Je suis devenue amie avec Corine, j'ai délaissé Laura. Les amitiés adolescentes se font, se défont, font du mal. Je nourrissais une passion grandissante pour la musique : celle que je faisais chez moi avec Corine le samedi après-midi, celle que je découvrais sur le juke-box du Pub, dans les soirées improvisées au hasard des rencontres, ou bien dans les concerts.

 

Cette année-là je n'ai pas eu mon bac, mais François Mitterrand fut élu Président. Durant l'été, je travaillai au centre de loisirs de mon quartier. Laura, qui comme moi avait le BAFA, fut embauchée pour une colonie de vacances. Elle en revint toute transformée : elle avait rencontré un animateur, elle sortait avec lui, ils allaient se revoir…

 

Un jour de novembre 1981 pluvieux, nous remontions ensemble du lycée lorsqu'elle m'a fait part de sa décision d'arrêter ses études pour aller le rejoindre. Au diable la terminale ! Elle était amoureuse, elle voulait faire sa vie avec lui, fonder une famille. Elle ne souhaitait qu'une chose : être heureuse.

 

Nous ne nous sommes revues que bien longtemps après, au cours de l’été, à la piscine de notre quartier. J'avais passé le bac, réussi mes études à la fac, j'étais là en vacances, chez mon père. Laura était accompagnée de ses deux ravissantes petites filles, aussi blondes qu'elle était brune.

 

Elle m'a raconté son mariage raté, les violences conjugales, le retour dans sa ville d'origine auprès de ses frères et sœurs. Maintenant, elle vivait seule avec ses enfants, elle avait un travail. Elle m'a donné ses nouvelles coordonnées, m'a invitée à passer la voir. Je ne l'ai jamais recontactée.

 

Les choses auraient-elles changé si nous étions redevenues proches ?

 

Quelques années plus tard, j'ai appris qu'elle s'était suicidée.

 

Laura aimait la vie, mais la vie n'aimait pas Laura.

 

Une vie, ça tient en peu de mots.

 

 

4 La mise au vert

 

Tout a commencé en septembre 1980, lorsque nous nous sommes retrouvées, le jour de la rentrée, au lycée. Tu redoublais ta première. Moi, j’entrais de justesse en terminale. Tu étais de retour après une année passée dans une maison de santé, à la montagne, suite à un grave accident de mobylette.

 

C’est à l’occasion de ce drame que tes parents avaient découvert ton penchant prononcé pour les états éthyliques extrêmes, cet engouement compulsif pour l’inhalation de trichloréthylène. L’absorption massive de ces produits n’était pas étrangère à ce qui t’était arrivé : une voiture t’avait percutée alors que tu roulais selon une trajectoire confuse, désordonnée.

 

Ces événements t’avaient valu une mise au vert, loin de chez toi, pour que tu puisses te rétablir, autant physiquement que psychologiquement. Tu t’étais plutôt bien remise de ton traumatisme crânien mais, si l’alcool et le trichlo n’étaient plus dans tes priorités, tu avais découvert, au cours de ton séjour, d’autres formes plus raffinées de stupéfiants. C’est l'une des premières choses dont tu m’as parlé lorsque nous nous sommes revues.

 

À moi, il ne m'était rien arrivé de grave. Je vivais seule avec mon père et il était souvent absent. Les week-ends, je sortais beaucoup. J'aimais boire et, à l’occasion, j'essayais les mélanges conjugués de l’alcool et des neuroleptiques. J’avais aussi découvert les effets euphorisants de l’herbe et du shit.

 

Chez les gens que je fréquentais, la musique avait une place de choix. Je découvrais des groupes anciens ou plus récents, de tous les styles. J’éprouvais autant de plaisir à écouter London Calling des Clash que Breakfast in America de Supertramp. Je consacrais juste le temps nécessaire à mes études pour ne pas perdre la face.

 

Nous nous sommes tout de suite reconnues et entendues. Toi aussi tu aimais la musique, tu t’étais mise à la guitare folk. Moi je jouais du piano classique et je m’essayais à la composition. Nous prîmes rendez-vous chez moi, un samedi après-midi, pour jouer ensemble.

 

Tu avais apporté du shit et la première chose que tu as faite en arrivant, ce fut de rouler un joint, que nous avons fumé tout en échangeant sur nos expériences et nos idées. Les effets ne tardèrent pas à venir : ils provoquèrent chez nous des rires nerveux, incontrôlables. Nous continuions à parler, de façon de plus en plus décousue et fantaisiste.

 

Le monde pouvait bien tourner autour de nous, nous étions là, dans nos délires d’adolescentes, avec tant de choses importantes à nous dire ! Je me suis mise au piano et j’ai commencé à jouer un morceau que j’avais inventé. Tu as pris ta guitare, trouvé les accords : notre duo prenait forme, nous nous sentions sur la même longueur d’ondes, en communion parfaite.

 

Le samedi suivant, tu es venue avec des disques. Nous venions d’écouter Easter de Patti Smith, quand tu as sorti de ta besace Harvest de Neil Young. L'une des photos de la pochette montrait les musiciens en train de jouer dans une vieille grange, aux planches disjointes, laissant passer la lumière du soleil.

 

La musique, aux accents pénétrants, lancinants, mélancoliques, comportait de la guitare sèche ou électrique, de l'harmonica et du piano. Le disque avait été enregistré en 1972 : c’était, déjà, un album culte.

 

Avec l’invention du CD, je peux aujourd'hui l'écouter d’un seul trait, sans avoir à sortir de mon fauteuil et de mes rêveries. Mais ce samedi d’automne 1980, il a bien fallu que je me relève pour que nous écoutions la deuxième face.

 

À la fin d’Alabama, tu m’as dit que la chanson suivante était ta préférée. Tu allais apprendre à la jouer à la guitare. Si je trouvais les arpèges au piano, nous pourrions la reprendre ensemble ! C’était The Needle and the Damage Done. Une guitare en picking et la voix douloureusement plaintive de Neil Young : un chef d’œuvre minimal, à la beauté fragile.

 

J’ai enregistré l’album sur mon petit magnétophone et j’ai passé la semaine suivante à écouter la cassette, à décrypter cette cascade de notes égrenées à la guitare, afin d’en faire quelque chose au piano.

 

Tu es venue chez moi nombre et nombre d'autres samedis. Nous fumions tout en bavardant et en écoutant de la musique, puis nous nous mettions à jouer. Bientôt, nous fûmes capables de reprendre ce morceau qui te tenait tant à cœur. Tu chantais toutes les paroles, je te rejoignais aux chœurs sur « Oh the damage done ». Nous étions fières de nous réécouter quand nous étions parvenues à nous enregistrer sans nous tromper !

 

Tu étais de taille moyenne, très mince, presque maigre. Tu portais des jeans en velours, des chemises à carreaux, des bottes style western. Au début de l’hiver, tu t’es mise à arborer fièrement un poncho et un bonnet péruviens, qui te donnaient un genre original et inclassable.

 

Tes cheveux fins et longs, teints au henné, avaient une belle couleur cuivrée. Ils encadraient harmonieusement ton visage gracile et renforçaient le bleu profond de tes yeux. Moi j’étais plus petite, plus massive. J’ai adopté des tenues similaires aux tiennes, j’ai laissé repousser mes cheveux blonds, qui sont devenus dorés avec le henné. Tu avais une voix divine.

 

Au lycée, je tentais, tant bien que mal, de garder la tête hors de l’eau, mais mes préoccupations étaient ailleurs. Je ne savais pas ce que je voulais faire après le bac et ce qui m’importait, c’était mes samedis avec toi, nos délires, la musique. Corine et Hélène, Hélène et Corine… J'étais fière d'être ton amie.

 

Au début du printemps, tu m’as présenté Nadège. Elle était nouvelle dans ta classe, elle jouait de la guitare, elle avait les mêmes centres d’intérêt que les nôtres… Nos rituels sont passés du duo au trio. Au fil des jours, vous êtes devenues de plus en plus complices. Entre vous, se créaient des liens extraordinairement forts, contre lesquels je ne pouvais rien.

 

Nos rendez-vous se sont espacés pour finalement disparaître. J’ai continué à fumer et à jouer seule, tantôt au piano, tantôt à la guitare. Je me suis mise au chant. Il était plus que temps de réviser pour le bac, mais je n’en avais pas l’énergie. Je me disais que seul un coup de chance, peut-être, me permettrait de l’obtenir.

 

J’ai raté mon bac. Ma fierté n’en a été que peu altérée : je n’étais pas prête, voilà tout. L’année suivante, j’ai mieux géré mon temps et mon énergie entre mes études et mes loisirs. J’ai continué la musique, commencé le théâtre, je me suis fait de nouvelles amies… Mais je n’ai retrouvé avec personne d’autre ce qui m’avait unie à toi pendant ces quelques mois.

 

Bien des années plus tard, j'ai repris, avec mon groupe de l'époque, « notre » chanson en version électrique. Quand je chantais « Oh the damage done », j’avais l’impression que tu étais là, que tu m’accompagnais à la guitare.

 

De toute façon, depuis septembre 1980, tu n’as jamais vraiment cessé de m’accompagner.

 

 

5 Le secret de Philippe

 

Avant le Lancelot, il y avait eu le bar de l'Habitude. C’est Iso qui m'y a emmenée la première fois. Nous faisions du théâtre ensemble et nous avions sympathisé. C'est là, dans ce petit bistrot du centre-ville, qu'elle retrouvait ses copains.

 

Jusqu'à présent j'étais une habituée du Pub, mais j'allais dans les bars au gré des rencontres. Venir à l'Habitude fut pour moi l'occasion de renouveler mon cercle d'amis. Filles et garçons, la plupart lycéens, plutôt cools et babas, ils aimaient faire la fête, boire de la bière et fumer du haschich. Moi aussi : ça tombait bien.

 

En septembre 1982, nous formions déjà un bon petit groupe. Pour mon anniversaire, j'ai invité chez moi tous mes nouveaux amis. Nous avions l'appartement à notre disposition : mon père ne serait pas là du week-end. Les joints tournaient au son de Poèmes Rock de Charlélie Couture, les voix s'échauffaient, les débats s'animaient, les rires s'intensifiaient… J'aimais nos sujets de conversation, la liberté que nous prenions à critiquer la société et les gens trop conventionnels. J'aimais sentir que nous étions à part. J'aimais parler avec Philippe.

 

Nous continuâmes la soirée sur la grande place du Jard. C'était la fête foraine et son bal en plein air, ses cris de joie ou d'épouvante, ses lumières bariolées, sa liesse. Philippe était toujours à mes côtés, j'en étais très flattée. Il ne faisait aucun doute qu'après la fête, il repasserait chez moi. Au petit jour, les autres s’étaient tous endormis, il m'a prise dans ses bras pour m'embrasser. Dans le salon il faisait déjà clair, nous nous sommes allongés par terre, sous un duvet. Je venais d'avoir dix-neuf ans, j'allais entrer en fac et j'avais un petit ami.

 

De l'Habitude nous passâmes au Lancelot, à une centaine de mètres, probablement parce que l'un ou l'une du groupe avait trouvé l'endroit sympa et y avait emmené les autres. Situé dans une petite rue adjacente à la place du marché, sa façade était étroite et à l'intérieur, l'espace s'étirait en longueur.

 

Nous avons élu domicile dans la salle du fond, carrée, sobre, sans fenêtres, meublée de tables rectangulaires et de chaises en bois foncé. C'est au Lancelot que j'ai appris à jouer au tarot. Je n'ai jamais été une bonne joueuse : je n'étais pas assez attentive. Mais j'aimais ce jeu pour la convivialité, pour l'hilarité qu’il déclenchait, souvent. La bière y était aussi pour quelque chose ! Je plongeais délicieusement dans l'euphorie et l'allégresse au bout de quelques verres ambrés de Leffe.

           

Après les vendanges, j'ai fait mes premiers pas en psycho, dans la grande ville voisine. J'ai habité à peine quinze jours une cité U excentrée, loin de la gare, au milieu de nulle part, à l'opposé de la fac de lettres et de sciences humaines. Je faisais des trajets en bus interminables et déprimants. Quand Muriel m'a proposé son appartement, qu'elle quittait pour vivre avec son ami, j'ai sauté de joie. Je me suis retrouvée pour l'année dans un grand deux-pièces avec Carmen, colocataire agréable et discrète avec laquelle je me suis tout de suite entendue. J'ai pris goût aux études universitaires.

 

Philippe venait parfois me voir en semaine, mais nous nous retrouvions surtout au Lancelot le vendredi en fin d'après-midi pour préparer le week-end avec les autres. Je regrettais de n'avoir pas plus d'intimité avec lui, nous étions rarement seuls. Mais c'était mon petit ami et je tenais à lui. Il avait un corps mince, gracieux. Son visage était fin, encadré par une crinière bouclée châtain clair. Sa démarche souple, élastique, lui conférait un air félin qui me faisait fondre dès que je l'apercevais.

 

Il avait quitté le lycée professionnel sans avoir eu son CAP de mécanique et il attendait son départ au service militaire. Il avait bien tenté de se faire réformer, mais ça n'avait pas marché. Tant qu'il n’aurait pas fait l'armée, il ne pourrait rien envisager d'autre. Il n'avait pas envie, mais il n'avait pas le choix.

 

Cette situation le rendait anxieux, nerveux, lunatique. En attendant, il menait une vie oisive, décalée, son activité principale consistant à trouver des plans à fumer. Herbe ou shit, il se chargeait d'acheter pour le groupe. Au Lancelot, Philippe était toujours très demandé. Il sortait souvent pour « faire la causette », comme il disait.

 

Tous les samedis ou presque, nous trouvions un endroit pour faire la fête. Nous formions un noyau d'une dizaine de personnes, autour duquel gravitaient d'autres amis ou habitués du Lancelot. Nous étions jeunes, délurés, mélomanes, philosophes. Nous aimions la vie, ses plaisirs, les partages, les échanges…

 

Nous fûmes souvent les locataires clandestins du foyer PTT, déserté le week-end par les collègues de Damien. Il se faisait un plaisir de nous inviter dans cet appartement démesurément grand, qui stimulait notre imagination. Nous en fîmes le terrain de nos jeux les plus fous. Nous débordions d'idées, plus loufoques les unes que les autres.

 

L'immense baignoire devint une pirogue sur laquelle nous embarquions régulièrement, Iso, Vanessa et moi, pour un voyage enflammé au pays des poèmes d'Arthur Rimbaud. Les garçons, quant à eux, organisaient des concours de glisse en chaussettes sur le parquet ciré du couloir gigantesque traversant l'appartement. Dans le salon, le double album Higelin à Mogador ne quittait pas la platine. Nous vivions le concert comme si nous y étions, nous chantions à tue-tête, nous étions libres, contestataires et doux rêveurs.

 

Le 31 décembre, le réveillon se ferait chez Iso. Nous avions décidé que la soirée serait déguisée. Enfin pour nous, les filles : Vanessa, Natacha, Iso et moi avions pris plaisir à nous préparer, à nous maquiller. Pour Arnaud, Benoît, Damien, Andrew et Philippe, ce fut plus sommaire. Qu'importe. Nous passâmes une bonne soirée, plutôt calme et chaleureuse. 

 

Philippe profitait de ses derniers moments de vie civile avant l'Allemagne, début janvier. Le jour de son départ, je lui ai demandé de me communiquer très vite son adresse exacte, pour que je puisse lui écrire. J'ai attendu longtemps, dans le doute grandissant, un courrier qui ne viendrait jamais.

 

Nous nous sommes revus chez moi à sa première permission. Envolée, la belle crinière couleur de blé mûr. Ses cheveux courts, plus foncés, lui allaient plutôt bien et accentuaient la finesse de son visage. Je l'aimais toujours. J'allais lui prouver par la suite en lui envoyant de longues lettres enflammées. J'avais besoin de passer du temps à lui écrire pour me sentir proche de lui. Tant pis si je ne recevais aucune lettre en retour. « Ce n'est pas mon truc d'écrire » m'avait-il avoué.

 

Philippe revenait seulement un week-end par mois. Le reste du temps, il me manquait. Je faisais avec, occupant mon temps à explorer avec une passion grandissante les champs de la psychologie, à apprendre désespérément à conduire, à aller au Lancelot le vendredi soir retrouver les amis, boire de la Leffe, jouer au tarot…

 

Notre petite communauté restait soudée. Les meilleurs moments d'harmonie et de quiétude furent sans doute ceux que nous avons passés à la campagne, dans la grande maison familiale de Damien, Natacha et leurs autres frères et sœurs. Ils vivaient tous les cinq avec leur mère. L'éventail musical allait de Brahms aux Sex Pistols, sans que personne n'y trouve à redire.

 

Après les repas, nous devisions paisiblement devant la cheminée. Les yeux brillants, les joues brûlantes, nous nous amusions à nous projeter dix ans dans le futur. À l'aube de nos vingt ans, il semblait clair que nous serions toujours amis. Sans doute qu'un jour, Philippe et moi, nous aurions des enfants. Patrick et Natacha aussi.

 

J'ai réussi ma première année de DEUG et mon permis de conduire, avec en cadeau la vieille Dyane de mon grand-père. Je sortais toujours du Lancelot dans un état d'ivresse assez limite, mais cela ne m'empêchait pas de prendre le volant.

 

Philippe profitant d'une longue permission pour l'été, nous partîmes ensemble en vacances au cap Fréhel. Nous avions rarement passé autant de temps seuls, en couple. Ce fut l'occasion de mieux nous connaître, d'entrer un peu plus dans la vie de l'autre, de percer des secrets.

 

Un jour, dans notre tente, j'ai découvert, au dos d'une carte postale qu'il destinait à ses grands-parents, son écriture malhabile, enfantine, bourrée de fautes. J'ai compris pourquoi il ne m'avait jamais écrit.

 

Le rythme d'un week-end par mois a repris. Mes lettres se sont espacées, je n'attendais plus ses permissions avec autant de fougue. Je sentais le fossé se creuser entre nous depuis un moment déjà. Je ne l'aimais plus et j'allais le lui dire à l'occasion de notre prochain rendez-vous au Lancelot.

 

Ce jour-là, il est arrivé avec un cadeau pour moi, le premier qu’il me faisait depuis que nous sortions ensemble. Dommage ! C'étaient trois petits chats en faïence, que j'ai toujours gardés. Philippe venait de finir l'armée. La semaine suivante, il sortait avec Iso. J'ai quitté le groupe début 1984, retournant au Pub et à mes études.

 

 

6 Impasse du Levant

 

Fin juin 1983, j'ai dû quitter l'appartement de Muriel où j'avais passé l'année universitaire en compagnie d'une autre locataire. Nous nous étions bien entendues, Carmen était très facile à vivre. Muriel avait arrêté la fac, trouvé du travail, s'était installée avec son copain… Ainsi allait la vie. Ses parents vendaient son appartement d'étudiante après avoir eu la gentillesse de nous le louer, huit mois durant, pour une somme dérisoire.

 

Ça nous avait bien dépannées, Carmen et moi. J'étais mieux là qu'en résidence universitaire : j'avais préféré fuir, quinze jours après la rentrée ! J'y ai passé de bons moments, dans cet appartement. Ayant réussi assez brillamment la première année du DEUG de psychologie, j'ai eu envie de continuer dans cette voie.

 

En septembre, il me faudrait chercher un nouveau lieu de vie estudiantine. Nous avions bien sympathisé, Éléonore et moi, depuis notre entrée en fac. Nous étions toutes les deux en psycho, inscrites en deuxième année, et nous avions décidé de cohabiter pour disposer d'un espace plus grand que celui d'une chambre ou d'un studio. Les recherches furent menées tambour battant mais au bout du compte, se révélèrent bien désespérantes. Les gens louaient vraiment n'importe quoi ! Et très cher !

 

Une adresse donnée à tout hasard par le CROUS récompensa notre opiniâtreté. Il s'agissait d'un logement situé en centre-ville, derrière la cathédrale. La propriétaire, volubile, enthousiaste, nous affirmait qu'il nous conviendrait tout à fait. Nous allâmes immédiatement le visiter. C'était une petite maison basse, blanche, située dans la cour d'un vieil immeuble, au fond d'une impasse à la chaussée pavée. L'extérieur avait déjà beaucoup de charme.

 

On entrait curieusement par la chambre, aux trois petits lits d'une place, recouverts d'une cotonnade fleurie à volants, blanche et bleue. Les double-rideaux encadrant deux hautes fenêtres avaient été coupés dans le même tissu. Un imposant lampadaire de style baroque, à la colonne en bois peint et sculpté, trônait majestueusement dans cette grande pièce rectangulaire, où la couleur dominante était le bleu. S'y dégageait une atmosphère onirique, très conte de fées.

 

Les deux autres pièces, en enfilade, étaient meublées plus sobrement. Celle du milieu disposait d'une grande armoire et d'une table ronde. La cuisine, sommairement aménagée, donnait accès à un minuscule cabinet de toilette conjuguant lavabo et WC. Pas de douche. Les conditions de vie seraient un peu spartiates, mais tout à fait correctes. Après la visite de tant d'appartements vétustes, celui-ci avait pour nous des allures de palace.

 

Avec Éléonore, nous étions preneuses. Le loyer était assez conséquent, mais il y avait trois lits ! Nous trouverions rapidement une troisième locataire, Natacha, une amie commune, et nos parents donneraient leur accord. En octobre, nous investîmes les lieux du 3 impasse du Levant, notre palais de belles au bois dormant.

 

Nous ne mourrions pas de faim : nous avions notre réserve de conserves et de confitures maison. Chacune rapportait des provisions glanées chez les parents le week-end, nous faisions peu de courses sur place.

 

Le matin, le passage des unes et des autres au réduit nommé pompeusement salle de bain, ne posait plus de problèmes depuis que nous nous étions organisées et que nous respections scrupuleusement les horaires.

 

L'hiver, nous aurions froid. L'appareil de chauffage, soi-disant accumulateur de chaleur, n'accumulait pas grand-chose et faisait un boucan du diable la nuit, pendant les heures creuses.

 

La chambre bleue pour princesses endormies se métamorphosait, le jour, en salon bigarré ; nous aimions y recevoir nos amis en buvant du café. Nous avions apporté chacune un couvre-lit à notre goût, des objets personnels. Les murs s'étaient rapidement couverts de posters, de gravures, de photos. L'affiche d'un concert d'Hubert-Félix Thiéfaine resterait scotchée toute l'année, à droite de la porte d'entrée.

 

Nous n'avions pas la télé. Le soir, la plupart du temps, nous mangions ensemble. Nos discussions se prolongeaient bien après le repas, nous restions dans la cuisine à fumer des cigarettes, l'une ou l'autre faisait la vaisselle. Nous n'étions jamais couchées très tôt. Nous passions du temps à lire, chacune dans notre lit. Des romans, des magazines, des livres au programme de nos études…

 

Viendrait le temps des examens, nous réviserions nos cours, dans l'urgence, comme toujours, jusque tard dans la nuit. Nous étions des étudiantes plutôt sérieuses, motivées. Nous travaillions avec acharnement. Natacha était en terminale option arts plastiques et révisait ses contrôles avec son amie, la grande Catherine. Cette fois-ci, elle devait décrocher son bac !

 

La semaine était donc relativement studieuse, mais nos week-ends plus débridés. J'avais mon petit ami attitré, Philippe. Pour Natacha c'était Patrick, l'amour de sa vie. Éléonore vivait à cette époque des flirts de courte durée. Sensible, romantique, elle recherchait l'âme sœur et était souvent déçue.

 

Nous repartions le vendredi soir, jusqu'au lundi matin. Parfois, l'une de nous trois restait pour disposer du lieu à sa convenance, vivre librement ses amours, travailler avant les examens. Y être seule, tout simplement. Ça m'arrivait de temps en temps.

 

Le lundi soir, au dîner, nous échangions sur nos activités du week-end. Éléonore allait souvent danser à l'Espace 27, la plus grande discothèque de la région. Pour Natacha, la plupart de son temps était consacré à Patrick, chez lui ou chez elle à la campagne. Moi je sortais au Lancelot, au Pub, à l'Univers ; j’allais dans des fêtes, au gré des propositions, avec ou sans Philippe, en fonction de ses permissions…

 

Nous aimions bien parler, toutes les trois réunies : nous partagions nos espoirs, nos passions, nos déceptions… Nous nous faisions des confidences, nous racontions nos vies, nos histoires, nos familles, nos blessures. Les études de psychologie nous faisaient disserter, Éléonore et moi, sur les hasards de la vie, sur ces coïncidences qui dictent notre destin. Nous étions convaincues du rôle majeur de l'inconscient dans nos actes, dans nos choix. Nous déroulions ensemble nos courtes existences, nous mettions tout à plat pour bien décortiquer. Nous croyions tout comprendre.

 

En janvier 1984, j'eus la possibilité de travailler comme surveillante de cantine dans une école maternelle de la ville. J'aurais un peu plus d'argent de poche ! Ce fut aussi le mois où mourut mon grand-père. Je n'ai pas vraiment eu de chagrin. Peu après j'ai rompu avec Philippe. Après une relation chaotique d'un an et demi, je n'étais plus amoureuse. J'ai cessé de le voir, et par là même tous ces gens que je fréquentais avec lui, ceux qu'on appelait la bande du Lancelot.

 

Qu'importe, j'irais plus souvent au Pub, j'irais danser au Tigre. Je voulais changer d'amis, de style, de sorties, je faisais de nouvelles rencontres. J'invitais mes conquêtes du samedi soir au 3 impasse du Levant, si je savais l'appartement libre. Comme mes copines, je prenais la pilule. Nous nous protégions d'une grossesse, pas encore du SIDA. J'avais vingt ans, un impérieux besoin de faire des expériences, d'établir des comparaisons. Je poursuivais par ailleurs mes études avec détermination : je voulais réussir les examens, j'aimais étudier.

 

Nous fûmes en juin, déjà la fin… Un après-midi ensoleillé où je me trouvais seule impasse du Levant, je décidais de faire des photos. La lumière naturelle, particulièrement belle, se diffusait harmonieusement dans la grande chambre bleue. Je n'utilisai pas de flash. Je voulais capter les rais de lumière descendant des fenêtres, je cherchais à saisir la féerie et la magie du lieu, momentanément calme, silencieux.

 

Plus tard j'ai pris d’autres photos avec Éléonore, Natacha et la grande Catherine, auxquelles je faisais prendre des poses. J’ai gardé ainsi une trace précise de cet appartement où j’avais vécu de si bons moments. Une dernière année de quiétude, de confort, de relative insouciance. Ma chambre de bonne dans le 16e avec WC sur le palier n’aurait pas le même charme.

 

J’allais donc continuer en licence, à Paris. Pour Éléonore, ce serait Villetaneuse. Nous serions séparées. Nous nous verrions moins. Nous cesserions de nous voir.

 

Le mot « avenir » se profilait ombrageusement pour moi, laissant peser de lourdes menaces. Les choses allaient changer brutalement, radicalement. Je serais de plus en plus seule.

 

 

7 La cassette

 

Ce vendredi soir-là, avec Iso, nous avions décidé d’aller danser au Saint. Après l’avoir récupérée à la gare de l’Est, je lui ai proposé de passer le début de la soirée chez moi. Nous avons fait un long trajet en métro jusqu’à la station Rue de la Pompe, pour nous retrouver dans cette chambre de bonne exiguë, aux conditions de vie spartiates, dans laquelle se déroulait ma vie d’étudiante.

 

Je n’avais pas eu cours, cette semaine. Un mouvement de protestation étudiante avait pris de l’ampleur au fil des jours, ma fac était en grève. Les revendications concernaient le retrait d’une grande réforme de l’enseignement supérieur. J’avais du mal à adhérer. J’ai toujours été réticente pour protester, manifester. Je n’ai jamais aimé crier dans la rue pour défendre telle ou telle cause, la foule me fait peur.

 

Je m’étais quand même laissé convaincre de participer à la grande manif du jeudi. En fin de journée, aux Invalides, il y avait eu des affrontements violents avec les CRS ; ils avaient utilisé des grenades lacrymogènes, des personnes avaient été gravement blessées. Cette situation de chaos m’angoissait terriblement. Le lendemain, je n’avais pas renouvelé l’expérience, mais j’avais écouté la radio : les mouvements de colère continuaient, les tensions étaient toujours très fortes entre les CRS et les manifestants. Et les casseurs ajoutaient au désordre.

 

J’ai sorti les gâteaux apéritifs, servi à boire à Iso : j’avais acheté du gin et du soda. Nous nous sommes installées sur mon lit pour discuter. Sur le magnétophone à cassettes, se succédaient les musiques sur lesquelles nous danserions, tout à l’heure, au Saint : Joy Division, The Cure, Depeche Mode, Siouxsie And The Banshees, The Sisters Of Mercy, Bauhaus…

 

Un peu plus tard, j’ai proposé à mon amie de prendre des coupe-faim qui avaient l’effet d’amphétamines quand ils étaient conjugués à l’alcool. Nous avons avalé les cachets avec un dernier verre de gin tonic. Il était temps d’y aller. Nous avons pris le métro jusqu’à la station Saint-Michel.

 

Nous sommes sorties du métro, en direction du bar-tabac où nous voulions acheter notre provision de cigarettes pour la nuit à venir. Là, nous avons senti que la situation n’était pas normale ; des gens couraient partout, on entendait les sirènes, il y avait de la fumée… Confusion générale. L’effet des speeds commençait à se faire sentir et nous ne voulions qu'une seule chose : aller danser au Saint.

 

C’est de l’intérieur du bar-tabac que nous avons vu les premiers CRS à moto. L’un conduisait tandis que l’autre, à l’arrière, jouait de la matraque pour disperser les gens, sur le trottoir. Le passage ininterrompu de ces équipages démoniaques provoquait une véritable panique. Des passants choqués venaient se réfugier dans le café ; nous avions migré tout au fond, priant pour que tout cela s'arrête, c'était d'une violence inouïe.

 

Mais nous étions programmées pour aller au Saint : lorsque la situation a paru se calmer, nous avons couru jusqu’à l’entrée, quelques rues plus loin. Nous n’étions pas les seules à avoir trouvé refuge ici, beaucoup de danseurs étaient sur la piste. Nous nous sommes mises à danser aussi, pour oublier l’ambiance de guerre civile qui régnait à l’extérieur.

 

J’étais heureuse de pouvoir me donner, corps et âme, sur la musique que j’aimais. L’ingestion des cachets me rendait beaucoup plus communicative, je n’avais plus d’inhibition, plus de timidité, j’engageais facilement la conversation.

 

Ce fut une bonne soirée, vu sous cet angle. Nous avons attendu la fermeture du Saint pour remettre les pieds dehors. Tout semblait calme. Nous avons pris le métro pour retourner chez moi, accompagnées d’un garçon et d’une fille avec lesquels nous avions sympathisé pendant la nuit. L’heure était aux croissants et au café.

 

Nous sommes restés ensemble une partie de la matinée, personne n’avait sommeil. Puis nos nouveaux amis sont partis, nous avions échangé nos numéros de téléphone. C’est plus tard dans la matinée que nous avons appris la gravité des événements de la nuit, qui s’étaient soldés par la mort d’un jeune homme, Malik Oussekine.

 

Il y a eu retrait total du projet, la fac a repris, mais les blessures sont restées vives pour tout le monde, pendant plusieurs mois. Un soir, j’ai reçu un coup de téléphone d’un garçon qui disait m’avoir rencontrée au Saint, ce vendredi soir de décembre 1986. Il se souvenait être venu chez moi, après ; il avait envie de me revoir et me proposait de passer la soirée avec lui.

 

Je me souvenais à peine de lui, je n’avais pas envie de sortir, j’étais déjà en pyjama, je lui ai demandé de me rappeler une autre fois. Il ne l’a fait que bien plus tard : j’avais eu le temps de décrocher le DESS de psychologie du travail et d’embrayer sur un DEA, histoire de prolonger, encore, la vie d’étudiante dans laquelle je me sentais plutôt bien. Cette fois-ci, j’ai dit oui. Je l’ai invité à passer chez moi le soir-même.

 

Je n’avais gardé de lui qu’un souvenir très flou. J’ai donc été agréablement surprise par l’arrivée de ce beau garçon, grand, mince, au visage fin, souriant. Mehdi avait de magnifiques yeux bleus, de belles lèvres charnues et les cheveux châtains coupés en brosse. Il portait un pull à col roulé noir, un jean et des chaussures à grosses semelles de crêpe.

 

J'ai préparé deux verres de gin tonic. Il était impressionné par ma collection de cassettes et de vinyles ; j’avais une chaîne hi-fi, maintenant. Je lui ai proposé de lui faire écouter mes groupes préférés. Poésie Noire, Martin Dupont, Trisomie 21, Charles de Goal, Clair Obscur, Réseau d’Ombres…

 

Pour accentuer l’effet du gin, j’ai roulé un joint. Plus la soirée avançait, plus Mehdi me plaisait. J’ai enclenché la cassette de Clan of Xymox et je lui ai souri, venant m’asseoir tout près de lui. Les titres se sont enchaînés les uns après les autres, tandis que nous nous nous rapprochions tendrement. Il a dormi chez moi.

 

Le lendemain matin, à la fac, j’étais dans un état d’euphorie rare ; je trouvais tout le monde sympa, j’avais envie de discuter avec tout le monde. Quelque chose d'inattendu s’était présenté sur mon chemin. Mehdi avait promis de me rappeler.

 

Nous nous sommes revus, souvent chez moi, souvent très tard. Il travaillait dans un hôtel, quittait aux alentours de minuit, arrivait vers une heure du matin… Solitaire et indépendante, les modalités de cette relation me convenaient. J’étais heureuse comme ça, nous passions de bons moments ensemble, c'était ce qui m'importait.

 

Lorsque la nuit était déjà bien avancée, nous écoutions Clan of Xymox, ses musiques étranges, majestueuses, intemporelles. Sur l’autre face, il y avait Medusa, l’autre album du groupe Xymox. L’atmosphère y était la même, onirique et fabuleusement orchestrée, mêlant harmonieusement les cordes et les instruments électroniques.

 

Une heure trente de petits chefs d’œuvre délicatement façonnés. Avec l’autoreverse, nous pouvions même passer les deux albums en continu. Mehdi m’a demandé de lui faire une copie de la cassette. Nous l’écoutions toujours quand il venait chez moi.

 

Les choses ont duré entre nous comme elles devaient durer, un jour il a quitté Paris pour un nouveau job dans le Sud, on ne s’est plus revu…

 

Plus tard, j’ai acheté Clan Of Xymox et Medusa en CD pour le confort d'écoute, mais j’ai gardé ma vieille cassette, témoin d’un temps révolu.

 

Le chant douloureux des guitares, les martèlements de basse, les envolées symphoniques, la puissance sophistiquée des machines m’arrachent toujours autant les tripes.

 

Dis Mehdi, te souviens-tu de la cassette que j'avais faite pour toi ?

 

 

8 Le destin d’Emma

 

Le 9 janvier 2009

 

Chère Emma,

 

Pourquoi ai-je laissé passer toutes ces années sans te demander de tes nouvelles ?

 

Toi non plus, tu ne t'es pas manifestée, d'ailleurs pourquoi l'aurais-tu fait ? Nos derniers contacts ne nous avaient pas laissées en de très bons termes. Nous étions même plutôt fâchées, nous ne nous étions pas comprises, nous ne nous comprenions plus…

 

C'était dur à admettre, mais ça semblait malheureusement irréversible. C'était la fin d'une longue amitié, il n'y avait rien d'autre à faire, aucune solution. Tu avais été suffisamment claire dans la dernière lettre que j'ai reçue de toi, il y a largement plus de quinze ans aujourd'hui.

 

Alors pourquoi t'écrire maintenant ?

 

J'ai souvent pensé à toi au fil du temps et je veux que tu le saches. Je me suis souvent demandé ce que tu devenais, quel tournant avait pris ta vie… Je souhaitais ardemment que les choses s'arrangent pour toi, je me voulais optimiste. Tu étais une artiste, avec un talent incontesté. Allait-on enfin le reconnaître ? Avais-tu maintenant la possibilité de vivre de ton art ?

 

Tu dessinais admirablement bien, depuis l'enfance. J'aimais ton style épuré, aux traits fins, précis, expressifs. Plus tard tu t'étais mise à la peinture, tu apprenais la technique du vitrail et tu étais mordue… Lorsque je pensais à toi, je voulais croire que tes difficultés n'avaient été que passagères, que tu t'en étais sortie, que tu vivais « bien ». Je n'ai jamais eu de tes nouvelles. Cela dit, je n'ai pas cherché à en avoir, non plus. Comment faire quand les liens sont irrémédiablement défaits ?

 

Du temps où l'on se voyait encore, tu travaillais comme secrétaire au siège d'une boîte qui fabriquait des pièces détachées, pour des machines d'usines… Drôle de destin, pour une jeune fille issue d'un milieu bourgeois, brillante, sensible, douée pour les études…

 

Tu avais obtenu le bac une année avant moi (j'ai redoublé la terminale) avec une excellente moyenne. Et tu t'inscrivais en BTS de secrétariat ? Tu avais d'autres aspirations ! Je t'ai tant admirée au collège puis au lycée… Je crois même que nous étions dans la même classe, en CM2. C'est dire si notre amitié remontait à loin !

 

Toi, tu aurais voulu faire les beaux-arts, ou histoire de l'art. Tes parents n'ont pas voulu en entendre parler. Tu n'as pas vraiment eu le choix, si je me souviens bien. Ta sœur aînée avait fait un BTS de secrétariat, s'était mariée, avait une bonne place, aurait bientôt des enfants… Tu ferais donc comme elle, c'était comme ça. Autrement ils te coupaient les vivres, et tu te débrouillais toute seule. C'était plutôt brutal… Tu as fait les deux ans d'étude, décroché le BTS haut la main, trouvé des emplois de secrétaire en intérim…

 

Et dès que tu as pu, tu as couru t'inscrire en fac d'histoire de l'art, là tu te sentais vraiment dans ton élément. Tu étais passionnée, tu aimais ce que tu y apprenais. J'ai suivi quelques cours avec toi, lorsque je suis venue habiter Paris pour continuer mes études de psychologie, après le DEUG. Tu dessinais, tu peignais beaucoup, tu t'initiais à de multiples techniques… Tu ne t'arrêtais jamais.

 

Je t'ai souvent rendu visite dans ton studio du 7e arrondissement. À l'occasion tu m'hébergeais, nous passions un week-end ensemble, en profitions pour voir des amis communs, sortir… Je me souviens du lever tardif du dimanche, du petit-déjeuner bien copieux, de nos bols de café, de nos discussions enflammées, tout en fumant des cigarettes.

 

Tu me disais combien il était difficile de conjuguer un travail « alimentaire » et des études, ta créativité en pâtissait parfois, tu étais fatiguée, tu te sentais vide, inutile, en décalage avec le monde qui t'entourait… Je trouvais que tu avais bien du courage, que tes proches, en particulier tes parents, étaient durs avec toi. Tu ne te conformais pas au « moule » dans lequel ils auraient voulu te voir alors ils t'en faisaient baver.

 

J'ai quitté Paris, nous nous sommes moins vues, mais nous nous écrivions des lettres, de longues lettres.

 

Il y a eu ce jour où je t'ai téléphoné, où je t'ai demandé de me rendre ce service plutôt simple et banal, m'héberger pour une nuit, cela aurait lié l'utile à l'agréable, c'était une occasion de nous revoir… Tu m'as dit non. Tu ne pouvais pas, c'était au-delà de tes forces, c'était trop te demander, ça n'était pas une bonne idée. J'ai insisté, je t'ai questionnée, ta réaction me surprenait tellement, mais tu m'as répété la même chose, que c'était impossible, inenvisageable en ce moment, non vraiment.

 

Je n'arrivais pas à comprendre, alors tu as fini par me dire que de toute façon, tu ne supportais plus personne, ni ta famille, ni tes amis, ni tes collègues de travail, ni tous les autres. Tu ne voulais plus les voir, tu n'avais pas envie de me voir, tu n'avais pas besoin de moi, je ne pouvais t'être d'aucune aide.

 

Comment l'amitié pouvait-elle continuer dans ces conditions ? Tu venais de la rendre impossible. Après ça, j'ai eu mal pour toi, tu sais. Tu semblais tellement perdue, confuse, malheureuse… Je trouvais que la vie était cruelle envers ta personne. Je ne t'ai plus jamais téléphoné.

 

Mais je t'ai envoyé mes vœux, au début de l'année suivante, sur une belle carte que j'avais choisie spécialement pour toi. Je te demandais de me donner de tes nouvelles, je voulais savoir où tu en étais… Que faisais-tu maintenant ? Avais-tu meilleur moral ? Je t'annonçais que j'avais trouvé un autre travail : j'avais encore déménagé, pas loin de Paris, je te communiquais ma nouvelle adresse. Peut-être pourrions-nous nous revoir ?

 

J'ai reçu ta réponse sur une carte toute blanche, écrite à l'encre noire. Tu y avais dessiné une femme et un chat, extrêmement gracieux. Ton discours tranchait net dans ces lignes voluptueuses, c'était bref, incisif : tu me remerciais pour mes vœux, tu m'envoyais les tiens, tu émettais le souhait qu'à l'avenir, nos contacts restent exclusivement épistolaires. J'étais soufflée ! L'écriture accompagne l'amitié, alors sans amitié, à quoi bon écrire ?

 

Nous n'étions plus amies. Je ne t'ai plus jamais écrit.

 

Si je le fais aujourd'hui, c'est qu'avec le temps, certains de nos souvenirs s'estompent, disparaissent ; alors que d'autres restent là, bien ancrés. C'est agréable ou douloureux, selon. Toutes ces petites tranches de vie où nous nous sommes côtoyées, tu vois, font partie de ceux-là, de ceux qui restent et qui se manifestent, de temps à autre. J'aimerais vraiment savoir où tu en es, ce que tu fais, comment tu vis…

 

Es-tu toujours aussi solitaire, autant « artiste » ? As-tu trouvé un équilibre ?

 

J'ai parfois pensé que tu avais sombré dans la folie. Une fois j'ai cru t'apercevoir, boulevard Saint-Germain. J'ai vu passer devant moi, très vite, une grande femme vêtue de sombre, au visage fermé, aux cheveux gris, ébouriffés, qui te ressemblait. Elle paraissait usée, fatiguée, « trop vieille » pour être toi. Je n'ai pas cherché à la rattraper, à lui dire que je croyais la reconnaître… À quoi bon ? Qu'aurions-nous eu à nous dire ? Il n'y avait plus rien à dire.

 

Je t'ai trouvée dans les Pages Blanches, sur Internet. Alors comme ça tu es toujours à Paris, mais dans le 18e, maintenant. Comme moi, tu as gardé ton nom de jeune fille…

 

As-tu un homme dans ta vie ?

 

Peut-être des enfants ?

 

Continues-tu à lire, à dessiner, à peindre, à créer des vitraux, à écouter Gérard Manset ?

 

Donne-moi de tes nouvelles, Emma. !

 

J'ai besoin de savoir.

 

Hélène

 

PS : J'ai conservé le petit tableau que tu m’avais offert, du temps du lycée, sur une plaquette en bois. Tu m'avais représentée, assise sur un sofa, au milieu de coussins multicolores, avec un chat tout contre moi. De chaque côté, de grands rideaux attachés, comme au théâtre. Un autre chat, peint de dos, qui regarde vers moi : cela donne de la profondeur à la scène. Ton tableau ne me quitte pas, il est accroché là.

 

 

9 Copine d’avant

 

Le 11 mars 2009

 

Bonjour Éléonore,

 

Ton message via Copains d'avant m'est bien parvenu, j'ai juste un peu tardé pour la réponse, j’espère que tu m’en excuseras. Nous ne sommes plus à un mois près, au regard de toutes ces années qui se sont écoulées avant ces « retrouvailles » ! Je voulais avoir du temps devant moi pour te répondre, être totalement disponible pour t'écrire : c'est le cas maintenant.

 

Je vois que tu t'es bien investie sur ta fiche de Copains d'avant. J'ai été très émue de voir les photos de tes trois enfants, ces portraits de toi (tu as très peu changé) et de tes chats, ces vues de ton séjour en Provence en février… Tu lis, tu vas au cinéma, au théâtre, tu écoutes de la musique, tu as de l'humour, un esprit philosophe, une âme psychologue, des élans poétiques… Je te reconnais bien là !

 

J'avais su, pour ta rupture avec Cédric, et ta liaison… J'étais venue passer une soirée chez Patricia (elle est restée mon amie depuis le lycée) et son ami Loïc. Elle avait invité Vanessa, qui m'a parlé de toi… J'avais eu aussi de tes nouvelles, avant, par mon père, quand il était encore instituteur aux Vignes Blanches, mais ça commence à dater !

 

J'ai donc revu Vanessa, mais pas Natacha ; une fois j'ai rencontré Damien par hasard, il déjeunait avec ses collègues dans le restaurant où nous faisions une réunion de famille pour les fêtes de Noël. C'est lui qui m'a reconnue, ça m'a fait un choc ! Nous avons échangé quelques mots, résumé notre vie…

 

Je suis contente que tu sois amie avec Frances. Évidemment, quand on habite la même ville, ce n'est pas difficile de se rencontrer, mais vous devez avoir pas mal de points communs, en plus de vos enfants ! J'ai été un temps en contact avec Juan, j'écris des articles pour une revue musicale et je voulais faire une chronique de son dernier album. Nous avons eu des échanges par mail à cette occasion.

 

En juin de l'an dernier, je comptais venir à son concert, organisé dans la cour de l'école de la Crayère (comme tu le sais j’ai vécu là longtemps) mais je n'ai pas eu assez d'énergie pour y aller, faire de la voiture… C'était la fin de l'année scolaire, j'étais sur les rotules, je fais déjà de la route toute la semaine pour aller travailler… Il y aura peut-être une prochaine fois !

 

Je ne trouve pas la fiche Copains d'avant de Verucca, elle s'est peut-être enregistrée sous son nom marital, je ne me souviens que de son nom de jeune fille. As-tu des nouvelles de Sabrina, de la fac (je ne parviens pas à me souvenir de son nom de famille) ? J'ai trouvé Dam dans tes « amis », je me souviens que vous étiez proches… Qui d'autre encore ? Ah oui, ta cousine Céline, et puis tes sœurs et ton frère, tes parents… Tu me donneras de leurs nouvelles ?

 

Dans les personnes que nous avions en commun, je suis restée liée avec Béatrice, une amie du collège partie vivre à Annecy, l'année de la 3e. J'ai des photos d'elle avec toi, avec moi, prises dans ton appart de l’époque. Elle était venue me voir, nous nous étions vues chez toi, nous avions pris ces photos, à tes fenêtres la lumière était belle… J’ai souvent rendu visite à Béatrice, j'ai vu grandir ses deux enfants, un garçon et une fille, maintenant dix-huit et quatorze ans !

 

J'ai longtemps gardé contact avec Corine, même si l’on ne se voyait pas très souvent. Elle m'a invitée à son mariage en 1998 (messe à l'église Saint-Pierre-Saint-Paul, vin d'honneur et repas de noces à Champillon), elle s'est installée à Strasbourg avec son mari, puis nous nous sommes perdues de vue…

 

Je pense aussi à Élodie, qui nous rendait visite de temps en temps, quand nous habitions ensemble cette petite maison, à Reims. Je la connaissais depuis l'école primaire. Nous ne sommes plus en contact depuis longtemps, peut-être sais-tu ce qu'elle est devenue ? Et Andrew, qui après deux années de fiasco (et de fiesta) en fac de droit, a trouvé sa voie dans les études de psychologie…

 

Au fil des ans, je suis restée amie avec Iso, tant bien que mal. Pour elle, il y a eu des hauts et des bas avec les drogues dures, mais elle a fini par décrocher complètement. Depuis, elle s'investit dans l'association qui l'a aidée à s'en sortir et continue, par ailleurs, une analyse. Elle vit avec Matt depuis longtemps ; quand ils se sont mariés en 2004, leur fille unique Louise (onze ans maintenant) était déjà grande !

 

Quant à mon « petit » frère, il s'est installé dans les Yvelines, près de Versailles, avec sa femme et leurs deux enfants. Ils se sont mariés en juillet 1999, ils avaient organisé un vin d’honneur suivi d’un excellent repas dans ce très beau château qui fait hôtel et restaurant, en allant vers Sézanne, j’ai oublié le nom. Il avait fait merveilleusement beau ce jour-là.

 

Tu as dû savoir, pour ma cousine Lina. Tu la connaissais, mon père t'en a sans doute parlé ? À l'époque, ça nous a tous bien retourné. Elle se remettait à peine d'un mariage désastreux, elle recommençait à vivre, c'était ses premières « vraies » vacances depuis longtemps… Elle n'a pas eu de chance, vraiment. C'est arrivé peu de temps après le mariage de mon frère, cela fera dix ans en août, cette année.

 

Sammy travaille dans un centre culturel en tant qu'ingénieur du son, Sylvie est professeur des écoles. Je prends souvent ma nièce (neuf ans) en vacances, elle aime venir chez moi pour être avec les chats (j'en ai trois en ce moment), mais je l'ai aussi emmenée en Bretagne et récemment skier dans le Jura. Son petit frère est plus remuant, je le laisse à ses parents !

 

Quant à moi, après un DESS pas du tout motivant, l'essai d'un DEA, une expérience peu concluante en entreprise (formation pour adultes), j'ai quitté Paris à l'automne 1989 pour revenir vivre en Champagne. Nous ne nous voyions déjà plus beaucoup, je crois. Tu vivais en couple, tu finissais tes études, tu aimais chiner, faire des brocantes avec Cédric… La dernière photo que j'ai prise de toi date de juillet 1990. Je t'avais fait poser avec ta fille, tout bébé, dans les bras.

 

J'ai connu une période de chômage autour de mes trente ans, ça n'a pas été drôle. À ce moment-là, j'habitais la ZUP et je me suis beaucoup investie dans la salle de concerts du quartier, La Cigale Musclée. En 1994, j'ai déménagé en Seine-et-Marne pour un emploi d'animatrice auprès de jeunes désœuvrés, dans un gros village au nord de Meaux. C'était mieux que rien, mais parfois assez dur.

 

Je suis rentrée dans l'Éducation Nationale en novembre 1996. Devant la crainte du chômage (j'avais un contrat de deux ans qui ne serait pas renouvelé), j'ai passé le concours de professeur des écoles et j'ai été admise sur liste complémentaire dans le département de la Seine-Saint-Denis.

 

Pas de chance pour moi, j'aurais préféré la Seine-et-Marne ! Parce qu'une fois qu'on est dans le « 93 », c'est pratiquement impossible d'en sortir, surtout si on ne correspond pas aux « critères ». Je n'ai pas voulu déménager, je vis toujours à Meaux (enfin juste à côté, à la campagne). C'est mieux qu'en proche banlieue, même si je dois faire de la route.

 

Côté cœur, je n'ai rencontré que tardivement (il y aura trois ans en avril) un homme qui me convient. J'ai vécu de longues périodes de célibat, entrecoupées de quelques historiettes, jamais plus d'un an. Il y a bien eu ce directeur d'école avec lequel j'ai eu une relation durant quelques mois, mais si c'était ça l'amour, les relations de couple (souvent orageuses), je préférais m'abstenir ! Le temps d'un été, je suis sortie avec un homme de dix ans mon cadet, mais je me suis vite ennuyée, nous n'avions pas assez de points communs.

 

Mon ami et moi, nous ne vivons pas ensemble, nous nous voyons généralement le week-end, chez lui ou chez moi, nous partons en vacances… Nous nous entendons bien, nous avons beaucoup à partager, les choses sont assez simples, ça me convient ainsi.

 

J'espère que tu trouveras un nouveau compagnon de route, ça viendra quand ce sera le moment !

 

Écris-tu toujours des poèmes ? Moi, je n'ai jamais cessé d'écrire, des chansons, des poèmes, un journal intime… À l'approche de la quarantaine, je me suis inscrite à un atelier d'écriture et j'ai commencé à écrire de la prose, à raconter des histoires, des souvenirs… En 2004, j'ai fait l'ébauche d'un texte évoquant ma vie étudiante, plus particulièrement l'année où nous avions habité ensemble, toi, Natacha et moi. Si tu veux, je te l'enverrai.

 

Je n'ai pas de maison d'édition, j'imprime selon mes propres moyens mes recueils de poèmes ou de nouvelles, je les donne à lire à mes amis, à ma famille… J'ai participé à des concours littéraires, gagné quelques prix.

 

Il y a trois ans, j'ai ouvert un blog. J'y poste quantité de choses, comptes rendus de concerts, photos, poèmes, nouvelles, souvenirs, témoignages, billets d'humeur, impressions de lecture, chroniques de disques… C'est un moyen d'expression simple à utiliser, qui laisse libre cours à la créativité !

 

Voilà, Éléonore, assez parlé de moi.

 

Il me fallait t'écrire cette longue lettre, je l'ai voulue ainsi, mûrie, réfléchie, « travaillée ».

 

J'espère que tu auras du plaisir à la lire, que tu m'écriras en retour !

 

À très bientôt,

 

Hélène

 

 

10 Les écritures

 

Petite fille, déjà, j'écrivais. Comptines, berceuses, poèmes… Mes deux premières années d'école primaire furent familiales. Au CP avec ma mère, en CE1 avec mon père, j'ai été une élève motivée, enthousiaste, adhérant totalement aux méthodes Freinet pratiquées dans leur classe.

 

Nous écrivions des textes libres. Rendez-vous compte, des textes libres ! Chaque lundi, les volontaires lisaient leurs écrits devant un auditoire attentif et silencieux. Ensuite, nous devions voter. Le texte remportant les meilleurs suffrages était écrit, tel quel, au tableau, puis relu, expliqué, analysé, corrigé. Nous faisions de l'orthographe, de la conjugaison, de la grammaire… presque sans en avoir l'air.

 

Le texte, réécrit par la classe, passait ensuite à l'imprimerie. À cette époque, au tout début des années soixante-dix, « traitement de textes » et « imprimante » n'existaient pas dans le vocabulaire. Il fallait composer les lignes, caractère par caractère, en usant de patience et de minutie. Tout un art, que d'écrire à l'envers ! Le procédé était artisanal, mais formateur. Chaque trimestre, les textes étaient réunis dans un recueil vendu aux parents, pour la coopérative de la classe.

 

L'écriture épistolaire était aussi au programme. Nous écrivions et recevions des lettres : des lettres collectives, écrites avec des feutres de toutes les couleurs, dans un format suffisamment grand pour qu'elles soient affichées et lues en classe. Nous faisions ce qu’on appelle de la correspondance, attendant, avec impatience, l'arrivée d'une grosse enveloppe ou d'un colis, riches en surprises, en petits cadeaux, en nouvelles fraîches… Il nous faudrait répondre !

 

Mon plaisir d'écrire vient de là, je crois : de ces deux années d'école primaire où vie scolaire et vie familiale ont été intimement liées. Notre appartement se trouvait au premier étage, juste au-dessus des salles de classe. L'école était mon quotidien.

 

Changement de ville, changement de rythme, changement de vie. CE2, puis CM1, puis CM2. L'enseignement fut plus traditionnel, plus « sérieux », moins ouvert sur le monde et sur les autres. L'écriture était davantage un outil scolaire qu'un moyen d'expression. J'écrivais hors de la classe : lettres, poésies, chansons, pièces de théâtre…

 

Au collège, la rupture. Je quitte le monde cotonneux de l'enfance, mes parents se séparent. Je commence un journal intime, sur de petits carnets, puis sur des blocs sténo. J'écris mes impressions, mes colères, mes angoisses, face à des situations pénibles, des problèmes d'adultes qui me dépassent. À qui donc aurais-je pu raconter tout ça ? L'écriture me libère, c'est une échappatoire. L'écriture m'emprisonne, m'enferme dans la solitude.

 

Au lycée, les contraintes se font de plus en plus pressantes, oppressantes, laissant bien peu de place à la fantaisie, à la franchise, à l'originalité ! On me juge, on m'évalue, on me note, on me sanctionne, on me démonte, on me bâillonne. Je m'y plie, tant bien que mal. J'accepte les règles du jeu pour être aux normes, rester conforme, réussir au bac…

 

La fac : prise de notes, dossiers, rapports, comptes rendus, mémoires… Nouvelles formes d'écrits.

 

Premier poste en entreprise : l'écriture comme outil de travail. L'usage de l'ordinateur pour des textes imprimables, corrigeables, impeccables. J'adhère immédiatement !

 

Le temps passe, sans qu'il ne se passe grand-chose, finalement. Ma vie change sans vraiment changer. Je deviens enseignante dans le primaire, comme mes parents. Débutante, je m'investis beaucoup dans les préparations de classe. Je consacre du temps à mon métier, mais jamais autant qu'eux, à une lointaine époque…

 

Dans mes loisirs, il y a toujours une grande place pour l'écriture. Je corresponds avec des amies d'enfance, j’écris des poèmes, un peu moins de chansons. Je continue à tenir un journal intime, sur des feuilles volantes ou de grands cahiers d'écolier mais l’introspection m'enlise, à la longue. Je me protège sans cesse, je me refuse à vivre vraiment, alors j'écris sur ma vie, plus que je ne la vis.

 

Quand l'informatique investit mon quotidien, les lettres se font mails, les textes deviennent des documents qui s'ouvrent et qui se ferment, que je peux nommer, enregistrer, copier, archiver. J'aime l'écran et le clavier autant que le stylo et le papier.

 

Allez savoir pourquoi, à l'approche de la quarantaine, j'ai enfin délaissé le journal intime pour écrire de la prose sous d'autres formes : courts récits (certes autobiographiques la plupart du temps), nouvelles, reportages de concerts, chroniques musicales…

 

Mon inscription à un atelier d'écriture a été l'élément déclencheur de toute une dynamique qui perdure aujourd'hui. Je me suis rouverte au monde, aux autres. Je communique, je transmets, je laisse une trace. Le réseau internet offre d'immenses possibilités dont je suis loin d'avoir fait le tour.

 

Mon projet ?

 

Créer un blog, y publier mes textes et mes photos de concerts, au jour le jour. L'égocentrisme est toujours là, mais il y a du progrès. Nous sommes en janvier 2006, je suis encore en devenir.

 

 

11 Jamais dans le cadre

 

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Évincée, sur la touche. Quoi que je fasse, je suis blousée. Le printemps commençait à peine, je m’étais ouverte, et puis : fleur impatiente, fleur imprudente, j’ai succombé à une méchante gelée. Je collectionne les coups foireux, les mauvais plans, les histoires bancales.

 

« Je suis tombée de haut et je me suis fait mal » : toujours la même rengaine. N’ai-je donc pas le droit au bonheur ? « Pour être aimée, il faudrait d’abord être aimable » dit-on dans Les demoiselles de Rochefort, ce film admirable aux si jolies couleurs. Féerique, utopique, d’une naïveté touchante. La cruauté n’est pas si loin, pourtant.

 

Je marche la tête baissée, rentrée dans les épaules. Je regarde le sol, le monde est gris, il pleut. Je m’apitoie, je me sens triste, en fin de course. Aucune envie, pas de désir, l’amour n’est pas pour moi. Cette solitude indécrottable, infréquentable, me colle à la peau depuis tant et tant d’années ! Elle est en moi, elle a toujours été là. Il en est ainsi depuis que je suis née, il me semble.

 

Du plus loin que je me souvienne, j’étais déjà très solitaire. On me laissait souvent seule. J’ai appris à vivre seule, très tôt. Bien avant que mes parents ne se séparent. Puis je me suis blindée, je me suis arrangée pour que les choses restent vivables. Rester seule, ne rien dire…

 

J’ai une tête à être quittée, quelque chose en moi les fait fuir, c’est ça ? Ils ne veulent jamais de moi bien longtemps. Avec moi rien n’est possible, pas d’engagement, ce n’est pas le moment. N’y mets-je pas assez de conviction ?

 

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Les normes dépassées, aux frontières de la marginalité. Ma vie est d’une banalité affligeante, pourtant je me sens si différente, si loin des conventions… Anomalie, presque anormale, j’ai du mal à communiquer. Jamais à l’aise, en société.

 

Toujours entre deux chaises, entre deux eaux, entre deux vins, mauvais. Insoumise, incomprise, je conteste, je dénigre, je déteste. Difficultés à m’exprimer, à me faire entendre autrement que par la violence.

 

Méfiez-vous de l’eau qui dort, du volcan qui paraît éteint. Je suis une petite bombe à retardement, un missile qui dégomme au hasard quand la pression devient trop forte. Je peux être cassante, méchante, cruelle, ordurière, destructrice.

 

Je suis inapte, inadaptée. Pas d’idéal, pas de projets. Pas de mari, pas d’enfants, pas de repas en famille. Mon travail, mon studio, mon jardin, mes chats. Du temps pour moi, pour la musique. Ah ! La musique ! J’en écoute immodérément. Ça m’appartient, j’ai ça en moi. C’est la seule chose qui compte vraiment.

 

J’ai toujours aimé la musique.

 

Enfant, elle provoquait chez moi des émotions intenses. J’avais plaisir à écouter ce qui me parvenait de la radio, de la télévision. Sensible aux sons, aux instruments, aux voix, aux textes, j’avais toujours les oreilles en alerte. J’ai écouté tous les disques de mes parents, avant de m’acheter les miens, ou de me les faire offrir.

 

Je suis restée longtemps dans le registre de la musique populaire, de la chanson à textes. J’aimais aussi beaucoup la musique classique. Je me suis intéressée à la variété, aux vedettes de l’époque, tout un programme ! J’aimais regarder les émissions musicales télévisées, elles me faisaient rêver. Tous ces costumes, ces décors somptueux, ces mises en scène, ces chorégraphies, ces artistes qui avaient l’air si contents de jouer la comédie, de chanter, de danser ensemble !

 

Je suis entrée par la grande porte du rock avec les Beatles, ma grande passion adolescente. J’ai voulu tout savoir sur eux, sur leur parcours, sur leur musique, album après album. C’était d’une telle richesse !

 

Éveil, révélation, ouverture sur un autre monde, plus marginal et plus rebelle. Toute une culture, avec ses codes, ses modes, son langage, son engagement, ses attitudes, son art de vivre.

 

J’ai quitté les sentiers balisés des émissions de variété pour plonger dans des courants plus radicaux, moins consensuels. J’ai écouté des centaines et des centaines de groupes, des milliers, aujourd’hui. La liste serait longue, la source est loin d’être tarie !

 

Jamais dans le cadre, toujours à côté. À côté de la plaque, décalquée, déphasée. Recherchant le vertige, les états, les effets. Mon premier contact avec l’alcool s’est fait au cours d’une noce de mariage, j’avais treize ans. J’ai voulu conserver cet état de joie soudaine provoquée par ma première coupe de champagne alors j’en ai bu six ou sept, avant d’être atrocement malade.

 

J’avais découvert l’ivresse, l’euphorie, le transport, l’état second. J’ai recommencé dans les boums, dans les fêtes, dans les bals, plus tard dans les bars, les soirées entre amis, les boîtes de nuit, les concerts de rock… Je ne cherchais pas à me détruire, non, mais j’aimais me sentir partir, perdre pied, décoller. J'accédais à un autre monde, plus rassurant, moins hostile.

 

Il y avait toujours ce moment où je me sentais quitter la réalité. L’alcool était un excellent moyen pour endormir mes inhibitions, me faire rire aux éclats, me délivrer de mes craintes. Tourner, virer, virevolter !

 

L’alcool et ces autres substances auxquelles je me suis essayée, au gré des rencontres et des propositions. J’ai bien failli m’y perdre. Finalement revenue du gouffre, je n’ai gardé que la fumette : en société pour délirer, en solitaire pour méditer. La musique y est intimement liée.

 

Le temps est loin, maintenant, où je fréquentais tous ces gens baignant dans la musique : des mélomanes, des musiciens, des organisateurs de concerts, de tournées, des responsables de salles… Mon cercle s’est restreint, déstructuré.

 

J’aime parler musique avec mes amis ou des gens de passage : nouveautés, trouvailles, coups de cœur, valeurs sûres… J'écume concerts et festivals, été comme hiver. J’aime me sentir à l’intérieur de la musique, avec les musiciens, balancer la tête, danser en rythme…

 

Le public rock a rajeuni, moi j’ai vieilli. Le rock est-il juste une affaire de jeunesse ? Quand on s’installe avec quelqu’un, qu’on a des enfants, des crédits sur le dos, la pression de la famille, on n’a plus les mêmes priorités.

 

On continue à écouter de la musique à la maison, mais on va moins souvent dans les concerts, c'est sûr. Les gens de mon âge s’y font plus rares, désormais. Mais j’y croise leurs enfants. Le juste retour des choses, la roue qui tourne, le sable qui s’écoule.

 

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Fuyante, déconcertante, insaisissable. Biche aux abois feignant l’indifférence, l’insensibilité. En dehors de ces coups de sang redoutables qui me prennent parfois et me font dire n’importe quoi.

 

Susceptibilité, humeur exacerbée, tendances paranoïaques… Quand je sens mon intégrité en danger, je n’ai pas d’autre réponse que l’agressivité. C’est souvent disproportionné.

 

Ma vie en solitaire n’arrange rien ! Personne pour m’épauler, me rassurer, m’encourager. Personne pour relativiser, me consoler, m’embrasser, m’enlacer, me faire l’amour, me donner de l’amour. Je suis sèche, asséchée.

 

À chacun son enfer. Vivre à deux, ce n’est pas forcément une partie de plaisir, à ce que j’en entends. Au moins moi, je consacre du temps à ma culture. La lecture et l’écriture prennent une grande place dans ma vie, juste derrière la musique. La lecture un peu moins en ce moment, parce que j’écris.

 

Après tous ces poèmes, toutes ces chansons, toutes ces pages noircies dans des journaux intimes (litanies laconiques, soliloques inutiles), voilà que je me mets à écrire autre chose. Des textes courts, des récits, des nouvelles.

 

J’intègre mes émotions liées à la musique, à mes quarante années de vie. J’invente des histoires d’amour, des destinées cruelles aux contextes obscurs, des situations tordues… Je raconte mes souvenirs d’enfance, d’adolescence, de ma vie étudiante.

 

Des heures vissée à ma chaise de bureau, devant l’écran d’ordinateur, à taper sur le clavier avec deux doigts. À avancer un peu, à revenir en arrière, à effacer un mot, à en ajouter un autre…

 

J’ai du plaisir à écrire. Je dois beaucoup travailler, chercher à m’améliorer, sans cesse. Il me faut puiser en moi, les efforts sont immenses, pas forcément récompensés. Mais l’énergie me pousse, m’engage, m’entraîne chaque jour un peu plus loin. Je maîtrise le sujet. Je suis sur le bon chemin.

 

Jamais dans le cadre, toujours à côté. Pas là où l’on m’attend. Je relève la tête, je passe une main sur mon visage, j’enlève mon chapeau. J’ai chaud, soudain. Il ne fait plus si gris, la pluie s’est arrêtée. Le soleil, encore timide, fait son apparition dans le ciel pâle ; les nuages se dissipent au profit des tons bleus, la journée prend une nouvelle tournure.

 

Je respire profondément, plusieurs fois de suite, je remue les bras de bas en haut, de gauche à droite, je m’étire, je me détends. Je suis vivante, en bonne santé ! Je me remplis d’odeurs puissantes, entêtantes, capiteuses.

 

J’esquisse un léger sourire à la nature en pleine activité, à tous ces chants d‘oiseaux qui bourdonnent joyeusement à mes oreilles. Le printemps est d’attaque. Dans la forêt, les arbres bourgeonnent, les jonquilles se dressent, ça sent si bon la terre !

 

Combien de temps ai-je marché ainsi, à l’écart du groupe ? Je n’étais pas d’humeur à parler, ce matin, en arrivant pour la randonnée. Pas envie d’écouter, non plus. Ni d’être contrariée. Juste envie de marcher, sachant que ça me ferait du bien, après ce qui venait de m’arriver. Ne pas me laisser aller, me relever tout de suite après la chute.

 

Je marche d’un pas plus appuyé, décidée à rejoindre les autres. J’ai faim, j’ai soif de vivre, mon appétit est grand. Il sera bientôt l’heure de s’arrêter pour déjeuner. J’essaierai d’être aimable, à défaut d’être aimée.

 

 

12 Chats beautés

 

Dans la résidence, la population féline a bien augmenté, ces derniers temps. Outre mes trois chats, installés là depuis octobre 2010, il y a eu l’arrivée, un peu plus tard, de deux compères, un noir et un gris, facilement repérables grâce à leur collier fluo à clochette.

 

Léa, tout juste dix-huit ans, la tigrée et blanche, continue son petit bonhomme de chemin et fait quotidiennement ses allers retours entre la pelouse et « son » fauteuil. Tempo, bientôt onze ans, noir au médaillon blanc, costaud, caractériel, répond toujours présent quand il s’agit de manger. Il se montre insistant quand ses repas ne lui sont pas servis à ses heures « habituelles » ! La petite dernière, Kiwi, noire et blanche (les quatre pattes, le ventre, le plastron, le museau, les moustaches) va déjà avoir six ans. Elle est toute heureuse de vivre, adore qu’on lui caresse le ventre …

 

De ma terrasse, au rez-de-chaussée, donnant sur une petite pelouse et un bouquet d’arbres, on s’est mis à voir passer régulièrement un chat roux et blanc, aux yeux tout purulents, un peu pelé, certainement bagarreur. D’où venait-il ? Leurs maîtres, un jeune couple installé depuis peu, se sont présentés, nous ont présenté leur chat : « Monsieur Patate » en personne, qui deviendra rapidement la terreur du voisinage…

 

On a commencé à voir Lilou à l’automne dernier, une jeune chatte trois couleurs très craintive, que je n’ai jamais pu caresser. Comme autres résidents, n’oublions pas Croquette, le Persan noir et feu d’Elisabeth, ni Domino, un beau mâle noir et blanc qui a été abandonné, puis recueilli par les gens de l’appartement du rez-de-chaussée, au fond de la résidence.

 

Il y a peu, un autre jeune couple a emménagé dans mon bâtiment, nous sommes voisins de porte. On a fait connaissance, ils nous ont montré leur chat, enfin plutôt « son » chat à « elle » : Alvin, un Persan gris clair, au nez tout écrasé, très gentil, attachant. Arriverait quelque temps plus tard « son » chat à « lui » : Dracula, de la même robe noire et blanche que Kiwi, mais avec plus de blanc. On les confond, parfois !

 

Lilou est partie. Un voisin, nouveau locataire au rez-de-chaussée de l’immeuble d’à côté, a adopté un chaton tricolore qu’il prénomme Monique. Que c’est drôle à cet âge-là, ça découvre le monde avec des yeux tout étonnés, ça fait les pires bêtises, de sacrées pitreries !

 

Le dernier arrivant n’a pas de nom, pas de collier ni de tatouage. Il est venu un jour, on a pensé qu’il appartenait à des gens de la résidence nouvellement installés… C’est un jeune chat noir, non opéré, à la belle tête triangulaire, au corps mince et musclé, à la démarche souple, comme une panthère.

 

On s’est vite rendu compte qu’il passait souvent voir si par hasard il n’y aurait pas quelque chose pour lui à manger. On l’a nourri dehors, sur la pelouse, il semblait évident qu’il était affamé. A-t-il été temporairement « abandonné » par des voisins partis en vacances, a-t-il été laissé là par ses maîtres qui déménageaient, s’est-il échappé, s’est-il perdu ?

 

En attendant, il est là tous les jours, pas toujours poli avec ma maisonnée féline, entrant sans complexe dans la cuisine pour dévorer croquettes ou pâtée, boire du lait si Kiwi en a laissé… Je le chasse de l’appartement, puis je lui apporte une écuelle dehors ; je lui parle, je le caresse, je le sécurise car il réagit, prêt à fuir, au moindre bruit ou déplacement.

 

Je réfléchis à lui donner un nom. Tout à l’heure, j’avais « Sauvageon » dans la tête, mais c’est trop long. Deux syllabes suffisent bien ! J’espère tout de même que ce n’est qu’un abandon provisoire, qu’il est nourri par quelqu’un tous les jours… Mais, livré à lui-même, il  recherche l’animation, la présence humaine…

 

« Nous n’allons pas avoir quatre chats, tout de même, Hélène ! Dans un studio ! Trois chats c’est déjà trop, alors certainement pas quatre ! Réfléchis bien à ce que tu es en train de faire, avec ce chat noir même pas aimable, et agressif, en plus ! » On verra bien. La seule chose que je sais, c’est que je ne le laisserai pas mourir de faim.

 

 

13 La dernière fête

 

Cette nuit-là, nous étions invités à une fête, une grande fête, de celles où j'aimais me rendre étant plus jeune, disons entre quinze et trente-cinq ans…

 

Depuis combien de temps n'étais-je plus allée à une « vraie » fête ?

 

Il y a bien celle qui se déroule dans mon jardin, chaque mois de septembre, le dimanche midi. C'est moi qui organise, alors c'est différent. Je me mets à chaque fois en quatre pour que tous mes invités, petits et grands, passent un bon moment.

 

Alors bien sûr, je ne peux pas m'amuser autant qu'eux ! Je dois gérer l'intendance : préparer, réchauffer, apporter les plats, débarrasser, couper du pain, servir à boire… Je n'arrête pas ! Tout le monde apprécie mon accueil, ma bonne humeur ; les conversations vont bon train, on devise, on plaisante, on se moque gentiment, on rit beaucoup…

 

Généralement, le soleil est de la partie. Il fait chaud, jusque tard dans l'après-midi. Nous lézardons sur la terrasse, les enfants jouent dans le jardin, parfois nous allons faire une promenade. Dans mes fêtes, on est bien reçu, le champagne coule à flots, on ripaille, on s'amuse, on se détend. J'envie parfois mes invités, leur douce ivresse, leur nonchalance, tandis que moi je me démène. Est-ce là tout l'art d'être hôtesse ?

 

Je n'ai plus souvent l'occasion de faire la fête. Est-ce parce que j'en ai moins envie ? Est-ce un privilège de la jeunesse ? Les invitations se font rares, de nos jours !

 

Je me faisais donc une joie de cette soirée avec toi, prévue de longue date. J'en trépignais d'avance, j'étais prête à rester éveillée jusque tard dans la nuit, comme au bon vieux temps. Pourquoi pas une nuit blanche ? Voir le jour se lever…

 

Nous allons plus facilement dans les festivals en plein air, depuis que nous nous connaissons. Ce sont des fêtes immenses, il faut une sacrée endurance ! Il est recommandé d'aimer la foule, la viande saoule, de s'équiper correctement pour faire face à toute éventualité (soleil, pluie, changements de température, mal de tête, petite blessure) et surtout, d'aimer la musique !

 

Je ne sais pas comment nous y sommes arrivés mais hop ! D'un coup nous y étions. Je n'ai aucun souvenir du trajet en voiture. Qui conduisait, toi ou moi ? Le fait est que nous étions garés.

 

Nous nous dirigions maintenant vers le lieu de la fête d'un pas léger, le long des rues pavées, sinueuses, escarpées. Nous avions demandé notre chemin, des passants nous l'avaient indiqué bien poliment, très gentiment, nous nous étions souri.

 

Nous débouchions alors, un peu essoufflés, sur la place du village avec son église, ses tilleuls, sa boulangerie, son épicerie, son bar-tabac.

 

Un peu en retrait, il y avait cette grande et belle maison, sur plusieurs étages, aux fenêtres éclairées de mille feux. Pas de doute, c'était là !

 

J'avais la nette impression d'être déjà venue, il y a très longtemps. Chez qui allions-nous vraiment ? Qui nous avaient invités finalement ? Philippe, Patrick, Juan, Andrew, Damien ? Je ne savais plus, j'avais oublié, j’en étais toute retournée.

 

La maison bourgeoise qui se dressait devant nous faisait résonner en moi des souvenirs lointains, très incertains. Les lumières brillaient à toutes les fenêtres, ici blanches, éclatantes, ailleurs en faisceaux colorés et lampes clignotantes, là-haut plus douces, reposantes…

 

L'immeuble étincelait, on se serait cru à Noël, ou au premier de l'an ! Allions-nous chez Élodie, Corine, Emma, Éléonore, Iso ? Cette fête se passait en Champagne, c'était sûr. Ah ! Les belles années de ma jeunesse champenoise ! Qu'elles sont loin, maintenant, loin derrière moi…

 

Nous avons franchi le porche d'un pas décidé, nous retrouvant dans une cour intérieure illuminée, des guirlandes électriques accrochées partout, du plus bel effet sur les pierres sculptées. Nous sommes restés quelques instants le nez au vent à contempler ce joli tableau animé…

 

Puis nous nous sommes dirigés, enlacés, vers  les lieux de réjouissance, entrant dans la salle de réception aux plafonds hauts, peints et dorés, aux lustres étincelants, aux grands miroirs, au parquet ciré. Nous y étions enfin, nous nous trouvions au cœur de la fête, la soirée commençait !

 

Les gens se pressaient, les bouchons crépitaient, le délicat breuvage moussait dans les verres. Tu es allé nous chercher des coupes, tu m'as tendu la mienne en me regardant droit dans les yeux et j'ai été troublée, comme à chaque fois.

 

Nous avons trinqué à notre santé, à notre amour, à cette soirée, partageant nos sourires, nos doux mots, des baisers. Nous avons repris une coupe, deux coupes, peut-être plus. Nous nous laissions gagner par l'ivresse, nos esprits s'échauffaient, autour de nous tout le monde parlait fort, riait à gorge déployée…

 

La fête était partout, la fête était ouverte dans toutes les pièces de la maison. Il était temps de quitter la salle de réception, nous allions prendre racine ! Il y avait du vent dans les branches !

 

Nous étions impatients de commencer la visite, curieux de ce que nous allions trouver au fil de nos déambulations. Nous voulions nous amuser ! On nous avait promis bien des surprises : des installations, des animations numériques, des espaces sonores, des concerts, des lectures, du cirque, de la danse, des performances…

 

Un peu conceptuel, au départ. Mais étonnant, à l'arrivée. Nous passerions d'une pièce à l'autre, d'un décor à un autre, d'un thème à un autre, d'une ambiance à une autre… Nous partirions à l'aventure, bondissant comme des petits fous, montant des escaliers, ouvrant des portes, traversant des couloirs, ouvrant d'autres portes, redescendant par un côté, remontant par un autre, découvrant des univers insensés… Nous nous attardions ici, déguerpissions de là, nous séparant quelques fois pour mieux nous retrouver ensuite dans la salle suivante.

 

Il régnait dans toute la maison un joyeux bourdonnement. À tous les étages, de la cave au grenier, les gens allaient, venaient, étaient assis, debout, dansaient. On fumait, on buvait, on rigolait. Ça mangeait, ça plaisantait, ça se tenait par la main, ça s'embrassait…

 

À un moment je me suis retrouvée seule, je me suis sentie seule ; ta présence, soudain, m'a manqué. Je te cherchais, en moi montait l'angoisse de ne jamais te retrouver, de ne plus te revoir. J'allais d'un lieu à l'autre, paniquée à l'idée des pièces innombrables que je devrais peut-être explorer avant de tomber sur toi.

 

Où étais-tu donc passé ?

 

Au fil de mon errance, je voyais des visages connus, des personnes de l'école primaire, du collège, du lycée, de la fac, des soirées champenoises… C'était curieux ! Je voulais leur demander si elles t'avaient vu, mais je n'osais aller vers elles, je ne savais pas comment m'y prendre.

 

Aucun son ne parvenait à sortir de ma bouche, malgré tous mes efforts. J'étais étonnée car personne ne venait vers moi, personne ne voyait ma détresse, j'étais comme transparente… Je les reconnaissais, tous ces gens de mon passé, pourquoi eux ne me voyaient-ils pas ? M'avaient-ils oubliée ?

 

Cette nuit-là, pendant la fête, je les ai tous croisés les uns après les autres. Tous ces gens qui avaient compté pour moi, qui m'avaient touchée de près ou de loin, à un moment de mon existence. Nous avions partagé quelque chose, sur la longueur ou dans la fulgurance.

 

Dans cette fête où nous nous étions perdus, perdus l'un pour l'autre, plus le temps passait et plus je m'engluais, plus mes mouvements s'alourdissaient. J'aurais voulu aller plus vite dans mon inspection de la maison, tomber sur toi, dans tes bras, tout de suite !

 

Je ne parvenais toujours pas à parler, encore moins à crier, j'allais et venais, raide comme une poupée. Je savais bien qui étaient toutes ces personnes, ce qu'elles avaient été pour moi. Mais je n'existais pas pour elles, j'étais… peut-être morte ? Était-ce pour cela qu’elles étaient réunies ?

 

Les avais-je conviées à ma dernière fête, toutes autant qu'elles étaient ?

 

Je me retrouve dans la salle de réception où nous avions bu du si bon champagne, il y a maintenant une éternité ! Elle s'est transformée en piste de danse gigantesque, avec lasers, lumière blanche, stroboscope, comme au bon vieux temps des années quatre-vingt.

 

J'entends Chercher le garçon, je ne t'ai pas encore retrouvé.

 

Tu m'avais juste accompagnée, tu avais fait ce qu'il fallait puis tu étais parti, me laissant seule avec mes fantômes.

 

Tu as dû quitter la maison depuis longtemps, je vais en faire autant maintenant. Je n'ai aucun intérêt à rester ici, je ne m'amuse plus du tout, je ne me sens pas bien, la fête est finie pour moi.

 

Il est tard, je veux rentrer, me mettre au lit, oublier tout ça, cette soirée avec toi qui avait si bien commencé, ces coupes que nous avions bues, ces cachets roses que tu m'avais donnés (nous les avions tous deux avalés avec une bonne rasade de gin pour faire passer), ces cigarettes que nous avions fumées ensemble ici ou là…

 

Je me dirige vers la sortie, la mine défaite. Dommage que les choses se soient déroulées ainsi : mauvais délire ! Les guirlandes, dans la cour intérieure, ont cessé de clignoter. C'est lugubre, d'étranges silhouettes rampent sur les toits, courent sur les murs mais elles ne me font pas peur.

 

Dehors, sur la place, c'est encore éclairé. Le bar-tabac est très animé, il y a beaucoup de monde à l'extérieur. Il y brille des lampions, ça fait bal populaire, on entend les flonflons de la musette.

 

Je m'approche, je t'aperçois, mon cœur bat à tout rompre. Étais-tu seulement sorti prendre l'air, avais-tu besoin de cigarettes ? Comment as-tu pu m'abandonner ? Donne-moi une bonne raison ! Tout va s'arranger, tout finit toujours par s'arranger !

 

Pour le moment je reste à bonne distance, car ce que j'observe d'ici me rend terriblement jalouse. Tu es assis sur une table de buvette, jambes pendantes, dans une attitude soigneusement négligée, légèrement décadente, tu n'as pas l'air de t'ennuyer.

 

Une chope de bière à la main, mousseuse, remplie à ras bord, tu lèves le coude avec d'autres copains de bar. Tu te trouves en très bonne compagnie : deux filles pulpeuses, court-vêtues, en grandes bottes, ultra féminines, aguichantes à souhait, te servent de gardes du corps, te serrant de très près.

 

Elles font bouger leurs mains devant toi, les posent sur toi, te caressent du bout des doigts, te racontent leurs salades, roucoulent, minaudent, t'allument ouvertement. Toi tu trônes au milieu, tu fais le fier, le séducteur, l'intéressant.

 

Vous riez fort.

 

Je m'avance vers toi. Occupé comme tu l’es tu ne me vois pas, tu ne me verras plus jamais, je n'existe pas, je ne fais plus partie de ton univers. Les deux poules faisanes t'encadrent de leurs poitrines opulentes, elles sont de plus en plus intimes avec toi, je me demande jusqu'où ça va aller.

 

Voilà qu'elles te passent un loup noir pour te masquer le visage puis elles en font de même, des loups avec des plumes, elles rient encore plus fort et te travaillent au corps.

 

Je me précipite vers toi, je veux me jeter dans tes bras, écarter les deux pintades, leur crier que tu es à moi, qu'elles ne t'auront pas, jamais !

 

Tu me repousses, tu me méprises, tu ris de moi, tu fais ce geste avec deux doigts, plusieurs fois, les deux lames de ciseaux qui s'ouvrent et qui se referment, tu le fais face à moi, ce geste de couper, « to cut » en anglais.

 

Pour la forme, des fois que je n'ai pas compris, tu ajoutes : « Hélène, c'est fini. »

 

Tu me tournes le dos, tu t'en vas retrouver les deux pétasses qui t'accueillent en gloussant.

 

Je pousse un hurlement, je me raidis, j'ai chaud, je suis couverte de sueur. Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas arrivé, ce n'est pas possible !

 

Je te cherche, tu te trouves là, à mes côtés, je t'entends respirer. Tout va bien, je pose ma main sur toi pour m'assurer que tu es bien réel.

 

Comment sommes-nous rentrés ?

 

Ma fête annuelle n'a pas l'envergure de celles de ma jeunesse champenoise, bien sûr c'est différent, mais c'est une belle fête.

 

Je n'ai plus souvent l'occasion de faire la fête.

 

La dernière fois, c'était avec toi, dans cette maison immense, complètement délirante, où nous nous sommes perdus, puis retrouvés, longtemps après. Comment ? Tu ne t’en souviens pas ?

 

 

14 La cinquantaine

 

Le 20 septembre 2013, j’ai eu cinquante ans.

 

La cinquantaine, première partie

 

Je n’ai pas du tout aimé cet état de fait. « 50 ans c’est pas vieux chez les tortues » affichait, blanc sur noir, le tee-shirt (pour dormir) que je m’étais trouvé sur une brocante pour 2 €. Ouais, autant y mettre un peu d’humour, parce que sinon, ça ne m’enchantait vraiment pas, d’avoir cinquante ans. Ça sonne vieux, ça sent le sapin.

 

Mais bon voilà, autour de moi, d’autres gens aussi ont atteint la cinquantaine. M’ont précédée, même, pour certain(e)s. C’était ainsi, il fallait s’y faire, la jeunesse était maintenant bien derrière nous, même si elle restait dans notre tête. Heureusement, ici ou là, on organisait des fêtes, on pouvait s’amuser, danser, bien boire, bien manger. On continuait à aller de l’avant, à vivre pleinement de bonnes choses.

 

Ma vie se poursuit sans grands changements si ce n’est un rythme plus casanier en ce moment, des sorties mais pas trop, en tout cas bien choisies, du temps consacré à la lecture, à l’écriture, à la retouche de photos. Je m’occupe de mes chats, aussi. « La vieille folle du rez-de-chaussée avec ses chats qui pissent partout » : c’est peut-être comme cela qu’on me nomme, dans la résidence ?

 

Cinquante ans et mes envies soudaines de voyager, d’aller me cultiver ici ou là, à l’étranger, de profiter d’une sensation de liberté, d’une assurance que je n’avais pas étant plus jeune. Cinquante ans et les modifications du corps qui vont avec, lequel s’empâte si l’on n’y prend pas garde, le visage qui s’enlaidit dans le miroir, les cheveux blancs, les problèmes gynécos, les douleurs qu’on n’avait pas avant, l’impression de radoter, de ressasser le passé, de vivre dans les souvenirs.

 

Je n’en suis pas encore à affirmer : « C’était mieux avant ». Je vis aujourd’hui suffisamment de bons moments pour ne pas avoir à regretter ceux du passé. Mes dernières virées à Marseille, Mons, Venise, Berlin, Amsterdam, Haarlem, Bruges, Bruxelles, Florence, Paris bien sûr, la préparation des prochaines, Anvers, Lisbonne, Rome…, me donnent de la joie. Je suis boulimique.

 

La personne avec laquelle je passe actuellement des journées « rock’n’roll », « en vadrouille », « à l’ancienne », c’est Jasmine. On délire bien, toutes les deux. Encore un pied dans l’adolescence, dans la rébellion, le débat d’idées, la critique des cons, l’humour franc ou plus noir.

 

Nous restons ouvertes sur le monde. Les actualités, la politique, la culture, la musique, les voyages… La connivence, des références communes, de la complicité, de nombreux souvenirs à partager, des sujets de conversation variés… On se marre bien !

 

C’est une belle amitié. Une amitié de cinquantenaires pas encore trop ratatinées, plutôt actives, vives d’esprit, curieuses de tout, ravies d’échanger des coups de cœur, des impressions, des blagues… Ancrées dans la réalité tout en étant un peu perchées… Le tout dans la bonne humeur, s’il vous plaît !

 

L’été dernier fut consacré à l’exhumation de La Cigale Musclée, « le » Café-Musiques dans lequel je me suis activement impliquée lorsque j’avais une trentaine d’années. Je souhaitais apposer des traces de son existence sur le Net, ayant constaté qu’il n’y avait pratiquement rien.

 

En août 2015, je m’étais donné cette mission : mettre en ligne tout ce que je possédais (ou presque) sur cette association qui a marqué les esprits dans les années quatre-vingt-dix, que ce soit pour une soirée ou dans sa gestion au quotidien. La Cigale Musclée fut pour moi, et pour tant d’autres, une expérience extrêmement enrichissante. Une pierre fondatrice, essentielle, indestructible. Ouais, la vieille, c’était au siècle dernier, tout ça !

 

La cinquantaine, deuxième partie

 

Que va-t-il en être de ce nouvel été qui se profile ?

 

Des voyages en perspective, des séjours en France et à l’étranger, profiter de Paris et de ses expos, de la campagne environnante… Refaire un article recensant les nouveaux liens (car il y en a !) que j’ai trouvés sur La Cigale Musclée (Sourire Kabyle en concert par exemple), chercher une petite maison à acheter ou à louer dans le coin, un nouveau compagnon, des thèmes de photographie, des sujets d’écriture ; câliner mes chats, me dorer au soleil s’il y en a, soigner mes plantations, baigner les orchidées, arroser la ciboulette, le laurier rose, le palmier, les joubardes…

 

Cinquante-deux ans, bientôt cinquante-trois. Ma « partie de jardin » à organiser un dimanche de septembre à venir, ça j’aime bien. Ce sera déjà la rentrée, on n’y est pas encore… J’ai eu une année scolaire 2015/2016 peu stressante avec, majoritairement, de courts remplacements n’ayant pas laissé la pression s’installer.

 

Les mois de mai et de juin se sont passés avec cette classe sympathique et remuante de CE1/CE2, dans le quartier des Bosquets, à Montfermeil. Des souvenirs qui me resteront de « ma » classe pendant deux mois, il y a la sortie à Fontainebleau (parc et château), François 1er et la Renaissance (je revenais de Florence), le spectacle de l’école avec Tout le bonheur du monde de Sinsémilia et les poésies de Jacques Charpentreau, Raymond Queneau, Joseph-Paul Schneider, Alain Bosquet. Le concert de Brice Kapel, ses chansons écoutées en classe, chorégraphiées dehors sous le préau de l’école, le CD de Michael Jackson, la danse collective sur Thriller lors du goûter d’adieu, les élèves connaissaient bien… Une très bonne fin d’année scolaire, qui tranche avec ce que j’avais pu vivre de dur, fin juin 2015. Des enfants super, vraiment.

 

Mercredi 6 juillet au matin, je serai dans le Thalys direction Amsterdam. Visite du musée de l’Hermitage et rendez-vous avec Katrine pour un dîner au Deli-caat sont au programme. D’autres projets s’ajouteront à ceux-là, j’aime me laisser surprendre.

 

Une petite vie de cinquantenaire, tranquille, paisible, discrète, personnelle. Je ne fais pas de bruit, je ne dérange personne, alors qu’on ne me fasse pas chier, surtout !

 

 

La cinquantaine, troisième partie

 

Mon petit séjour estival aux Pays-Bas et en Belgique m’a été profitable, partir comme ça, au matin du premier jour des vacances, permet une déconnexion rapide du monde scolaire. Je me suis aventurée, en train depuis Amsterdam, dans la nouvelle province du Flevoland, immense polder qui s’aménage, au fil des ans : les travaux ont commencé au début du 20e siècle.

 

Premier arrêt à Almere, où je chemine, à la recherche des immeubles d’architectes les plus impressionnants, il y en a un certain nombre à dénicher. Je prends des photos de mes trouvailles.

 

Il fait beau, j’ai du temps devant moi, je pousse jusque Lelystad (ça sonne suédois) pour admirer le théâtre tout en orange de l’Agora, œuvre visionnaire du cabinet d’architecture néerlandais UNStudio. Je mange des frites en cornet sur la place de l’hôtel de ville où règne une ambiance calme et sereine. Le soleil est là, l’eau jamais loin, il fait bon vivre, flâner, plaisanter.

 

Je pense aux villes nouvelles de Marne-la-Vallée, à celle d’Évry aussi, où j’ai vécu durant tout un été (je travaillais au service jeunesse de la ville), la façon d’aménager le territoire est ici très différente de ce que je connais, il y a là quelque chose d’humain qui n’existe pas forcément en région parisienne. Les hôpitaux, les centres de rééducation, les maisons de retraite sont dans la ville, tout est accessible aux fauteuils roulants (sans parler des vélos !).

 

Le jeudi 7 juillet, après avoir bavardé deux bonnes heures au Deli-caat où j’avais rendez-vous à dix-neuf heures avec Katrine, celle-ci m’a proposé de venir boire un thé chez elle (à deux pas) et de regarder le match. Elle m’apprenait que la France jouait ce soir contre l’Allemagne, que c’était la demi-finale, que les Portugais étaient déjà qualifiés pour la finale au stade de France le dimanche suivant. Je ne savais pas qu’elle aimait le foot !

 

Je me suis mise dans le jeu devant le petit écran télé de Katrine, un modèle antique avec tube cathodique (j’en possède un aussi, plus grand), on a vu les deux buts marqués par les Français à la deuxième mi-temps, on a philosophé « foot » et sur plein d’autres sujets, c’était sympa, je ne m’attendais pas du tout à passer une telle soirée à Amsterdam !

 

Au retour vers Paris, le lendemain, je me suis arrêtée à Anvers. J’y ai beaucoup marché, je me suis perdue plusieurs fois, le plan que j’avais n’était pas assez détaillé. Après être allée au Begijnhof en sortant de la gare, je me suis dirigée vers le centre historique, avec l’idée aussi de manger dans un endroit où je serai assise. J’ai trouvé le Désiré de Lille à mon goût, j’ai pu potasser mon guide et relire un article de Télérama que j’avais pris avec moi (centré sur Rubens, qui a vécu et travaillé ici) avant de repartir en balade.

 

J’ai visité la Vrouwekatedraal (cathédrale Notre-Dame, c’est plus simple) où j’ai vu plusieurs retables de Rubens, regardé et photographié sous tous les angles (ou presque) une sculpture entièrement dorée de l’Anversois Jan Fabre intitulée L’homme qui portait la croix. J’avais été marquée par ses œuvres exposées à Florence : À la recherche de l’utopie, tortue monumentale chevauchée par un homme (Piazza della Signoria) et L’homme qui mesure les nuages, devant la façade du Palazzo Vecchio.

 

Le dimanche suivant, j’étais chez mon père pour la fête familiale organisée tous les ans en juillet. La journée fut joyeuse, chaude et ensoleillée, un vrai jour d’été, le bonheur ! Le soir, je suis restée pour regarder avec lui la finale France-Portugal. Bon ben le but des Portugais à la première mi-temps des prolongations ça a été dur à encaisser, puis la fin de jeu où l’on sentait l’épuisement des joueurs…

 

Papa Hollande n’a pas puni les Bleus pour avoir échoué dans leur périlleuse mission, à savoir redonner le moral à la France, il les a félicités pour leur acharnement à vouloir marquer à tout prix, mais bon, même sans Ronaldo, les Portugais se sont montrés les plus forts…

 

Katrine est d’accord avec moi.

 

 

15  Jasmine

 

Le 8 mai 2017

 

Chère Jasmine,

 

Ils furent sombres et bien tristes, tous ces jours de printemps, soi-disant les beaux jours… Une chape de plomb, un puits sans fond, un tunnel interminable.

 

Englué de brouillard le monde avait perdu de son éclat, il ne tournait plus rond, il n’était plus le même. Je n’y trouvais plus ma place, errant comme une âme en peine, seule avec mon chagrin.

 

C’est dur, tu sais ! Une épreuve terrible. Je n’imaginais pas à quel point je perdrais le goût de vivre. Je n’en avais plus ni les forces, ni l’envie. Abattue, apathique, toujours fatiguée. Mon échappée dans le sommeil, le supplice du réveil, démarrer sans entrain ni attrait la journée à venir… À quoi bon, hein, que reste-t-il de tout ça une fois que c’est fini ?

 

Une partie de moi s’en est allée en même temps que toi, me laissant dans le désarroi, dans la désespérance. Abandonnée, livrée à moi-même, ne sachant plus que faire, allant sans but. Ainsi, jamais plus il n’y aurait ces conversations animées, cet humour, ces échanges, cette connivence, cette complicité qui nous liait. Comme notre amitié m’était précieuse, dans ce monde de brutes ! Combien elle me manque !

 

Tu me manques, Jasmine ! Mes autres amies me paraissent fades et décevantes, à côté de toi. Tu étais ma meilleure amie, je l’étais pour toi, je réalise ô combien c’était vrai. Avec qui parler « zique », maintenant ? « La bonne zique », cela va de soi ! Tu étais sensible, exigeante, passionnée, à l’affût du bon son, des nouveautés… Qui va me faire écouter ses coups de cœur du moment, avec qui vais-je partager les miens ?

 

Toutes ces virées à Paname, un peu folles, imprévisibles, inoubliables… Ta bonne humeur, ta fantaisie, ta générosité, ton âme de poétesse… On délirait bien ensemble, pas vrai ? Quels bons moments on a passés !

 

On rigolait, on s’amusait, on se moquait parfois, on avait la critique facile, le même sens de la dérision… On pouvait se parler franchement, se confier l’une à l’autre. On se comprenait, on était faites du même bois. Ah ! Tant de souvenirs ! Que de jours heureux en ta compagnie !

 

Ça me fait mal de savoir qu’il n’y en aura plus d’autres. Qu’il va falloir faire avec. Ou plutôt sans. Sans toi, sans ta vivacité d’esprit, ton regard avisé sur le monde, ton énergie, ton appétit de vivre.

 

Toujours la « niaque », Jas la coriace… C’est ainsi que tu te qualifiais, ça t’allait comme un gant ! Tu avais un moral d’acier, l’envie d’en découdre. Tu t’en étais toujours tirée jusqu’à présent.

 

Oui mais là, cette fois-ci, tu n’es pas ressortie de l’hôpital. Je suis venue te voir souvent, jusqu’à ce jour où je t’ai trouvée si faible, si maigre, si fragile…

 

Tu es morte juste avant le début du printemps.

 

Depuis lors, rien ne me réchauffe, rien ne me contente, rien ne m’intéresse. Le beau temps m’indiffère, je préfère quand il pleut. L’hiver demeure en moi, je n’en sors pas, je reste sous le choc.

 

Le monde s’est écroulé à l’instant où j’ai su qu’il tournerait sans toi, dorénavant.

 

Soudain tu n’étais plus là, ni pour moi, ni pour personne.

 

Je ne t’oublierai pas, Jasmine, sois-en certaine.

 

Je t’écrirai d’autres lettres, je penserai à toi.

 

À bientôt, je t’embrasse,

 

Ton amie Hélène